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SOLANGE GEORGETTE YVETTE
Solange,
Georgette, Yvette. Yvette, Georgette, Solange. Ces trois prénoms se mélangent
dans ma tête. Régulièrement, maman invite ses trois copines à prendre le café. Une petite tasse pour un brin de causette. Un
soupir de Solange, un sourire de Georgette et un éclat de rire d’Yvette (ce
n’est pas la Yvette d’Alfred mais une cousine éloignée).
Solange soulève sa tasse, la porte aux lèvres,
souffle dessus puis avale une petite gorgée. « Dans le café, le meilleur, c’est
ce qu’il y a au fond », avoue-t-elle. Sur le poste TSF à gros boutons, Henri
Salvador chante : Dans la jungle - la
terrible jungle - le lion est mort ce soir - oh ouim bowé ! oh ouim bowé ! (c’est la première chanson dont j’ai
souvenir). Des bigoudis sur la tête, Solange raconte sa vie avec ces joies et ces
tracasseries quotidiennes. Ces routines rassurantes et ces heureuses surprises.
Maman partage ses petits bonheurs et la soulage de ses inquiétudes. Tenez, René
(son troisième fils) a débarqué un soir à la maison en furie. Il hurlait et voulait
tout casser. Il était devenu fou. Incontrôlable. Irraisonnable. Il a grimpé quatre
à quatre l’escalier et s’est réfugié dans le grenier. Impossible de l’en
déloger. Il venait d’apprendre le décès brutal de son père. Maman l’a rejoint et
a réussi à le calmer. Maman, elle est comme ça : instinctive, humaine et profondément
aimante. Elle a le goût des autres et sait trouver les mots justes, un peu comme
Ménie Grégoire qu’elle écoute régulièrement sur RTL. Dans son émission, Ménie
sélectionne chaque jour deux ou trois lettres d’auditrices avec lesquelles elle
s’entretient en direct. Conseillère et confidente, elle rassure et questionne l’intime
de ces femmes en détresse, abordant des sujets aussi tabous que les relations
amoureuses, l’adultère, l’homosexualité ou la prostitution… Toi, tu dis qu’elle s’intéresse
à la condition des femmes des classes populaires et qu’elle contribue à leur
évolution.
Georgette remue avec une petite
cuillère le sucre déposé dans son café avant de le déguster à petites gorgées
précieuses. Georgette a deux enfants :
Nicole et Sylvain. Nicole, coiffée d’un foulard et en solex, c’est Janique Aimée. Je ne sais pas pourquoi
mais dans ma tête, elle représente, à
elle seule, l’archétype des jeunes filles des années 60. Elle n’a pas beaucoup
changé. Toujours aussi agréable, souriante et dynamique. Sylvain, on le
surnomme Tintin pour le distinguer de son père qui porte le même prénom. Ça
tombe bien, le Tintin de Georgette ressemble comme deux gouttes d’eau au Tintin
de Milou avec sa petite houppette et sa bouille d’éternel bambin. Il ressemble
tellement à Tintin que son chien s’appelle Milou. Tintin, c’est un filou. Il
aime bien s’amuser dans le cimetière anglais d’Agny avec Nicole, Nanot et Jojo.
Une fois, pour jouer à saute-mouton, il s’est
mis carrément en slip (un slip kangourou pour mieux sauter, je suppose ?).
Marc, le garde-champêtre (qui lorgnait la scène, caché dans la haie) lui a
piqué ses vêtements avant de le menacer : « Tu viendras les rechercher
chez moi ce soir. » Tintin est rentré chez lui en rasant les murs,la queue
entre les jambes avant de se faire remonter les bretelles par Marc, le
soir-même.
Quand on rend visite à Georgette,
Albert (son père) ronge son frein dans un fauteuil roulant à cause d’un
accident de… cheval qu’il a eu en 1958 (le dernier accident de cheval du
village). Comme à l’habitude, il rentrait des champs en carriole par la rue
Victor Hugo lorsque, pour une raison inconnue, le moyeu de sa voiture heurta malencontreusement
le sabot du cheval. La bête effrayée se cabra et déséquilibra l’équipage,
projetant au sol le pauvre Albert qui se coinça la jambe sous un fracas de
métal. La bête, affolée et libérée de ses rênes, s’emballa et dévala la rue au
triple galop. Plus la peur de Faro augmentait,
plus sa course s’accélérait. Un cheval qui a peur ne commence à ralentir que
lorsqu’il est épuisé alors l’animal acheva son embardée dans la façade du café Nénesse. Depuis qu’il a perdu l’usage de
ses deux jambes (à cause de la gangrène), Albert n’est plus le même. Il broie
du noir. Quant à Faro, rendu inactif,
il se libère de ses liens, certaines nuits, s’échappe de la grange et dépense
son trop-plein d’énergie en faisant les quatre cents coups dans la cour. Réveillé en sursaut, Sylvain, à
chaque fois, enjambe la fenêtre de derrière et court à travers champs prévenir Bidart,
le seul à pouvoir maîtriser l’animal.
