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LE NOUVEL AN

 

 

Le jour du Nouvel An, comme de coutume : on s’étrenne en s’étreignant. De bonne heure au matin, on arpente le vieil Achicourt à pied. Le circuit est bien rôdé, on le connaît par cœur.

 

D’abord, on souhaite la bonne année à Julienne et Maurice Wache, un couple de petits maraîchers, habitant rue Victor Hugo. Je suis tout étonné de voir avec quel soin, Julienne prépare ses poireaux et ses carottes pour le prochain marché. Elle les nettoie, les lave et les aligne dans des cagettes en bois. Impressionné aussi par la longueur du buffet de sa salle à manger.

 Ensuite, c’est  direction cité Sémard : Nanot et Nanine. Puis, sur le chemin du retour : la ferme de l’oncle René et de la tante Berthe (rue Michel Sélame). Dès qu’il nous accueille, les yeux ronds et brillants de mon oncle illuminent la salle à manger. Pour lui, les enfants de Geneviève, c’est sacré. Pas toucher. Mon oncle René, c’est quoi : un large sourire sur une face ronde. Il a le teint cuivré des gens vivant au grand air, porte  une chemise de laine à carreaux et un pantalon de velours côtelé, retenu par des bretelles. Il trône sur son fauteuil d’osier, tire sur sa pipe et envoie dans l’air une fumée qui sent bon la douceur de vivre. Son visage, entouré de fumée, disparaît un court instant puis réapparaît, plus lumineux que jamais (parfois, il claque ses bretelles en riant aux éclats).

A notre refrain appris par cœur : « Bonne année, bonne santé », tante Berthe réplique : « Pareillement », tous les ans. Puis, elle se dirige vers le buffet, y sort une boîte en fer-blanc remplie de biscuits, ôte le couvercle et nous la tend avec religiosité. Ma main hésitante saisit un biscuit au chocolat (j’aime aussi les langues de chat et les gaufrettes vanillées). Tante Berthe étale parfois du papier journal sur le pavé de sa cuisine pour éviter qu’on salisse. Sitôt que la grille d’entrée grince, elle se dépêche de planquer ses tartes au libouli dans son arrière-cuisine en chuchotant : « Muche ch’tarte, v’là quequ’un » Quand on leur rend visite, le dimanche après la messe, les aiguilles de l’horloge, suspendue au mur de la salle à manger, cadencent l’interminable progression des secondes. Le boîtier est d’ébène, les chiffres sur fond d’ivoire et le carillon sonne pareil que celui du film : Le Vieil homme et l’enfant.

 

Dernièrement, je suis allé chez Félicie (une de leurs deux filles avec Paulette) et je lui ai parlé de l’horloge. Félicie s’est levée, m’a saisi par le bras et m’a entraîné dans la pièce du fond où le précieux objet reposait dans une boîte en carton. Aussitôt exhumée du sarcophage et déballée de ses bandelettes, l’horloge m’a paru étonnamment petite. Il a suffi que Félicie remonte la mécanique et que le carillon rejoue cette musique si particulière comme au bon vieux temps pour que je fasse un bond de quarante ans en arrière. L’oncle René et la tante Berthe ressurgirent de ma mémoire.

Vous allez rire mais le jour de la communion de Philippe, tante Berthe surprit tout son monde en osant une robe à fleurs bleues qui tranchait singulièrement avec les tenues sombres qu’elle portait habituellement. En plus, elle s’était coquettement chapeautée d’un béret noir, du plus bel effet, piqué de trois cerises sur le devant et d’une voilette qui lui tombait sur le front. Ne riez pas, c’est vrai.

 

Félicie s’appelle Félicie parce que la maman de maman s’appelait Félicie, qu’elle a perdu la vie très jeune, à 33 ans (le 16 mars 1934) et qu’elle était la soeur aimée de l’oncle René.

Félicie, elle est touchante. Sur la cheminée de sa salle à manger, trône une photo, prise à l’occasion des 50 ans de Philippe. Sur le cliché, on est alignés à six, en rang d’oignons. Chaque fois que quelqu’un lui rend visite, elle tend fièrement la photo en disant : « Ce sont les enfants de Geneviève. » Sacrée Félicie ! Je ne vous parlerai pas des nombreuses conquêtes qu’elle a eues dans sa jeunesse, ça la gênerait, mais croyez-moi, elle en a emballé plus d’un. Oh puis si, tiens, je vais vous en dire quelques mots !

