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NOEL
Mais tombe la neige - impassible
manège. A Noël, le premier et le plus beau des cadeaux pour les enfants,
c’est la neige. Le nez collé au carreau, je la regarde tomber, compacte et
drue, à gros flocons discontinus. Elle s’éparpille et papillonne dans un ciel
blanc immaculé. On dirait que la plaine a retrouvé sa pureté originelle et que cette
lumière d’un blanc intense a quelque
chose à voir avec l’éternel. Pas la moindre trace d’un migou ou d’un Yeti. Seuls,
les pas d’un chat et les griffes d’un oiseau ont laissé leurs empreintes. Un
rouge-gorge n’hésite pas à braver le frimas pour picorer un quignon de pain,
jeté par maman, ce matin. Un troglodyte mignon, inspecte un tas de bois puis se
pose sur le rebord de la fenêtre (le troglodyte, on dirait un gros œuf tout
plein de plumes).
J’enfile mon manteau et pointe le nez dehors. « On ne fait pas du
feu pour les rues », dis-tu. Tu as raison, le feu, c’est pour la maison. De gros flocons voltigent et puis se figent
sur les branches des arbres, scintillant comme des candélabres. Le vent vif me
rougit les oreilles et me glace le pif. Après une brève incursion dans le
jardin, je rentre me réchauffer près de l’immense cuisinière blanche en fonte qui
emplit d’une odeur chaude le bas de la maison. Et pour que la chaleur se
répande partout, les portes des chambres restent ouvertes.
Après avoir ôté le cercle brûlant de la cuisinière avec un pique-feu,
maman enfourne des boulets de charbon dans le trou béant, laissant apparaître
des flammes rougeâtres et vacillantes. Elle les ranime en actionnant énergiquement
le tison puis récupère les cendres avant de les
répandre sur la neige. Contraste saisissant. La cuisinière sert aussi
bien à la cuisine qu’au chauffage. Toute l’après-midi, la bouilloire, posée
dessus, chuchote un refrain lancinant. Au goûter, sur la plaque brûlante, on fait
fondre des carrés de chocolat qu’on étale sur des tartines beurrées. Parfois,
le papier cellophane brûle et le chocolat collé dégage un goût de cramé agréable.
Le soir, toutes lumières éteintes
et bougies allumées, on joue avec le
train électrique que marraine m’a offert pour Noël. La locomotive déraille, tournoie
sur le plancher en bourdonnant avant de s’immobiliser, pareille à ces mouches, toupillant
sur le carrelage dans un dernier élan de vie. A l’heure de se coucher, on se calfeutre sous d’épaisses couvertures de laine.
La brique, emballée dans un torchon pain brûlé, nous réchauffe les doigts de pieds.
Le matin, c’est un pur bonheur de tremper les tartines grillées dans le
bol de café au lait et de les mordre à pleines dents.
A Noël, pas de « mon beau sapin, roi des forêts »
ni de « petit papa Noël descendant du ciel » mais le repas traditionnel
avec Jean, Joël et leur petite famille.
Souvent, comme entrée, on mange des huîtres. Question
ouverture des huîtres, papa est meilleur que l’écailler. Il porte bien son nom.
Champion du monde de rapidité d’ouverture d’une bourriche d’huîtres. Pourtant, les
ouvrir n’est pas chose facile (n’est-ce pas Jojo !). Papa a sa méthode. Je
vous explique.
Pour garder l’huître intacte, sans encoche ni
entaille, pas besoin d’instrument hyper sophistiqué. Dans une main, il saisit un
torchon, plié en quatre, et dans l’autre, il s’arme d’un simple couteau de
cuisine bien pointu et bien solide (le petit servant à couper les ails). Il place
l’huître sur la serviette, côté bombé vers le bas et le talon (c'est-à-dire la
pointe de l’huître) vers lui. O.K. ? Le couteau bien en main, le pouce à
un centimètre du bord de la lame environ, il entre la lame aux deux tiers de
l’huître à partir de la charnière. Enfin, il sectionne le muscle qui retient
l’huître à la coquille supérieure. C’est que le mollusque a du muscle et une
coquille coriace ! Une fois le coup de main acquis, c’est un jeu d’enfant pour
lui d’en ouvrir par douzaine. Je vous le dis, un spécialiste de chez
spécialiste. Champion du monde d’ouverture d’huîtres. Après ces précieux
conseils et cette brillante démonstration, si vous vous plantez (!), je ne
réponds de rien (mon père, non plus !).
