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RECRE
Ca y est, le signal est donné. Chacun se lève de sa chaise en essayant
de faire le moins de bruit possible. Si c’est trop bruyant, Monsieur est
capable de retenir toute la classe pendant de longues minutes en rognant sur la
récré. Il peut même multiplier les séances de « debout-assis » en
réclamant le silence jusqu’à ce qu’il obtienne satisfaction. « Continuez,
j’ai tout mon temps », pérore-t-il. En attendant, c’est du temps perdu
pour nous, alors on fait attention.
Au claquement de mains, on longe le long couloir agréablement parfumé
par une odeur de savon jaune. Et puis, sitôt la porte franchie, on s’égaille dans
la cour comme une volée d’oiseaux pour ne pas perdre une seule miette de jeu. Les
uns crient et s’appellent, les autres se pourchassent et se battent.
On joue parfois aux gendarmes et aux voleurs. Au moment de tirer les
équipes, personne ne veut tenir avec Lulu. Pieds-dessus-pieds-dessous, on grignote
quelques centimètres pour être les premiers à choisir. 1-2-3 : Lulu est rapidement
capturé. La longue chaîne des prisonniers se tend. Dudu prend plaisir à le
délivrer en surgissant derrière un groupe de tous petits. On dirait que nos
cris réveillent le village endormi, comme arraché au temps.
Quand il pleut à verse, on s’agglutine sous le préau et on joue à chat
perché ou à cache-cache dans un brouhaha indescriptible. Ça crie, ça piaille et
ça braille de partout.
En hiver, quand il neige, les batailles rangées font
rage et quelques boules bien tassées s’écrasent maladroitement sur les
carreaux. En file indienne, à tour de rôle, on goûte au plaisir de la glisse. Monsieur
mesure celui qui va le plus loin. Il n’est pas le dernier à prendre son tour
dans la file. Le soir, je le soupçonne même de verser un seau d’eau sur la patinoire,
histoire de verglacer un peu plus le sol gelé. C’est sa façon à lui de savonner
la planche. Je ne vous dis pas les gadins qu’on se prend. Sauf lui ! Je ne
sais pas comment il fait. Au printemps, on joue à des jeux moins risqués :
aux osselets et aux billes.
Ça y est, coup de sifflet strident. La récré est déjà
finie. Avec une incroyable rapidité, chacun prend sa place dans les rangs. Sans
broncher (quand il n’a pas son sifflet en poche, Monsieur frappe dans les mains
avec la même autorité).
Après la récré du matin, comme moi, vous avez
peut-être connu la distribution d’un verre de lait froid (une idée de Mendes-France
datant de 1957). J’ai encore dans la bouche le goût crémeux du lait. Pas
vous ? C’est ma madeleine de Proust à moi. Je me souviens qu’on rangeait les
petites bouteilles vides et consignées dans des casiers en bois.
Parfois, en fin de trimestre, après la récré de l’après-midi, Monsieur installe
un projecteur en plein milieu de la classe et pare le tableau d’un drap blanc.
Il tire les rideaux, éteint la lumière et allume la lampe du projecteur qui
éclaire le drap d’un halo lumineux jaune. Monsieur nous projette en
diapositives Les Aventures de Renart et
de son oncle Ysengrin. Même si les images défilent lentement les unes après les
autres, il a tellement l’art de raconter les histoires qu’on dirait que les
animaux sont vivants.
Je me souviens encore comment le rusé Renart emporta dans la nuit les
bacons d’Ysengrin, accrochés au faîte de sa salle. Comment, arroseur arrosé,
Renart, desserrant son emprise pour répondre à l’appel de Constant Desmois, laissa
échapper de sa gueule le coq Chantecler en pestant : « Maudit soit,
la bouche qui s’avise de parler quand elle doit se taire. » Moi, j’étais
tout heureux que Chantecler profite de cette goulée d’air pour se libérer de
ses crocs. Je me souviens aussi comment Renart, croisant des marchands de
poissons, obtint sa part de harengs et d’anguilles en faisant le mort. Moments
de pur bonheur.
A l’école comme à la maison, il m’arrive parfois d’être dans la lune. Figurez-vous
qu’un jour, je suis allé à l’école avec deux chaussettes rayées dépareillées. Vous
avez remarqué que le matin quand vous vous levez et que vous voulez enfiler vos
chaussettes, il en manque souvent une. Impossible de mettre la main dessus. Disparue,
volatilisée la nuit. Moi, je pose une question très sérieuse : Où vont les
chaussettes quand elles disparaissent ? Peut-être dans le
Massachusett ? Ou peut-être sont-elles avalées par des mini trous noirs ?