 

Vous ne savez peut-être pas mais Félicie a été très courtisée du temps de sa jeunesse. Dieu sait si elle possédait beaucoup d’atouts (les tops models aujourd’hui, c’est rien à côté d’elle hier). Un peu difficile et exigeante quand même la Félicie. Figurez-vous que Nana (de la ferme en face de chez nous) a utilisé tous les stratagèmes pour la marier à son fils Henri, même qu’un jour, ne lésinant pas sur les moyens,  elle lui a dit texto : « Si t’épouses mon Henri, je te paierai un beau dentier. »  Vous ne me croirez peut-être pas mais la petite cabotine de Félicie, elle a dit : «  Non » Et quand Félicie dit non, c’est non. Une vraie tête de Camon. Encore aujourd’hui, elle serait capable de tenir tête au monde entier.

Pourtant Henri, comme on dit, c’était un beau parti. Il avait l’avantage d’être fils unique et d’habiter dans un beau corps de ferme. Eh bien, la Félicie préférait au corps de ferme, la fermeté des corps des hommes, enfin, des jeunes hommes de préférence qu’elle sculptait d’une main ferme en épousant toutes les formes. Mais pas n’importe quel jeune homme ! Félicie avait un faible pour les appelés du contingent. Fallait la voir traîner, la coquine, toute pimpante et conquérante, à n’importe quelle heure de la journée (et de la nuit),  devant la caserne Schramm.

 Ensorcelante comme la lune, elle était capable de mettre à ses pieds tout un régiment d’un seul battement de cil et provoquer une émeute générale dans l’armée française. Je n’invente rien, je vous jure que c’est vrai. Si elle nie, c’est qu’elle vous raconte des fariboles, des calembredaines et des carabistouilles, histoire de vous embrouiller. Sa réputation était telle que les bidasses de la France entière voulaient tous faire leurs classes à Arras.

C’est bien simple, après la Tour Eiffel et le Mont-Saint-Michel, le lit (improvisé) de Félicie (derrière la Citadelle) était l’endroit le plus visité de France. Plus visité que les deux Places et le Beffroi d’Arras. On était loin d’imaginer que la vue d’un militaire puisse l’exciter à ce point. Eh bien, si. Paraît même que les plus hauts gradés de la caserne, envoûtés par son charme,  faisaient le mur de la Citadelle, rien que pour elle. Et ça, c’est pas des cacouilles ! (même l’ombre du Général de Gaulle planait parfois dans les parages).

 

Au petit bal perdu du samedi soir, Félicie n’était pas la dernière non plus (avec marraine Renée) à  fricoter les petits jeunots du coin. Aussitôt sa proie capturée, il fallait la voir nager dans la félicité et l’extase. Tu peux rire, Félicie, en lisant ces quelques phrases mais je dis la vérité. Qui aurait pu se douter, un seul instant, que derrière son petit visage d’ange se cachait une redoutable diablesse, chasseresse inassouvie ? Voyez-là, en communiante, toute innocente et ingénue. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Tu parles. Tout compte fait, Félicie, tu as bien fait d’en profiter.

 

On clôture notre tournée (du nouvel an) par le Moulin. Sitôt franchi le seuil, marraine me glisse, discrètement dans la main, une pièce de 5 francs. De retour à la maison, je la dépose précieusement dans mon coffre. Elle vient grossir ma cagnotte. Mon coffre, c’est la boîte d’emballage du réveil que mamie et papi m’ont offert pour ma communion avec de la soie toute soyeuse à l’intérieur (enfin un cadeau sympa). Je ne vous dis pas le soir de la répartition du butin des écalettes comment il est rempli de pièces à ras bord. Comme l’oncle Picsou, j’aime bien remuer toutes mes pièces d’or en les glissant entre mes mains et compter combien j’en ai.