Attention, l’huître ouverte, c’est pas fini. Il vide
l’eau pour que l’huître refasse son eau. « La nouvelle est moins salée et
plus subtile ! » dit-il. Nous, bouche ouverte, on attend qu’il nous
présente le chapeau de l’huître pour gober la fine pellicule verte encore
attachée. Puis il dispose les huîtres dans un plat en inox et les descend à la
cave pour qu’elles conservent leur fraîcheur. Au moment de passer à table, quel
plaisir de les déguster, agrémentées d’une vinaigrette à l’échalote. Moi, je
préfère les fines de clair vertes à la chair ferme et croquante et au goût
noisette (je déteste les grosses laiteuses à la texture grasse et écoeurante
mais vous vous en fichez et vous avez bien raison).
Après les huîtres, c’est dinde ou chapon. C’est à maman
d’entrer en scène. Lorsque c’est au tour
de la dinde de passer à la casserole, elle enfourne un peu de farce dans le cul
de la volaille, vidée et bridée, la badigeonne de beurre, l’encastre dans le four
et l’arrose toutes les dix minutes. En
la retournant, elle prend soin de ne pas craquer la peau croustillante et dorée.
La dinde, accommodée avec des petits pois et des
pommes de terre rissolées, fait notre délice. Moi, je préfère les petits pois
en boîte à ceux du jardin. Trop gros, trop durs et trop sucrés. En plus, il faut
les écosser (c’est une corvée aussi pénible que celle d’équeuter les haricots
ou de dégermer les pommes de terre). Le lendemain, les restes de dinde, servis
froids avec des frites, valent n’importe quel festin de roi.
Question petits pois, j’ai changé d’avis. Maintenant,
lorsque Nanine et Nanot m’invitent à partager une jardinière avec des petits
pois, navets et carottes du jardin, je suis comblé. Faut dire que Nanine marie divinement
petits pois et morceaux de lard. Avec une chiffonnade de laitue par-dessus et
un morceau de beurre pour renvoyer les saveurs et vous avez la définition du
bonheur.
En dessert, il n’y a pas meilleur qu’une
bûche pâtissière au moka. Parfois, on se régale d’un gâteau au chocolat, fait
maison. Tu dis que le secret de la mousse au chocolat réside dans sa
température. Dans une casserole à feu doux, tu fais fondre des morceaux de
chocolat avec un peu d’eau jusqu’à ce que tu obtiennes une pâte onctueuse et
parfumée. Tu ajoutes le beurre, le sucre et la farine en mélangeant sans cesse
jusqu’à obtenir une pâte homogène. Ensuite, tu verses, l’un après l’autre, les
jaunes d’œufs et bats les blancs en neige fermement. Puis à l’aide d’une
cuillère en bois, tu les incorpores délicatement à la préparation. Nous, pareils
qu’Ysengrin (à la vue des jambons suspendus au plafond), on salive à l’idée de
lécher la cuillère maculée de chocolat.
