42
LES MATCHS DE FOOT
Avec les Niafs[1],
on se regarde en chiens de faïence depuis toujours. Je ne sais pas pourquoi
mais parfois ces affreux jojos nous attendent au coin du bois Barjavel pour
nous foutre une volée de bois vert. Vaut mieux les éviter. Surtout Toto. Vous voyez Chéri-Bibi, eh bien Toto, c’est Chéri-Bibi en dix fois plus gros. Ses
biceps, on dirait mes cuisses. Alors, Philippe et moi, on ne franchit le
territoire de nos ennemis jurés qu’en de rares occasions : pour aller
chercher le lait à la pâture des Ganaert (au moment de la traite) ou pour se
rendre chez Jean Froment : le cordonnier. Jean Froment, il a des faux airs
de Jean Nohain et du professeur Cheron. Il a plus un poil sur le caillou, du
coup son crâne, on dirait un genou. Jean ne fabrique pas des chaussures mais il
les ressemelle en enfonçant de tous petits clous avec la même habileté que
Julien. Si maman rallonge les pantalons avec de larges bords de tissus pour les
prolonger une saison ou deux, Jean redonne une seconde vie aux bottines usées
dont on ne se sépare que lorsqu’elles commencent à prendre l’eau (c’est
marrant, quand les semelles se décollent et s’ouvrent devant, on dirait que le
soulier rit).
Avec les Niafs, on a définitivement enterré la
hache de guerre en 1968 autour d’un ballon rond et le sorcier Nanot fut nommé entraîneur
de la première équipe minimes d’Agny.
Chaque jeudi après-midi, on prend
son pied à l’entraînement en effectuant des contrôles, des conduites de balle, des
passes, des débordements, des centres, des têtes, des tirs et surtout un match à
la fin de l’entraînement. Pour accomplir les exercices, t’as plutôt intérêt à bien
choisir ton ballon parce qu’un seul ballon est bon. Les autres, c’est rien que du
béton. Quand tu en reçois un en pleines cuisses, ça te fait une marque rouge sur
la peau jusqu’à la fin de l’entraînement et ça ravigote le sang (pire que les
orties). Quand tu le bloques dans les roubignoles, alors là, tu frôles
carrément la syncope. Aussitôt qu’il s’écrase dans une flaque d’eau, il pèse dix
tonnes et devient impossible à lever. Remarquez, ça m’arrange bien, à cause des
têtes. Parce que les têtes, j’aime pas en faire. Surtout quand c’est Bébert qui allume une chandelle. Pour éclairer le
jeu, qu’il dit. Tu parles ! Faut être stratégique pour ne pas se trouver à la retombée de la bombe sinon tu
crains la lésion cérébrale. Si t’as le malheur de le prendre carrément sur le sommet
du crâne, ça te produit une douleur aigue dans la tête que t’y vois 36 chandelles (sans Jean Nohain).
Pour éviter de faire des têtes,
j’ai ma technique. Quand la balle est en l’air, soit je fais mine de relacer mes chaussures en
posant un genou par terre (ça marche pas mal même si Nanot me remonte les
bretelles), soit je fais semblant d’être ébloui par le soleil (même par
temps de fortes pluies). Une fois, j’ai rien vu venir : j’ai reçu le missile
en pleine poire. C’est mon pif qui a pris en premier. « Mon nez, c’est la
mer rouge quand il saigne ! » qui dit Cyrano dans Cyrano de Bergerac.
Eh bien moi, j’aurais pu dire la même chose. Mon nez a pissé le sang pendant un
quart d’heure (pire que l’œil du lapin à Gilbert). Comme ça n’arrêtait pas de
pisser, j’ai suivi, à la lettre, le conseil de Nanot : j’ai basculé la tête en
arrière. Tu parles, faut surtout pas faire ça ! (paraît que Nanot a été
secouriste à l’armée. Bravo, l’armée française, elle a bien fait de me
reconnaître : P 4 : débilité-folie !). L’entraînement terminé, on
rentre lessivés, rincés, essorés. Juste à temps pour regarder Zorro et patienter jusqu’au match du dimanche.
Jouer le
match du dimanche, c’est la récompense suprême. Tôt le matin, entassés dans la
deu-deuch de Nanot, on sillonne notre beau Pays d’Artois, super fiers de
défendre nos couleurs sur tous les terrains du District. Vous ne savez pas mais
la terreur des terrains, c’est bibi sur son aile gauche avec ses dribles
déroutants et ses démarrages fulgurants. On m’appelle Speedy Gonzalez (non, c’est
pas vrai). C’est bien connu, tous les gauchers excellent en sport et je ne
faillis pas à la règle. Ailier gauche indiscutable de l’équipe (je suis le seul
gaucher), je virevolte, drible et provoque comme Georges Lech. Nanot dit que
sur son aile, faut savoir se faire oublier. Moi parfois, je respecte à fond sa
consigne. On m’oublie tellement que j’en touche plus une.
En hiver, tout est dur comme du
béton : le terrain, les chaussures, le ballon. Difficile dans ces
conditions d’effectuer des râteaux (les grands techniciens comme moi et comme
Georges Lech comprendront ce que je veux dire). Alors, je me contente de louches
! (c’est pas pour me vanter mais des louches, j’en fais à la pelle). Le roi de
la roulette, de la talonnade et des petits ponts, c’est aussi bibi. Pour ce qui
est des râteaux, Bigard en récupère un avant le match pour égaliser le terrain.
Son second job, c’est tracer les lignes à la chaux blanche. A la façon dont elles
sont droites ou pas, on sait déjà si Bigard va réaliser un bon match sur le
bord de la touche parce que le Bigard cumule les fonctions, il est aussi juge
de touche.
Côté vestiaire, on se déshabille
dans un vieux baraquement en bois, peint aux couleurs du club « jaune
et rouge » (comme Lens). En hiver, on dispose d’un feu électrique et d’un
baquet d’eau froide pour nettoyer les godasses après le match. Faut les laver, les
brosser, les briquer. En hiver, elles sont tellement raides que t’attrapes des
ampoules aux pieds et des cloques au talon. A la fin du match, on a droit à un viandox
chaud brûlant, saupoudré de poudre de céleri. On dirait une soupe de sirop. J’ai
horreur. Je préfère boire la limonade à la régalade (et faire des rôts).
Heureusement, pour gagner les
matchs, on a Bigard !