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     LES MARIAGES CHEZ NENESSE

 

 

Qu’elle est belle - qu’elle est belle - dans sa robe de mariée... Sempiternelle ritournelle et toujours le même scénario. Le père engoncé dans son costume gris anthracite, embarrassé et fier comme un paon, conduit sa fille dans la nef de l’église. Pour la circonstance, il a enfilé sa plus belle chemise blanche.

La mariée empruntée, vêtue d’une robe en taffetas, marche lentement à ses côtés et dissimule sous son diadème de reine une coiffure improbable. Dans la vraie vie, elle se coiffe normalement mais là, elle affiche une permanente gaufrée et laquée que l’on ne reverra pas de sitôt (sauf sur la photo de mariage qui trônera vingt ans plus tard sur un meuble rococo de la salle à manger). Moi je dis que la première résolution que doit prendre la mariée, le soir même de son mariage, c’est de renoncer à cette mise en pli, complètement ridicule et invraisemblable.

La mère du marié arbore un chapeau rose fuschia extravagant (entre nous, impossible d’échapper aux chapeaux excentriques dans les mariages, certains d’ailleurs ressemblent à de véritables corbeilles de fruits). Elle veille sur l’interminable traîne que deux demoiselles et deux garçons d’honneur agrippent tant bien que mal.

Les garçons, coiffés avec une raie sur le côté, sont habillés en dimanche : chemisette à z’épaulettes, nœud papillon en soie, culottes courtes, socquettes blanches et souliers noirs lustrés. Les filles ont enfilé une robe ornée d’un nœud dans le dos et portent des barrettes dans les cheveux.  Elles sont chaussées de souliers vernis à boucles noires (qui leur font affreusement mal, vu que c’est la première fois qu’elles les mettent).

A la sortie de l’église : poignées de riz jetées en l’air et direction : le café Nénesse[1]. Tonton Auguste roule dans sa superbe Traction noire à la carrosserie rutilante et aux chromes aussi brillants que les trompettes à pompons du 11 novembre. Tonton Auguste est tellement petit qu’on n’y voit que son chapeau dépasser du pare-brise.

L’œil frétillant, Nénesse nous accueille bras ouverts. On accède à la salle de réception par une cour fermée qui sent l’urine près de la pissotière. Bénoni est ravi de consacrer un moment avec les mariés et les invités. En costume, c’est un autre homme (toujours aussi grand, cependant). Après, c’est vin blanc d’honneur - petits pains pâté  - petits pains jambon et musique flonflon : André Verchuren, Aimable. Accordéon.  Si j’avais su je serais resté célibataire  ! Richard Anthony. Si seulement tu m’avais dit la vérité - nous ne serions pas sur le point de nous quitter… (ça commence fort).

Avec sa verve habituelle, Sylvain (le mari de Georgette, la copine à maman) raconte les dernières anecdotes de sa vie (on dirait qu’il n’arrive des histoires qu’à ceux qui savent les raconter). S’il avait voulu, il aurait pu être acteur. Il a une vraie gueule de second rôle et un petit air à la Jean Lefebvre. Je l’aurais bien vu jouer dans Le Pacha au côté du bougon Gabin. Son chauffeur, par exemple. Son plaisir à Sylvain, c’est aussi de chanter Etoile des Neiges. Il ne s’en prive pas.

Dans la bonne humeur et dans la joie, les bouteilles de petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles coulent à flots, émoustillant les convives qui hurlent : « Vivent les mariés. » Vous avez remarqué : dans les mariages, y a toujours un oncle ou un cousin (plus ou moins proche ou éloigné) qui déclare la guerre à tout le monde après avoir trop forcé sur la bouteille. C’est  toujours le même. Le nôtre a consacré toute sa vie à se démolir le foie (et il a réussi). Le pénible avec les mecs qui picolent un peu trop, c’est qu’ils parlent sans qu’on leur pose de questions. Parfois, ils se persuadent même qu’ils sont d’irrésistibles Apollon et  jouent les don Juan en incommodant toutes les femmes présentes.

Au beau milieu du banquet, après avoir englouti quelques rasades de vin blanc, tonton Auguste se lève et entonne sa chanson préférée : Le joueur de turlutu (de Colette Renard).  Troula troula troulala… L’air guilleret, il chantonne toujours la même chansonnette et à chaque fois, tout le monde éclate de rire. Fort de son succès, il récidive avec : Elle est belle, elle est mignonne - C’est une bien jolie personne - Mais ça n’a pas de raison - Quand ça dit oui ça veut dire non » (ce doit être de Fernandel : La caissière du grand café). Moi, j’aime bien. Félicie aussi. Tout au long de sa prestation, la braguette de tonton Auguste reste ouverte (c’est héréditaire, il a écopé ça de papi) et ça me fait bien rire. A ses côtés, tante Andrée toussote, crachote, suffoque à cause de son éternelle quinte de toux.