A Noël, à la télé, Tino Rossi se déguise en Père Noël et chante Petit papa Noël. Nous, on sait très bien
que Tino, c’est pas le Père Noël, vu que le Père Noël, il a une barbe blanche (Tino
ressemble plutôt à Mitterrand). Il est souvent accompagné de Mireille Mathieu (coiffée
comme un playmobil) et Nana Mouskouri
qui rythme la cadence avec son tambour : Rapapampam-Rapapampam …
Comme cadeau, la boîte de petits coureurs (déposée dans nos petits
souliers) nous comble de bonheur (ça change du cahier de coloriage et des
crayons de couleur). Marraine Renée, c’est ma Mère Noël à moi. Elle a toujours sa hotte bien garnie. Après un train électrique, elle m’offre mes premiers livres :
Alexandre Dumas, Paul Féval et puis la collection des Découvreurs et pionniers de notre temps. Marraine voulait peut-être faire de moi un
aventurier, eh bien, c’est raté. J’ai pas bougé d’un millimètre depuis que je
suis né. J’occupe toujours la maison où j’ai grandi (comme le chante si bien Françoise
Hardy). C’est dire si j’ai le goût de l’aventure et des terres inconnues. Les
plus beaux voyages, je les fais dans ma tête.
Mamie Rosa et papi Eugène font de la résistance en nous offrant des
trucs dont on n’a même pas idée que ça existe. Un gong, par exemple. Ben ouais !
vous avez bien entendu : un gong, c’est-à-dire un plateau rond de métal
suspendu sur lequel on frappe avec une baguette à tampon ! Et si c’est pas
un gong, c’est une cloche !
Que voulez-vous qu’on fasse avec ça ? Rien que des trucs pour battre
le rappel ou jeter à la poubelle. Nous, on jette à la poubelle. Papi, il a plein
de poils dans les oreilles et dans le nez (quand on est vieux, on a des poils partout
où il faut pas et on a moins de cheveux). En plus, il est sourd comme un pot (aussi
sourd que le professeur Tournesol) et il a souvent sa braguette ouverte. Moi,
ça me fait rire. Parfois, il sort son sifflet (de chef de gare !) pour nous
rappeler à l’ordre. Ça me fait moins rire. Avec lui, il ne faut pas mettre les
coudes sur la table, ni se fourrer les doigts dans le nez, ni parler la bouche
pleine. Pas parler du tout, même. Entre lui et nous, c’est le choc des
civilisations (faut dire qu’il est de la génération à de Gaulle). Quant à mamie,
elle a toujours des pastilles Rennie dans
ses poches. Pour ses brûlures et ses aigreurs d’estomac.
A Noël, à la télé, on a toujours droit à un film de cape et d’épée avec
Jean Marais (Jean Marais, c’est notre John Wayne à nous). Moi, j’aime bien les
bagarres, les poursuites à cheval et les complots. Dans les films avec Jean
Marais, il y a toujours le même méchant : le traître avec son bouc. Nous,
on dit : « Tiens, voilà le traître avec son bouc. » Tout le monde
le reconnaît sauf Jean Marais. Naïf qu’il est.
Parfois, Jean Marais partage la vedette avec Bourvil. Dans Le Bossu,
par exemple : Rends-toi Bossu,
tu es perdu ! - Le Bossu est
mort…Vive Lagardère. Et toi, prince félon, infâme meurtrier, puisque tu
n’es pas venu à Lagardère, c’est Lagardère qui vient à toi. Le
Bossu, je l’ai vu une fois, deux fois, dix fois
peut-être. Toujours avec le même plaisir (et vous, votre film préféré d’enfance,
c’est quoi ?). J’aime bien revoir aussi Les Misérables (avec Jean Gabin), Le Comte de Monte-Cristo et Le
Capitan.
Dans Le Capitan, Bourvil fredonne tendrement « Baladin, baladin », en alignant des tours de magie sur la
place d’un village sous l’oeil amusé de Jean Marais. Jean Marais, il a beau
traverser un lac deux fois à la nage, escalader un rempart, ramper parmi des hautes
herbes, lorsqu’il rentre chez lui, ses cheveux sont toujours aussi bien
coiffés et sa chemise, toujours aussi blanche. Je ne sais pas comment il
fait.
A Noël, je revois avec beaucoup
de plaisir aussi Michel Strogoff, courrier du tsar, parcourant dangereusement la Russie de Moscou à Irkoutsk. Je préfère de loin la version avec Pierre
Vernier dans le rôle du journaliste français. Pierre Vernier, vous connaissez ?
