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YVETTE
ET ALFRED
Lui, c’est Alfred. Elle, c’est Yvette. Lui, il est toujours
dans son jardin à bêcher, sarcler, biner. Elle, elle est toujours dans sa
cuisine à laver, frotter, briquer. Depuis plus de quarante ans qu’ils sont mes voisins,
c’est comme ça. Aussitôt rentré de l’usine, une bêche à la main, Alfred est
planté dans son jardin. Il remue la terre, l’aère, la libère. Plante, repique
et sème. Après, comme il dit, il laisse faire la nature. Elle, du matin
jusqu’au soir, elle balaie, nettoie, astique. Du sol au plafond, du plafond
jusqu’aux plinthes, elle efface les empreintes et nettoie tout à fond, sans soupir
et sans plainte.
Pas d’enfant, pas de chien, pas de chat. Pas davantage de poisson rouge ni de
canari jaune ! Pas plus de plantes vertes. Chez eux, rien de très vivant qu’elle
et lui. Ils ont pourtant l’air de vivre heureux.
A deux. Rien qu’à deux. Ils ne reçoivent ni ne vont chez personne. Lui, dans
son jardin. Elle, dans sa cuisine à préparer le repas du midi avec les légumes fraîchement
cueillis le matin même. Tout est ordonné, rangé nickel, impeccable. Lui, quand
il n’est pas dans son jardin, il est reclus dans la cuisine. Interdit de séjour
dans la salle à manger et dans le salon. Faut pas salir. Alors, chaque soir, il
déplace la télévision.
Yvette est d’une propreté maniaque. C’est la fille de
Mr Propre et de La Fée du logis réunis (si
vous voyez ce que je veux dire). Une véritable tornade blanche. Avec elle, ça
scintille, ça brille et ça luit. Sa sœur, vous la connaissez sûrement, c’est
Marie-Pierre Casey. Mais si, la femme de ménage de la pub qui ventait les
mérites de Plizz avec sa peau de
chamois géante nouée autour du cou. Déterminée, elle s’élançait et atterrissait à plat ventre (jambes en l’air et
tête relevée) sur le plateau interminable de la table de la salle à manger puis glissait,
glissait, glissait. Et glissait encore. A la fin, après avoir pris la poussière
au piège, elle disait, avec ses yeux ronds tout
étonnés : « Et c’est taaant mieux parce que je f’rais pas ça tous les
jours. » Je suis sûr qu’Yvette a dû parfois la remplacer au pied levé !
Même air coincé. Un peu pincée des lèvres.
Lui, depuis qu’il est en retraite, du matin au soir,
il jardine. Dans son jardin superbe : aucune mauvaise herbe. En avril, des
jonquilles (aussi lumineuses que les trompettes en plastique jaune orangé de Dadizele)
lui font une haie d’honneur. La grille de leur propriété reste fermée à clef. Les
volets de la façade sont toujours clos et la porte d’entrée condamnée. Ils
vivent dans un coffre-fort. Cloîtrés, barricadés, blindés. Un vrai bunker. Même
le soleil n’entre pas.
Pour pénétrer dans leur camp retranché, comme la
chèvre de Monsieur Seguin, faut montrer patte blanche. Moi, quand je vais chez
eux, je passe par le jardin. Je toussote pour ne pas les terroriser puis tapote
à la porte de la cuisine. Yvette jette un œil au carreau et m’ouvre en tirant
le verrou. Avant d’entrer, j’essuie quinze mille fois mes pieds sur le tapis
brosse. Un chiffon dans les mains, Yvette est déjà prête à lustrer le robinet
en inox qu’elle a ouvert pour me tirer un petit verre d’eau. Moi, je m’excuse de
contrarier leur tranquillité et n’ose m’aventurer plus en avant. Pourtant, ils
sont toujours heureux de me voir et demandent des nouvelles de la famille. Avec une réelle
émotion dans les yeux, Alfred me dit : « Ta maman, c’était quelqu’un de
bien ! » Je sais. Il déplore son départ prématuré. Moi aussi. Quand
il m’interroge sur ma vie, je sens bien qu’il le fait avec un intérêt sincère. Accrochée
au mur, la pendule fait tic-tac. C’est bien la seule chose qui a l’air vivante
chez eux. Mais je les sens heureux. A deux. Rien qu’à deux.
Quand on avait dix ans, Monsieur Edouard, appuyé sur
le manche de sa bêche, prenait plaisir à nous regarder jouer au rugby. Avec Philippe,
Christine et Patricia, on refaisait Le
Tournoi des Cinq Nations entre les
deux pruniers. Comme Walter Spanghéro et Jo Maso, on courait, poussait, plaquait
avant d’aplatir le ballon au-delà de la ligne d’essai (après un
cadrage-débordement de toute beauté). Pour peu, Monsieur Edouard nous aurait
lancé : « Allez les Petits »
mais il gardait le silence et se
contentait de sourire avec discrétion. Joyeux de notre joie. Puis, il empoignait
à nouveau sa bêche et repartait au combat, un combat solitaire entre lui et la
terre.
Il y a deux ans, après une vilaine douleur au pied, Yvette
a subi une opération dont elle ne s’est jamais remise. Depuis, elle a été
admise à
Depuis un mois, je n’ai plus le bonjour d’Alfred. J’ai
appris dernièrement qu’il avait été admis à
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