Un an après l’accident d’Albert,
Valentin (le cousin de Félicie) a eu moins de chance. Il a eu les deux jambes
sectionnées par un train de marchandises au passage à niveau de Wailly et son
cheval a été tué sur le coup. C’était un soir de décembre. Trajet tragique. Valentin
avait 34 ans. Depuis, il ne peut plus marcher, courir et danser au
bal du 14 juillet. Maman dit parfois que je ne connais pas mon bonheur. Oh que si ! Et je dis même que c’est pas marcher sur les eaux qui est miraculeux mais
c’est marcher tout court. Une seconde avant, le Valentin pouvait marcher,
courir et danser. La seconde d’après, il est définitivement cloué sur son
fauteuil pour les treize dernières années de sa vie.
La troisième copine à Maman,
c’est Yvette. Yvette, je la crains parce qu’elle sent l’éther. Je ne sais pas
pourquoi mais je l’imagine toujours armée de seringues, prétextant venir prendre
le café à la maison pour dégainer et me viser le cul (pour me traumatiser
autant, je me demande si elle ne m’a
piqué les fesses au moment de ma toxicose).
En tout cas, je suis sûr que
c’est elle (avec la complicité honteuse de Nanot) qui m’a écartelé sur la table
de la salle à manger afin que le Docteur Clamour (!) me recouse la jambe
(un dimanche de novembre 1969). Trois heures auparavant, j’avais été victime d’un odieux attentat, perpétré
par l’arrière droit de Beaurains. Faut dire que je n’arrêtais pas de le mystifier
à cause de mes dribles imprévisibles (et improbables). Exaspéré par ma technique
exceptionnelle, il a fini par me cisailler la jambe avec ses crampons pourris.
Résultat : une méchante estafilade au tibia qui occasionna l’appel en urgence du
médecin de garde. Je m’en souviens comme si c’était hier parce que le Docteur Clamour
se pointa trois heures plus tard. Après m’avoir allongé, il examina la plaie
(qui avait eu le temps de cicatriser), l’écarta sèchement et, avec le calme
d’une couturière à réparer un accroc, me posa deux points de suture. A vif !
(Il a de la chance que je ne l’ai pas dénoncé à l’Ordre des Médecins) J’ai hurlé
à mort. L’après-midi : piqûre anti-Titanic !
Une bonne suée avant et un sucre avec de l’alcool de menthe après. Moi je
dis : « A quoi ça sert d’être vacciné contre le tétanos si c’est
pour refaire une piqûre lorsqu’on se blesse et qu’on saigne ? Merde. »
J’ai passé le restant de la journée à avaler des jus d’orange, calé dans le lourd
fauteuil en bois marron clair (qui se déplie et fait lit quand on est malade). De
temps en temps, maman me couvrait le front d’un gant de toilette humide pour me
rafraîchir. « Est-ce que ça va ? », s’inquiétait-elle. Je
faisais couci-couça de la main.
Vous ne savez pas mais Yvette a
un visage aussi étrange que celui de Belphégor,
le fantôme qui hante la nuit les couloirs du Louvre et nous terrorise chaque
samedi soir avec son grand voile noir, son masque lisse et froid et ses mains
gantées de cuir. Je la préfère de beaucoup quand elle entonne, amusée, la
chanson d’Adamo : Inch Allah. Bouche en coin, elle imite les mimiques
de son chanteur préféré avant de rire aux éclats. Elle dit qu’Adamo, on a envie
de l’aimer tout de suite parce que c’est un vrai gentil et qu’il a bon cœur.
C’est pas faux. Elle ajoute qu’il est délicat, élégant et charmant (je crois
qu’elle en est amoureuse).
Yvette est mariée avec le
cousin Gilbert. Gilbert, il a des gros bras avec tout plein de poils dessus alors
sa spécialité à Gilbert, c’est tueur de lapins. Vous savez les petits lapins qu’on
élève dans les cabanes grillagées et qu’on couvre de pissenlits. Pour accomplir
son horrible forfait, Gilbert attrape la pauvre petite bête d’une seule main en
la tenant fermement par les pattes postérieures. Après quelques tressaillements,
il l’assomme d’un coup de poing lourd à la base des oreilles. Ce coup net assené
derrière la nuque est fatal au petit animal qui, après avoir tressauté, se fige
brusquement. Gilbert lui crève alors les yeux et le pauvre petit lapin pisse tout
le sang de son corps. Ensuite, il faut le dépecer. C’est à maman que revient cette
désagréable corvée. Elle pend l’animal par les pattes de derrière aux branches
du pêcher en les maintenant par des ficelles. Le dépiautage peut alors commencer.
