retour

2

 

MONSIEUR

 

 

Avec Bénoni Carpentier (le curé du village), Monsieur était une des figures incontournables d’Achicourt. Il représentait l’archétype des maîtres d’école des années soixante, soucieux de transmettre un savoir mais aussi un de ces hussards ruraux qui ont tant fait pour affirmer les bases de la citoyenneté : liberté, égalité, fraternité.

Monsieur possédait la foi républicaine, chère à Jules Ferry. « L’école, c’est l’orgueil de la République »,  se plaisait-il à répéter. C’était un maître obstiné, résolument déterminé et tellement passionné par son métier qu’on avait vraiment le sentiment qu’il s’y consacrait tout entier.

Avec lui, la mission de l’école consistait d’abord à assurer les fondamentaux (comme on dit en rugby) : lire, écrire, compter. Le basique, quoi. Il disait :  «  Pour bâtir une maison, il faut d’abord commencer par poser des fondations solides. »  Pas faux.

Il était passé maître aussi dans l’art de raconter l’Histoire de France et d’enseigner la géographie, affectionnant également les leçons de choses, la morale et l’instruction civique. Je lui dois vraiment le fondement de mon savoir, mon attirance particulière pour la grammaire et mon attrait pour l’orthographe.

 

Monsieur était un homme de petite taille, bien campé sur ses jambes. Cheveux plaqués en arrière. Coupe militaire. Une petite moustache taillée, fine et sévère. Un rien autoritaire.

Plus exigeant qu’intransigeant, il prônait l’autorité par l’exemple et était craint pour son extrême sévérité et sa main ferme et lourde. Pantalon à pli, chaussures de cuir noir brillant, il était toujours vêtu d’une courte blouse bleu foncé en nylon qui contrastait singulièrement avec la longue blouse en étoffe grise, serrée à la taille que portaient Monsieur Valembois et Monsieur Laveuve (maîtres d’école au C.E.1 et C.E.2).  

 

Monsieur, c’était la perfection même. Jamais un nœud de cravate de travers, jamais une mèche rebelle, jamais un doigt dans le nez. C’était vraiment un surhomme, un dictionnaire ambulant, une encyclopédie vivante. Il connaissait tout des règles de grammaire avec leurs exceptions, tout  de l’Histoire de France, de nos ancêtres les Gaulois aux poilus de 14-18, en passant par Charlemagne, Jeanne d’Arc et le roi Soleil. Tout, je vous dis. En calcul, il maîtrisait les opérations, les tables de multiplication, le prix d’achat, le prix de vente et le prix de revient. Tout le contraire de Lulu.

 

Lulu, c’était notre cancre à nous. Retard à l’allumage et ralenti au démarrage. Bougon, grognon, ronchon qu’il était le Lulu. Une vraie tête de caboche ! Les mains sales qu’on aurait dit des pieds crapés, la chandelle au bout du nez, les lacets dénoués, c’était lui. Le gros pâté cochon sur le cahier du jour torchon, la page du livre écornée, le zéro pointé en dictée, 1515 : Waterloo, c’était encore lui. En dépit de leur acharnement, tous les maîtres qui s’étaient succédé (à son chevet, j’allais dire) n’étaient pas parvenus à lui enfoncer dans le crâne les rudiments de l’orthographe et du calcul. Loin s’en faut. Je ne vous parle même pas de l’Histoire de France et de la géographie. Un désert, un désastre, une désolation. La Berezina, quoi !

 

Dès le premier jour de la maternelle, traîné à l’école par sa pauvre mère, Lulu se rongeait déjà la main jusqu’au poignet. Pourtant, Madame Geerolf comme maîtresse, on ne pouvait pas rêver mieux pour débuter sa scolarité. Douce, humaine et juste. Je me souviens de ses deux derniers enfants : Marie-Pauline et Pierre. Pierre, on aurait dit le Pierre de Pierre et le loup avec l’innocence du Petit Prince. Brillant, spirituel et lunaire (il est devenu ingénieur, ça ne m’étonne pas). Marie-Pauline, c’était Boucle d’Or (avec de beaux yeux bleus, lumineux et rieurs). Monsieur disait que Lulu, roi de la bougeotte, manquait cruellement de jugeote. Ca rentrait par une oreille et ça ressortait aussi vite par l’autre. Il prétendait même qu’il avait hérité d’une toute petite cervelle de moineau. « Un jour, tu oublieras ta tête chez toi », ironisait-il, en le traitant de tête de linotte.

Je crois tout simplement que Lulu ne comprenait pas aussi rapidement que nous (Cucu disait qu’il avait la comprenette difficilette). Bien souvent, au cours de la journée, en un éclat de voix, la foudre s’abattait sur lui. Coup de tonnerre. Tremblement de terre. Tornade. Séisme.  Tsunami ! Alors, avant que Monsieur le touche et pour éviter le pire, Lulu hurlait comme un cochon qu’on étripe (à malin, malin et demi !). En cas de force neuf sur l’échelle de Richter, il atterrissait tout en haut de la bibliothèque vitrée, au fond de la classe, côte à côte avec le squelette Martin. Je ne sais pas lequel des deux effrayait le plus l’autre, mais ce que je sais, c’est que dans ce silence de mort qui suivait la tempête, Lulu n’en menait pas large. Nous non plus, d’ailleurs ! On craignait les dégâts collatéraux. Faut dire que personne n’était à l’abri de la tourmente et chacun espérait passer au travers des gouttes.

.

 

Je crois vraiment que Lulu n’était pas très heureux à l’école. D’ailleurs, y a-t-il de mauvais élèves heureux ? Avant de transmettre un savoir, chaque maître devrait avoir le souci de comprendre et de respecter une inquiétude, une peur, une souffrance, un chagrin parfois. Le bavardage, le chahut, l’agressivité sont bien souvent l’expression d’une difficulté cachée ou d’une douleur contenue. Je suis sûr que Lulu souffrait de ne pas pouvoir apprendre comme tout le monde et son regard de chien battu lorsque Monsieur fonçait droit sur lui trahissait son profond désarroi.

Pauvre Lulu, seules, les heures de dessin bien trop rares le soulageaient et j’étais soulagé avec lui. Cucu et Dudu aussi.