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ONCLE RENE ET TANTE BERTHE

 

 

Certaines après-midi d’été, l’oncle René nous trimbale dans sa carriole. Dans un grincement de roue strident, on emprunte à faible allure le chemin du Petit-Bapaume. Tirée par Marabou, la charrette bringuebalante nous ballote d’un côté d’autre sur ce chemin caillouteux.

Dans l’immensité de la plaine, je scrute l’horizon pour repérer les Apaches. Ils ne doivent pas être bien loin mais jamais ils n‘osent attaquer la diligence de l’oncle René. Je crois qu’ils doivent le craindre. Faut dire que quand il monte sur ses grands chevaux, même la tante Berthe, toute ratatinée, n’en mène pas large. Elle lève les yeux au ciel en faisant un signe de croix et dit : « Qué malheur ! »

La charrette possède deux grandes roues cerclées de fer, une banquette de bois à l’avant, un frein à manivelle, une capote dépliable et des brancards très longs (qui se dressent vers le ciel lorsque le véhicule est au repos dans la grange). C’est dans cette carriole que le dimanche après-midi, accompagnés par Paulette et Félicie, l’oncle René et la tante Berthe font le tour de leur famille à Wailly. Au retour, quand l’oncle a un petit coup dans l’aile et s’assoupit sur la banquette, Marabou les reconduit chez eux sans problème. Il connaît le chemin par cœur.

 

Un jour, l’oncle René m’a hissé sur le dos de Marabou Il a caressé le chanfrein dur et osseux de l’animal, a fait claquer sa langue plusieurs fois et hop, le cheval s’en est allé, d’un pas tranquille et lent. J’étais droit et fier et n’osais regarder derrière. John Wayne n’avait qu’à bien se tenir et moi aussi, car cette masse mouvante me chahutait dangereusement en soufflant mécaniquement de la vapeur par les naseaux (pas autant toutefois que Nanot le jour de l’enterrement de papi). Je serrais les talons et collais mes jambes à ses flancs tandis que l’oncle René repoussait machinalement sa casquette vers l’arrière comme pour se donner de l’air. De temps en temps, Marabou secouait la tête pour chasser les mouches et je sentais ses muscles tressaillir sous sa robe baie. Quand l’animal ralentissait, l’oncle René délivrait sur sa croupe une petite tape amicale et Marabou lui répondait par des mouvements d’oreilles. Vous ne savez pas, eh bien Marabou, il a pété pendant tout le trajet. A la fin, l’oncle René a salué mon exploit en levant très haut son pouce. Moi, j’étais fier comme d’Artagnan.

 

Vous ne savez pas mais une fois, l’oncle René et pépé Alcide sont rentrés tout guillerets de l’Hippodrome d’Arras. Ils avaient empoché le pactole  aux courses et arrosé abondamment leur victoire. En franchissant la grille du Moulin, ils ont jeté des liasses et des liasses de billets en l’air. Même que pépé Alcide sentait la rose. Faut dire qu’en chemin, aux abords du Crinchon, il avait glissé dans une fosse à purin. Moi, j’aimerais bien tomber dedans aussi avant de jouer sur l’Hippodrome au mois de mai. Paraît que ça porte chance (remarquez, on ne peut pas dire que le scarabée, appelé le bousier qui naît dans la merde, mange de la merde et pond dans la merde, ait une vie très heureuse pour autant. Vie de merde, oui !). Paraît que le père de pépé Alcide (pépé Alcide 1er) a perdu la tête à la fin de sa vie (après avoir perdu tous ses emprunts russes). Il tenait des propos délirants et ne reconnaissait plus mémé du Moulin (sa belle-fille). Même qu’une fois, il a enjambé la fenêtre de la chambre et a failli se noyer dans le Crinchon.

 

Comme je n’ai pas connu pépé Alcide,  l’oncle René a été le grand-père que je n’ai pas eu. Il demeure pour moi, éternellement assis sur son fauteuil d’osier, grinçant à chacun de ses éclats de rire, comme si sa bonhomie naturelle, son rire jovial et ses petits yeux de lapin l’avaient mis à l’abri de la mort jusqu’à la fin de mes jours.