Adieu la petite queue en pompon et les petits poils soyeux ! La fourrure
incisée est retournée comme un gant. Maman ouvre alors l’estomac du lapin et
déverse les entrailles fumantes dans une assiette.
Moi, dans le lapin, ce que je
préfère, c’est le foie. Papa aime bien la tête. A la pointe d’un fin couteau,
il faut le voir picorer les os à la façon d’un pivert. Y a rien à manger mais
il a l’air de se régaler (comme quand il lèche le croupion du poulet).
Maman vend la peau du lapin séchée
pour une bouchée de pain à Jojo, le marchand de peaux de lapin. Pour avertir
les habitants de son passage, Jojo agite une clochette en criant : « Marchand
de peaux de lapin » ! Un matin, pas de pot, on n’a pas pu lui vendre,
vu que les lapins avaient tous disparu la nuit. C’est pas évident de se
retrouver face à face avec un voleur de lapins, c’est pourtant ce qui est
arrivé à Maman. Ou presque. Elle a vu le voleur s’enfuir par les champs mais
elle n’a jamais voulu le dénoncer. Elle le connaissait. On a longtemps
soupçonné… Je ne dirai pas son nom puisqu’elle ne le souhaitait pas (mais je
sais qui).
Le cousin Gilbert est aussi le
spécialiste du tranchage du cou des poules. Il les égorge avec un énorme
couteau de boucher aussi coupant qu’un sabre. Parfois, la poule décapitée glisse
à terre, se redresse sur ses pattes et entame une danse macabre en laissant
flotter derrière elle un panage rouge de sang. On dirait que le corps sans tête
se lance désespérément dans la cour comme pour chercher à recoller les
morceaux. La poule s’éloigne en zigzaguant avant de s’écrouler, quelques mètres
plus loin. Maman ramasse le corps encore tiède et le plonge dans de l’eau
bouillante pour le plumer plus facilement. Elle arrache des poignées entières
de plumes dont certaines volent et s’accrochent aux branches du pêcher. Nous,
on récupère les plus belles pour quand on jouera aux Indiens. Parfois, Philippe
attrape au vol un duvet de plume et me l’envoie en soufflant fort dessous. Je
souffle aussi fort que lui mais dans sa direction. La plume légère volette de
l’un à l’autre telle une aigrette de pissenlit. Pendant ce temps, maman brûle la
peau de la poule. Ça sent le roussi comme quand on se brûle les poils de mains
aux brûleurs de la gazinière. Elle dépose l’animal sur la table et plonge la main dans l’abdomen pour en arracher
les viscères. Beurk ! Elle dispose le foie, le gésier et le cœur à part.
Quand il ne crève pas les yeux aux
lapins et n’égorge pas les poules, Gilbert est très gentil. Il nous invite à
voir les matchs de foot de l’équipe de France chez lui, comme ça, Yvette peut regarder
son Adamo chéri, Sylvie Vartan et Françoise Hardy, chez nous. Avec ses yeux
endormis et sa voix traînante, Sylvie chante qu’elle sera la plus belle pour
aller danser. Moi je veux bien mais pour tomber amoureux de Sylvie Vartan, faut
pas avoir connu Françoise Hardy avant. Youpi ! grâce à un but de … George
Lech, la France l’emporte contre la Pologne :
2-1.
Vous savez, le café, j’ai
connu son parfum bien avant de connaître sa saveur. Parfois, c’est moi qui le
mouds. Je coince, entre mes cuisses, le petit moulin à café rouge après avoir
versé à l’intérieur une poignée de grains et puis je tourne à toute vitesse la
manivelle. Ce qu’il en faut de l’huile de coude pour moudre et moudre encore,
et de plus en plus vite et de plus en plus fort, le moulin à café pour que les
grains se broient, se brisent et puis se pulvérisent dans un grincement sec. Et
ces grains de café qui s’écrasent et grésillent, ça fait « crééécrééé » comme le bruit des écalettes.
Parfois la mécanique se bloque, la mécanique se braque alors je redouble d’efforts
et tourne et tourne encore plus fort car à force de moudre, à force de tourner,
les grains deviennent poudre et font du bon café. Après avoir récupéré la
poudre fraîchement moulue, maman ajoute
une poignée de chicorée Leroux,
dépose le tout dans la cafetière de terre blanche vernissée, verse l’eau
bouillante et le tour est joué.
Quand l’odeur du café me flatte
les narines, je saisis un sucre, le trempe dans une des tasses et regardemonter
le café le long du sucre avant de le porter à la bouche. Philippe en profite
pour avancer Poupou d’une case. Je fais semblant de ne rien voir mais j’ai tout
vu.
Maman dit que monsieur Moulinex a beaucoup
fait pour la cause des femmes. En inventant, par exemple : le moulin à
café électrique.