Mais si, c’est celui qui jouait Rocambole
avec son petit air malin, sa redingote et son chapeau claque (vous
confondez peut-être avec Rouletabille :
costume trois-pièces, casquette à grands carreaux, déguisements en cascade et sourire
malicieux).
J’aime bien revoir aussi Notre
Dame de Paris (avec Gina Lollobrigida et Anthony Quinn dans le rôle de Casimodo),
Les Trois Mousquetaires avec Concino Concini, le traître avec son œil
noir et sa barbe satanique (le même que celui de Jean Marais) et L’île au Trésor.
Pour rien au monde, je ne rate S.V.P Disney, présenté par notre
père Noël à tous : Pierre Tchernia. A chaque fois, il nous offre une avalanche
de dessins animés avec toujours les mêmes extraits : Bambi, pantin désarticulé
sur la glace, essayant de se redresser maladroitement… Le ballet des balais de
Mickey… « Helli hello », la
chanson des sept nains qui rentrent du boulot… Les oiseaux et les souris
confectionnant la robe de Cendrillon… L’envol gracieux de Peter Pan… Gepetto
sculptant, dans un morceau de bois enchanté, un petit pantin baptisé Pinocchio… La danse des singes et la
chanson de Baloo…
Moi, j’ai eu le plaisir de
voir Le Livre de la Jungle au Tilt avec marraine. Je me souviens qu’à
coups de lampe électrique, les ouvreuses nous avaient dirigés jusqu’à nos
fauteuils en velours rouge. A l’entracte, elles avaient accroché autour du cou un
panier rempli d’esquimaux et étaient passées dans les allées feutrées. Marraine
m’en avait offert un à la vanille, enrobé de chocolat.
A Noël, on joue aussi au Monopoly. Vous avez déjà
joué au Monopoly ? Tirez une
carte chance : erreur de la banque en votre faveur, recevez 20 000 ! Vous
y croyez, vous ? En vrai, ça n’arrive jamais. Au Monopoly, on achète, on vend, on loue,
on hypothèque. Le but, c’est de faire fortune et de ruiner les autres ! (bonjour le monopole et bravo la solidarité). Attention,
ne commettez pas l’erreur d’acheter les rues les plus chères : rue de
On joue aussi aux cartes, au pouilleux et au Nain Jaune. Le jaune, c’est sa couleur
préférée à Philippe. Jaune comme le jaune intense des boutons-d’or qui
illuminent les vertes pâtures au printemps. Jaune encore comme le maillot jaune
du Tour de France que Jacques Anquetil
enfile tous les ans. Dès qu’il s’en empare, moi je ris jaune et je vois rouge. Ça
tombe bien, le rouge, c’est ma couleur préférée. Rouge comme le rouge vif des
coquelicots, giclant des champs de blé, en été, comme autant de taches de sang.
Rouge encore comme Le Ballon Rouge du
film, cher à mon cœur d’enfant.
Quand on joue aux bidets, Philippe saute sur les jaunes
et moi, je prends directo les rouges. Christine choisit les bleus et Patricia se
rabat sur les verts. Elle n’a pas vraiment le choix, notre petite soeurette.
Pour le parfum des yaourts : ananas, abricot,
fraise ou vanille, maman dit que c’est
chacun son tour qui choisit en premier. Moi je dis que celui qui a pensé à mettre
des morceaux de fruits dans les yaourts, c’est un génie. Parce que c’est tout con
et rudement bon. Pareil pour la cerise (confite) dans les Mon Chéri (même si je reconnais volontiers que les Mon Chéri sont au chocolat ce que la
mousseline est à la purée). Moi je préfère la liqueur à l’intérieur, pas
vous ?). Par contre, j’ai horreur des noisettes dans les carrés de
chocolat et dans les nougats. Comme on dit : les goûts et les couleurs, ça
ne se discute pas.