 

A la télé, la nuit de la Saint-Sylvestre, chacun est sur son trente et un, en tenue de gala. Nœuds papillons, paillettes et cotillons. Henri Salvador nous amuse avec ses pitreries et ses déguisements. Le 1er janvier, on capte des brides du traditionnel concert de Vienne, composé de valses, polkas et marches célèbres de la famille Strauss. A la fin du spectacle, la salle enthousiaste, conquise et ravie frappe dans ses mains au signal du chef d’orchestre sur La Marche de Radetzky. Moi, j’aime bien. (En 2010, pour la deuxième fois en deux ans d’intervalle, c’est le maestro Georges Prêtre (85 ans, originaire de Waziers) qui a eu l’honneur de diriger ce prestigieux concert. Eblouissant. A ce jour, il est le seul chef d’orchestre français à avoir été choisi. Il paraît qu’il a été le préféré de La Callas. Ca ne m’étonne pas. Quelle humilité et quelle gentillesse.)

 

Chaque dimanche du mois de janvier est consacré à la tournée des vœux. D’abord tonton Auguste et tante Andrée, à Saint-Nicolas, avec leurs trois Clodettes : Martine, Odile et Régine, nos cousines. Belles ! belles ! belles ! comme le jour. Elles sont toutes marteau de la pile électrique Cloclo alors, on se coltine un récital complet de leur idole toute l’après-midi et l’angine de poitrine de tante Andrée, toussotante et souffreteuse. Comme d’habitude. Ça s’en va et ça revient, c’est fait de tous petits riens, les chansons populaires. C’est dingue, j’ai encore les refrains dans la tête !

Comme dessert, tante Andrée nous offre une tarte aux abricots (plantés comme des oeufs sur le plat) avec une petite goutte de café et une ziquette de champagne. Moi, dès que j’en avale un doigt, j’ai l’impression qu’un marteau me fracasse le crâne. Tout éclate, tout explose. Sûr que si j’en avais un, je cognerais très fort sur les trois Clodettes pour qu’elles abrègent leur tour de chants. Sur les murs de la salle à manger, deux canevas sont accrochés. Le premier représente un bouquet de  roses et le second, une chasse à courre. C’est moche.

Vu que maman et papa n’ont pas le permis, c’est tonton Auguste qui vient nous chercher dans sa Traction noire d’Al Capone qui brille comme un miroir. Pour la petite histoire, maman a obtenu son permis à… 46 ans (en décembre 1969) après trois tentatives infructueuses. Nous, on avait sauté de joie et soutenu son opiniâtreté (à mon âge, disait-elle) malgré des moments de découragement bien compréhensibles. En recevant son précieux sésame, elle s’était coincée un doigt dans la portière en la claquant. L’émotion sans doute. Je me souviens encore de son premier raid à Fort-Mahon, dans la R 10 blanche. Même qu’on avait les genoux qui rentraient dans le siège avant et que tout au long du trajet, on l’avait incitée à doubler. Sans succès.

 

 Le dimanche suivant, on étrenne la famille Legay à Maroeuil : Claude, Marie-Catherine et leurs deux garçons : Jean-François et David. Nous, on veut bien concéder ces deux dimanches mais à une condition, c’est de rentrer à temps pour voir le début de Thierry la Fronde (et quand je dis le début, c’est le générique compris). Pas question d’en louper une seconde. Alors, à l’heure prévue, maman prétexte toujours une bonne raison pour lever le camp. Je me souviens qu’au cours d’un des épisodes, le beau Thierry, inquiet de ne pas voir rentrer sa belle Isabelle, avait repéré l’un de ses sabots dérivant sur l’eau. Après avoir décodé le message à l’intérieur, il s’en était allé libérer sa dulcinée des mains des anglais. Moi, j’avais trouvé… ça beau ! (Dernièrement, j’ai revu un épisode, le feuilleton a mal vieilli ou alors, j’ai pris un sacré coup de vieux).

 

 Pour rien au monde, après l’entraînement de foot du mercredi, je ne raterais également : Zorro (avec son  cheval Tornado, son fidèle serviteur Bernardo et le gros sergent Garcia). Zorro, même avec son masque, à cause de sa fine moustache d’hidalgo, ses yeux de loup et sa voix de crooner, on sait que c’est Diego de la Vega. Eh bien, dans le feuilleton, personne ne s’en doute (même pas son père). Faut vraiment être miro et sourdingue pour ne pas s’en rendre compte.