(c’est une idée qui mériterait d’être creusée). Parce que faut savoir qu’une
chaussette qui disparaît ne réapparaît jamais. On dirait qu’elle a quitté notre
galaxie. Le matin, vous vous retrouvez au pied du lit avec une chaussette en
moins. Obligé de réclamer une nouvelle paire.
Moi, je suis tellement tête en l’air qu’un jour je mourrai d’oublier de
respirer. Tenez-vous bien, un matin, je suis allé à l’école en pyjama : la
veste de pyjama sous mon pull et le pantalon sous mon jean (j’avais certainement
dû oublier de me laver les bras). Je m’en souviens très bien parce que c’était
un pyjama de bagnard à grosses rayures bleues. Fallait vraiment que je sois
dans la lune ? Attention, quand je
dis « que j’étais dans la lune », c’est une expression parce
que moi, j’ai jamais mis les pieds sur
la lune. Ni moi, ni personne. Sauf Tintin.
Alors, quand dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969, Armstrong posa le
pied dessus, ça m’a fait un sacré choc. Gonflé à bloc, il bondissait et
rebondissait comme le bonhomme Michelin
du Tour de France. Apparemment, je n’avais pas été le seul à veiller. Paraît
qu’on était six cents millions de terriens et moi et moi et moi (sans les Chinois) à patienter devant l’écran.
Au moment où Armstrong foula le
sol lunaire et accomplit ses quelques pas de danse,
Armstrong, vainqueur du 1er
Terre-Lune. Héros planétaire en une seconde. Champion avec tous les honneurs
rien que pour lui. Parce que qui se souvient d’Aldrin, arrivé deuxième, juste
derrière ? Plus personne. C’est comme les places de second de Poulidor, ça
ne compte pas. Je ne parle même pas de Collins, tombé dans les oubliettes pour
être resté confiné en orbite dans sa capsule, cent kilomètres au-dessus.
Accomplir autant de kilomètres pour ne pas poser un orteil sur la lune, faut le
faire. Même pas médaillé de bronze. Rien du tout.
Après vingt-et-une heures passées
dessus (dont une heure et demie à explorer les lieux et collectionner roches et
cailloux), nos trois cosmonautes amerrirent dans l’Océan pacifique. Retour
gagnant. Et dire que l’homme est
allé sur la lune en 1969 et n’a inventé les valises à roulettes (pourtant
bien pratiques) que bien des années plus tard !
La valise à roulettes est peut-être une super invention mais c’est rien
en comparaison avec les trois révolutions qu’on a vécues à la maison en moins
d’un an (et qui ont changé radicalement notre vie quotidienne) : l’installation
du chauffage central, la pose d’une douche dans les toilettes et un peu plus tard :
l’achat d’une machine à laver.
En attendant, le mardi, comme c’est jour de lessive, la cuisine est
envahie (et inondée) de lessiveuses, de baquets et de bassines d’eau. La lourde batteuse blanche (impossible à
traîner) trône au milieu de la pièce, ballottant pendant des heures, le gros
paquet de linge qui bout à l’intérieur. Aussitôt lavé, tu l’essores en le
passant à la manivelle. Il ressort raplapla comme une crêpe. Tout au long de la
journée, je vois bien que tu ne ménages pas ta peine à tremper, frotter et savonner
le linge de corps, à coups de brosse de chiendent et de bloc de savon. A la fin,
tu le torsades vigoureusement avant de le rincer dans de l’eau froide.
L’hiver, le linge pend au
plafond de la cuisine et les draps rêches et amidonnés sèchent dans le grenier.
L’été, lourds d’humidité, ils claquent au vent et s’imprègnent de la fraîcheur
de l’air. Aussitôt qu’ils sont secs, on se met à deux pour les plier. Une
fois on tire, une fois on secoue, une troisième fois on tend avant de
plier après avoir obtenu la largeur souhaitée. Chacun tient son bout de drap
fermement (comme un chien son bout de gras) en espérant déjouer l’attention de
l’autre, histoire que le drap lui échappe
des mains. Quand on réussit, on est pliés en deux.
Dès que tu as travaillé (dans
les assurances), c’est madame Jansen (femme courageuse et dévouée dont tu
louais les services) qui a été chargée de faire la lessive. Quelques heures de
travail en plus pour elle et une corvée en moins pour toi.