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MARCEL ET JEANNE

 

 

Certaines après midi s’étirent sans fin. Assis en tailleur sur les cabanes à lapins, on les passe à regarder Marcel et Jeanne cultiver le champ voisin.

 Jeanne a un regard doux et bienveillant. Profondément humain. Profondément aimant. Elle parle peu et ses yeux disent mille choses que sa bouche ne dit pas. Marcel a le visage buriné et des yeux bleus rieurs. Faut voir comme ils sont bleus, ses yeux, d’un bleu javellisé tellement bleu qu’on dirait qu’ils sont blancs.

Brave et vaillant, Marcel porte sur son front les griffures de la vie et promène sur son visage un sourire discret. Quelque peu éreinté, il progresse dans le champ, les jambes arquées comme les cow-boys des films du dimanche après-midi. Vous vous souvenez de Rio Bravo,  eh bien, Marcel, il a une dégaine à la John Wayne. Les jours de semailles, il répand à la volée, d’un geste régulier,  les semences de blé sur la terre ocre et souple à la manière de tante Berthe quand elle lance des poignées de graine à sa volaille. Chacun de ses gestes précis et lent ne pèse pas plus que le précédent. De temps en temps, il relève sa casquette, s’essuie le front et repart au combat.

Parfois, il nous tend un morceau de sucre afin qu’on le glisse entre les lèvres grises de son cheval. Sitôt que l’animal le saisit, Marcel lui flatte les flancs en lui murmurant dans l’oreille des mots gentils.

 

En fin d’après-midi, on descend des cabanes pour donner à manger aux lapins. Le nez frémissant derrière la porte grillagée de leur clapier, ils attendent impatients les brassées de pissenlits. Sitôt qu’on leur jette, ils étouffent un bref instant puis réapparaissent.

On cueille les pissenlits dans les pâtures voisines, ensoleillées de boutons-d’or et de pâquerettes. C’est la corvée brouette. Même qu’une fois, dans le lointain, l’ombre de la silhouette de Pépé,  surgissant de nulle part,  nous figea sur place, Titine et moi. On n’avait pas la berlue, c’était bien Pépé qui rôdait à travers champs comme une bête sauvage. Le vieil homme habitait un misérable baraquement en face du bois Barjavel et les pires rumeurs couraient à son sujet. Paraît qu’il avait trucidé sa femme à coups de tison et ça nous avait fait froid dans le dos de l’apprendre par nos cousins (jamais avares d’histoires à nous foutre la trouille).

Pierrette et Jean-Yves nous avaient même raconté, qu’un dimanche après-midi, le vieil homme les avait poursuivis. Ils avaient cavalé comme des diables et s’étaient réfugiés dans la niche de leur chien Black. Black, avec ses babines noires et pendantes, on aurait dit la bête du Gévaudan. Il aboyait tout le temps. Moi qui reproche aux chiens d’aboyer, je crois que ce jour-là, il a bien fait parce que Pépé a rebroussé chemin. Les cousins en furent quittes pour une belle frayeur. Je ne sais pas si cette histoire était née de leur imagination mais ce que je sais, c’est que Titine et moi, on était morts de trouille qu’il nous réserve le même sort.

 

Vous auriez vu Pépé, vous auriez eu peur pour nous. Une peur bleue aussi bleue que la barbe de Barbe-Bleue, le fantôme du seigneur Gilles de Rais (qui, entre nous, violenta, égorgea et fit disparaître une cinquantaine d’enfants). Pépé était devenu l’ogre du petit Poucet qui allait nous rattraper avec ses bottes de sept lieues et nous dévorer tout crus. Alors, nous prendre la poudre d’escampette. Filer à la vitesse du vent. Couper à travers champs. Raser le sol comme les perdrix et se confondre à la terre comme les lièvres. Titine court, trébuche, tombe, se redresse, perd sa culotte, s’arrête, la remonte en continuant de pousser la brouette. Moi, je sprinte à côté d’elle jusqu’à épuisement. Je voudrais forcer mes jambes à me porter jusqu’à la route mais je ne suis pas sûr qu’elles réussissent.

A grand-peine, on tente de la rejoindre avec cette impression de ne pouvoir jamais l’atteindre. Je vous jure qu’on n’a jamais couru aussi vite. Jamais. C’est sûr, Pépé va débouler de derrière la bâtisse à Clober et nous sauter dessus. Eh bien, non.  Au loin, la silhouette de maman apparaît sur le trottoir. Toujours là quand il faut. L’instinct, peut-être. L’amour, sûrement.