 

Il y a comme ça, dans la semaine, des feuilletons ou des émissions qu’on attend avec impatience. Par exemple, le jeudi midi La Séquence du Jeune Spectateur, présentée par la poupée Claire. Avec son tablier à carreaux, ses tresses d’indienne et ses yeux globuleux, la poupée Claire a l’air aussi tarte et nunuche que la grande Duduche de Danièle Gilbert (on dirait son portrait craché enfant). Heureusement, elle nous propose des extraits de films sympas comme Joselito et Fanfan la Tulipe.

Le dimanche, après la messe, l’énigmatique et silencieuse Denise Glaser (la sosie de Barbara), invite Ferrat, Gainsbourg et Dutronc dans son Discorama. En toute intimité. Après, Catherine Langeais (qui a gardé la coiffure permanentée de son mariage) remplace la poupée Claire pour nous présenter La Séquence du Spectateur. La Catherine, on dirait qu’elle sort tout droit de la messe tellement sa voix est grave. Catherine Langeais, c’est une des speakerines vedettes de la télé. Pour être speakerine, faut soit, s’appeler Jacqueline (Joubert, Huet ou Caurat) ou soit, s’appeler Catherine et être l’épouse d’un Pierre de la télé (haut placé).

Il n’y a pas que des Catherine à la télé, il y a aussi beaucoup de Pierre. Vous avez le Pierre (haut placé) de L’Homme du vingtième siècle, les trois Pierre de Cinq Colonnes à la Une (Lazareff, Dumayet et Desgraupes),  Pierre Tchernia  (notre Ami public n°1)  et l’affreux Pierre Bellemare avec sa grosse moustache de gendarme. Lui, il a une mine d’enterrement et des habits de vieux. Avec un ton d’inspecteur, il présente La Tête et les Jambes. Il aime pas les candidats, méprise papa et ne veut pas que je joue à ses jeux. Face à lui,  les candidats ne bronchent pas. On dirait qu’ils passent un examen. A la fin, le vainqueur ne change pas de classe mais revient la semaine qui suit. Comme il n’y a qu’une seule chaîne, on revient avec lui. Et papa continue d’écraser nerveusement son mégot de cigarette dans le cendrier en grognant après Bellemare. Il dit que quand Pierre Bellemare donne du « cher ami » à ses invités, on dirait un gros mot dans sa bouche. Il préfère Les Coulisses de l’Exploit : Lâââ Lâ Lâ, Lâ Lâ  LâLâLâ LâLâ LâLâ…  et nous  Bonanza.

 

Le dimanche soir, j’aime bien regarder Sports Dimanche, avec Robert Chapatte, Roger Couderc, Thierry Roland et Michel Drucker (Jo Choupin et Loys Van Lee sont chargés d’annoncer les résultats des sports qu’on n’aime pas). Ensuite, on suit les aventures des Globe-Trotters avec Pierre le Français et Bob l’Américain. Chaque semaine, ils arpentent le monde entier à pieds, à cheval ou en voiture à la poursuite de bandits méchants à lunettes noires et chapeau mou et moi, je voyage avec eux.

 

Le mercredi soir, mes yeux s’illuminent à l’heure de La Piste aux Etoiles. Je suis carrément baba lorsque les acrobates grimpent au ciel rien qu’avec leurs bras. C’est pas Lulu qui grimperait comme ça (ni moi d’ailleurs, avec mes petits biceps de rien du tout). J’aime bien aussi les tours de magie. Parfois, le magicien découpe en morceaux sa ravissante partenaire qui continue d’arborer un sourire éclatant malgré l’horreur du supplice (moi, je tomberais carrément dans les pommes). Même empalée par des pics acérés comme des tranchants de glaive ou transpercée par des sabres affûtés comme des lames de rasoir, elle affiche toujours le même sourire (une chose est sûre, je ne pourrais pas faire akir !).

 

Question variétés, on a l’embarras du choix avec Le Palmarès des Chansons, Tilt Magazine, Les Salves d’Or et Sacha Show. Dans Sacha Show, le séduisant Sacha (avec son sourire dentifrice) invite toujours Petula à chanter Down Town (on dirait qu’il en est amoureux). Il invite aussi le gros râleur de Jean Yanne (avec ses gros bras de camionneur) à débiter J’aime pas le rock. Ca tranche singulièrement avec le scoubidoubi-dou-ah du beau Sacha. Jean Yanne est rigolo. Il dit : « Les vieux adorent manger des cacahuètes, ça leur rappelle leurs dents ! »

Avec sa gouaille légendaire, Régine s’affiche avec La grande Zoé et son gros boa. Patchouli chinchilla. Un peu zinzin, Les Parisiennes chantent Les Zozos (ça ne vaut pas Les Zazous de Brigitte Fontaine mais c’est sympa quand même).

Dans Les Salves d’or, Henri regrette (déjà) qu’au niveau de la consommation, c’est pas la joie. Puis, avec ses yeux ronds comme des billes et ses mains de sadique (sans pour autant s’exécuter), il tourne autour de l’énigmatique Juliette Gréco qui le provoque en chantant  Déshabillez-moi. Si Henri me fait bien rire avec son rire tonitruant et ses pitreries, il paraît qu’au niveau privé, il est moins marrant. Les gens ne sont pas forcément ce qu’ils donnent à voir.

Dans Tilt Magazine, Michel Polnaref a une poupée qui fait non. Il paraît que  toute la journée, elle fait non. Non, non ! ce n’est pas la poupée de cire poupée de son de France Gall qui obtient avec cette chanson le Grand Prix de l’Eurovision en 1965. Trois mois plus tard, Maman et papa l’applaudissent sur la Grand Place. Rien vu, rien entendu. Trop loin et trop de monde (j’étais loin d’imaginer que 19 ans plus tard, je chanterais sur cette même Place, à l’occasion de la Fête d’Arras).

A la télé, papa déteste les groupes anglais. Il dit : « Ils ne peuvent pas chanter en français. » Eh bien non papa, parce que ce sont des groupes anglais. Il préfère Eddy Mitchell, Dutronc, Brassens et les…marches militaires ! Moi je dis que la musique militaire, c’est pas de la musique. Un soir, Drucker a présenté Tilt Magazine à Douai et a invité Dutronc à chanter son piège à filles, son piège tabou qui fait crac boum hue. Papa était tout content. Croyez-vous que je sois jaloux ? Pas du tout. Parce que Johnny était au programme et moi, à l’idée de voir Johnny  hurler désespérément : noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir,  j’étais plein d’espoir. Le lendemain, devant l’armoire à glace (qui sent parfois la naphtaline à cause des boules à mites), je faisais Johnny en cognant sur ma guitare en plastique comme lui.

 

Le dimanche, je ne rate jamais le sacro-saint film de l’après-midi, annoncé par un chouette générique (Washington Square ou Le Troisième Homme pour ceux qui ne s’en souviendraient plus). Dès que les premières notes de banjo retentissent, je me précipite devant le petit écran, fou de joie lorsque c’est un western (surtout avec des cow-boys, des indiens et des poursuites à diligences).

Je me souviens très bien de  L’Homme qui tua Liberty Valence et de La Captive aux Yeux clairs (l’un des plus beaux westerns antiracistes jamais réalisés). J’ai encore en mémoire aussi La Charge Fantastique (avec Errol Flynn dans le rôle du général Custer), Winchester 73, L’Homme de l’Ouest et L’Homme de la Plaine mais aussi Le Train sifflera trois fois. Je regarde tous ces films avec une envie enfantine, naïve et curieuse même si la fin, je la connais par cœur : sous un ciel crépusculaire (faussement orangé), le héros s’éloigne avec une belle blonde (ou brune)  pour finir par disparaître sous le mot FIN. Après, avec Philippe, on construit des diligences avec des pinces à linge en bois et on joue aux cow-boys et aux indiens avec des bouchons de liège. On s’invente des histoires et on s’amuse bien.

Sans vouloir concurrencer Les Cahiers du Cinéma, j’ai beaucoup apprécié aussi : Les Disparus de Saint-Agil, Les Diaboliques, L’Assassin habite au 21, Les Amitiés Particulières et Le Vieil Homme et l’Enfant (avec l’émouvant face à face entre le petit enfant juif et l’inoubliable Michel Simon, grincheux et grognon mais tellement bon).

A la maison, pas question de regarder le film du dimanche soir, vu qu’on a école le lendemain alors, quand Cucu me le raconte avec une pléthore de détails à l’appui, le lundi matin, il me pompe l’air. Il dit que son film préféré, c’est Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock. Et sa chanson, une chanson d’Hugues Aufray : Le Rossignol anglais qui chante « trois couplets en espagnol et le reste en anglais » (ah non, pas en anglais, papa va encore saquer dur sur sa cigarette).

 

Question feuilletons, le premier qui me revient en mémoire, c’est Aventures sur les îles avec le beau Capitaine Troy et sa belle casquette blanche (Dudu en porte une pareille à visière, au Centre aéré). Troy est toujours vêtu d’une chemisette et d’un pantalon blanc (aussi blanc que le blanc du Tiki, l’immense voilier sur lequel il navigue sous le chaud soleil de Tahiti). Ah ! ce beau Capitaine Troy avec sa voix de crooner. Je me souviens qu’au cours d’un des épisodes, le bandit qu’il pistait disparaissait sur scène dans une malle grâce à la complicité d’un magicien. Troy passait le reste de l’épisode à le rechercher. Il avait dû le retrouver, vu que c’était le héros et que les héros, ça gagne toujours.

Maman dit qu’il ne faut rien poser sur la télé parce qu’elle peut exploser. Faut pas la regarder de trop près non plus parce que ça abîme les yeux. Notre première télé était de marque Sonora. Papa l’a achetée après la Coupe du Monde 1958 qu’il a suivie chez Monsieur Poulain, notre voisin. Elle a coûté la peau des fesses ou les yeux de la tête si vous préférez (vous préférez  la peau des fesses ! Ah bon, va pour la peau des fesses).

Comme papa, je ne rate jamais les matches de foot de l’équipe de France, Le Tournoi des Cinq Nations et les grands événements sportifs.

  

J’ai encore en mémoire la Cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver de Grenoble (en1968) et le : « Je déclare ouverts les Jeux olympiques d’hiver », lancé par le Général de Gaulle avec ses gigantesques mains et son grand costume noir.

 Lors de ces Olympiades, La France obtint une myriade de médailles avec la petite mirabelle d’Isabelle Mir, la fameuse Annie Famose et Marielle Goitschel, une copine à de Gaulle  (la Marielle, elle a mal vieilli, un peu trop nourrie aux hormones, on dirait un homme aujourd’hui). Bien sûr, impossible d’oublier le grand chelem de Jean-Claude Killy. Trois médailles d’or. Killy, va doucement… Killy t’es trop fort. Pour ses commentaires éclairés sur le patinage artistique et le hockey sur glace, moi j’aurais bien décerné une médaille d’or à Big Léon (ne le dites pas à papa) même si Big Léon devait être un espion du KGB à la botte de Brejnev (la preuve, c’est que lorsque  ces deux-là se croisaient, ils s’embrassaient sur la bouche et papa trouvait ça louche).

 

Après avoir regardé le ski à la télé, les deux chambres à coucher et le couloir qui les sépare se transforment en un immense site olympique. Une avalanche de couvertures et de draps, liés les uns aux autres, s’étende d’une pièce à l’autre. La course peut alors commencer. Les skieurs (des billes) dévalent la piste, se faufilent entre les pinces à linge (qui servent de piquets) et déboulent sur la ligne d’arrivée. Certains skieurs sont éliminés après avoir raté une porte. Comme en vrai. Les autres franchissent la ligne d’arrivée plus ou moins vite et plus ou moins loin. Pour calculer le temps du champion, il faut attendre que la bille s’immobilise. C’est la distance qui sépare la ligne d’arrivée de la bille stabilisée qui le détermine. Plus la bille est allée loin, plus le temps est bon. Au fil des passages, la piste se détériore et désavantage les derniers concurrents. Comme en vrai. Pas mal, hein !

 

Des Jeux Olympiques  de Mexico (la même année), je revois encore le saut prodigieux de Bob Beamon à 8,90 mètres, les poings gantés et levés des quatre athlètes noirs américains (vainqueurs du 4x100 mètres) et surtout la fantastique victoire au 400 mètres de notre Colette Besson nationale, coiffant sur le fil, l’hyper favorite Lilian Board, après une dernière ligne droite époustouflante. Sur le podium, ses larmes firent pleurer la France entière (y compris le Général de Gaulle et papa, réunis, pour la circonstance, dans la même émotion).

Avec Philippe, le lendemain, on refaisait les Jeux Olympiques avec des bouchons en guise d’athlètes et une piste, dessinée sur un morceau de tapisserie. C’est fou comme on a pu faire de choses ensemble. Une fois, on est même tombés malades à deux, le même jour.  Il avait une jaunisse et moi, la rougeole. C’est normal, le jaune, c’est sa couleur préférée à Philippe et moi, c’est le rouge.

 

Le soir où les parents étrennent Monsieur et Madame Méhay (nos voisins), on joue aux Grands enfants avec Christine et Patricia. Depuis toujours, Monsieur Méhay écrit son journal. Il y consigne ses états d’âme, ses joies et ses peines. Sa femme, ses trois filles (Martine, Véronique et Sylvie) et leur petite famille y tiennent une place de choix. C’est un vie sans histoire que l’histoire de leur vie. Tout en tendresse, retenue  et amour. Sans flafla, ni chichi, ni tralala.

 

Le jour de la chandeleur, c’est soirée crêpes.  Les tiennes sont croustillantes sur le bord et moelleuses à l’intérieur. Avec un léger goût de rhum. Tu racontes que la première crêpe que les anciens faisaient sauter devait atterrir sur le haut de l’armoire pour que les récoltes soient abondantes. Toi, tu fais sauter la première, en serrant  fort un louis d’or dans la main gauche  après avoir fait un voeu. Il est exaucé si la crêpe tombe directement dans la poêle. Nous, on rit de bon coeur lorsqu’elle s’écrase lamentablement sur le carrelage. Toi aussi.

Tu racontes qu’à la chandeleur, les anciens se rendaient à l’église une chandelle à la main. Sur le chemin du retour, la flamme ne devait surtout pas s’éteindre avant que le porteur ait franchi le seuil de sa maison sinon c’était signe de malheur pour lui. Le reste de l’année, la chandelle reposait dans une armoire et servait à veiller un mort ou alors en cas de coupure de courant.

Nous, en cas de coupure de courant,  on monte rapidement se coucher parce qu’on sait très bien que la panne va durer toute la nuit et que la lumière ne reviendra pas avant le lendemain matin. Parfois, on reste en bas et on s’éclaire à la bougie. Quand la flamme s’affole et vacille, on s’amuse à dessiner au plafond, en ombres chinoises, la tête d’un canard ou la gueule d’un loup. En fin de soirée, on se réunit autour de la table et tu nous racontes des histoires à faire peur.

Je me souviens que deux d’entre elles avaient défrayé la chronique au village. Le 27 octobre 1935 : le meurtre d’un couple de personnes âgées (les Duflos) au 68 bis de notre rue (dans la maison des Caupain). Et le 29 juin 1968 : l’assassinat d’un jeune communiste de dix huit ans (Marc Lanvin), abattu sous les fenêtres de la ferme de Georgette par six militants gaullistes[i].

Dans le village tranquille et pauvre en faits divers, le double assassinat d’avant-guerre avait provoqué un émoi considérable. Faut dire que l’auteur des faits : Casimir D. n’y était pas allé de main morte. Il avait fait irruption dans la maison du couple en passant  par le verger. Muni d’un gourdin (un tuteur de rosier en chêne massif, saisi dans le jardin), il avait défoncé le crâne de la vieille dame avant de s’acharner sur le mari. En essayant de se défendre avec le pommeau de sa canne, le vieil homme avait heurté violemment le sol et gisait par terre à l’arrivée des gendarmes. Avec les 2200 francs volés, Casimir vécut une vie de débauche les jours suivants et c’est d’ailleurs parce qu’il laissa des bijoux volés en gage dans une maison de nuit d’Avion qu’il fut confondu et arrêté (les neveux du couple assassiné ayant reconnu une chaîne, une bague et une montre appartenant à la famille). Paraît que quand le juge le ramena sur les lieux des crimes pour la reconstitution des faits, il échappa de peu au lynchage de la foule excitée.

Avant d’assassiner le couple achicourien, Casimir avait déjà massacré un mois auparavant, dans le village de Pommier, deux sœurs âgées, veuves et isolées qu’il avait croisées du temps où il accompagnait son père, fournisseur de charbon. Il les imaginait riches au motif qu’elles commandaient beaucoup de sacs de charbon à la fois. Alors, le 24 septembre, à cinq heures du matin, il bondit de la grange où il était tapi depuis trois heures et s’introduisit dans la maison. Les deux sœurs, à tour de rôle, le surprirent en train de chercher l’argent et subirent le même sort : crâne et visage fracassés à coups de bâton. Casimir s’enfuit avec plus de 2000 francs après s’être lavé dans la maison de ses victimes. 2000 francs, c’était une coquette somme. Pourtant, en quelques semaines, il dilapida son butin dans les cafés et maisons de nuit.

Lors de sa comparution en mai 1936, Casimir toisa la salle dès son entrée dans le box des accusés. Le président retraça son passé chaotique. Abandonné très jeune par son père et maltraité par sa mère, il apparaît comme un « enfant sournois puis « ouvrier paresseux » et enfin « vagabond ».  Il obtient néanmoins la garde de ses trois enfants après son divorce. Casimir resta impassible lorsque le président relata ses quatre assassinats mais il fut secoué lorsque l’avocat général évoqua ses enfants. Il écrasa une larme avant que l’homme de loi déclare : « Pour la première fois, au cours de ma carrière, c’est sans émotion et sans trouble de l’âme que je réclame la peine de mort ». Avant la délibération du jury, l’accusé lâcha ces quelques mots : « Je regrette sincèrement ce que j’ai fait…je demande pardon à la société… ».

Les jurés ne l’entendront pas de cette oreille. Sous les cris de haine et les crachats de la foule, Casimir est guillotiné sur la Grand Place d’Arras, le 13 août 1936 (ce sera la dernière exécution publique dans la cité atrébate). Paraît que ce jour-là, le bon peuple, avide de sang, accompagna le misérable au pied de l’échafaud et assista à sa mise à mort comme on se rend au spectacle en applaudissant,  sifflant et hurlant : « Assassin ! »

 

Encore heureux que Casimir a été arrêté parce que pépé Alcide figurait sur sa liste de ses prochaines victimes en bonne place. La première. Je vous jure que c’est vrai. Son nom était couché sur son calepin. C’est Nanot qui me l’a raconté. Inutile de vous dire qu’à l’heure de se coucher, Philippe faisait ses yeux de Jack l’éventreur  et voulait nous égorger tous.



[i] MARC LANVIN, jeune militant communiste de dix-huit ans, a été  assassiné le 29 juin 1968 à Achicourt, rue Pasteur, la veille du 1er tour des élections législatives, décidées par le Général de Gaulle, après la dissolution de l’Assemblée Nationale, un mois auparavant. Après les événements de mai 1968, De Gaulle souhaite réaffirmer sa légitimité auprès des français par ce scrutin électoral et sortir la France de « la chienlit » comme il dit.

Guy Mollet (maire d’Arras) est le candidat unique de la Gauche à Arras. Marc Lanvin (accompagné de militants socialistes) est affecté à la surveillance des panneaux électoraux. A 23 heures, à hauteur du 35 de la rue Pasteur, une camionnette se met en travers de la route et barre le passage de la citroën DS dans laquelle les jeunes sont installés. Marc descend de la voiture. Cinq détonations claquent. Deux l’atteignent en plein cœur et à l’aorte. Le jeune homme s’écroule. Il ne se relève pas. Il a deux trous rouges au côté gauche.

Au petit matin, les auteurs de ce lâche assassinat sont identifiés et interpellés à leur domicile. Il s’agit de six colleurs d’affiches, sympathisants du camp adverse.  L’estafette, repérée à Rouvroy,  a été louée à un entrepreneur arrageois par l’U.D.R. (parti gaulliste), le temps de la campagne de Paul Theeten, adversaire du maire arrageois.