Debout sur sa chaise, une serviette à la main, le cousin Daniel prend le relais avec Les filles de Camaret. La tête du cousin Daniel est un mélange de Belmondo et de Frank Alamo (les mâchoires surtout). Il a de belles dents blanches et identiques, super bien alignées (je lui envie). Après, Jojo grimpe Titine sur une table et fredonne :  Ma petite sœur bien aimée, oh oh oh…Tonnerre d’applaudissements. A la fin, chacun reprend : Quand un chanteur a bien chanté - Ses voisines ont l’ droit de l’embrasser. Et ses voisines ne s’en privent pas.

 

Moi, je dis qu’un mariage sans potage au velouté d’asperges, ça n’est pas tout à fait un mariage. Mélangé avec de la crème fraîche, un jaune d’œuf et du tapioca, c’est un vrai régal. Nanot n’a pas encore noué sa serviette que tonton Pierre avale déjà sa soupe à grandes lampées bruyantes. Tonton Pierre, on dirait Darry Cool sauf que je le verrais plutôt jouer Le Tripoteur que Le Triporteur (avec des mains et des yeux de sadique, rien que pour amuser la galerie). Tonton Pierre aime bien nous raconter ses vacances  de l’été dernier (à Saint-Aygulf) mais aussi celles de l’été prochain (à Saint-Cyprien) en nous assommant d’anecdotes qu’il entrecoupe d’un rire carnassier (tante Annick n’est jamais d’accord avec ce qu’il raconte). Entre deux vacances, il est contremaître à Soplaril. Dans ce poulailler en effervescence où une centaine de poulettes en blouse bleue gloussent autour de lui, il est comme un coq en pâte. Tante Annick, coiffée d’un chignon droit sur la nuque et perchée sur ses hauts talons noirs, joue de son charme. Tonton Pierre garde toujours un œil sur elle comme si elle s’apprêtait à conquérir tous les hommes de la planète. Il n’est pas le dernier à lui pincer les fesses pour la rigolade. Tante Annick, fine et racée, se prête volontiers au jeu (ensemble ils forment un vrai duo comique. C’est Sherley et Dino avant l’heure).

Plus le repas se prolonge, plus je m’ennuie. En fait, je n’aime pas trop les repas qui s’éternisent. Pour tout dire, je n’aime pas être où je n’ai pas envie d’être. Parfois, dans les repas interminables, on fait mine de s’amuser. On se tient par les coudes et on se balance d’un côté d’autre (c’est ennuyeux mais on se force à rire pour faire comme les gens normaux des mariages).  Parfois, on se lève et on forme une gigantesque farandole. Même ceux qui souhaitent rester assis sont tirés par leur manche. Comme dans la vie, ils n’ont pas envie mais ils y vont quand même. Contraints, forcés. Moi, j’aime pas qu’on me force. Un coup de sifflet et tout le monde fait demi-tour. Deux coups et on poursuit dans la même direction. Attention, trois coups, demi-tour. Marraine se trompe. Elle est perdue et me fait face dans un éclat de rire. Nanot est au sifflet. Normal, il est chef de gare.

 

Au milieu du repas, les mariés ouvrent le bal sur l’air du Beau Danube bleu. Après,  c’est cha cha cha, rocks,  twists, tangos et slows en veux-tu, en voilà. Les jupes des jeunes filles volent et se frôlent. Tonton Pierre lorgne sur tous ces petits culs qui gigotent. Marraine me saisit par le bras et m’entraîne au milieu du parquet. Attention tango : 1-2-3, 1-2… Le plus beau de tous les tangos du monde - C’est celui que j’ai dansé dans tes bras.  Je lui grimpe sur les pieds. Elle sourit. Pas grave. Je fais le fou et elle sourit encore en disant : « Qu’il est bête ! » Parfois, marraine sourit tellement qu’on sent bien qu’elle est triste.

Après, on valse à deux. Et plus je valse, plus j’attrape le tournis. Le murs,  les chaises, les tables : tout tourbillonne autour de moi et moi, je tourne et tourne encore comme une toupie déboussolée. Au passage, je bouscule tante Andrée. Je m’excuse. A la fin, je rejoins ma place, K.O. debout, comme un boxeur groggy rejoint son camp après le gong. J’ai beau être assis, on dirait que les invités changent de place. Après quelques minutes de répit, je me hasarde au cha cha cha. En rythme et en ligne. Un pas à gauche, je commence par la jambe droite, demi-tour. Faut suivre. Gauche-droite, je me mélange les pinceaux (comme d’habitude). A un moment de la soirée, tonton Auguste parle politique. Il dit : «  Une seule solution : la révolution. » Papa ne reconnaît plus personne. On dirait que ses yeux ne sont plus les siens. Moi, j’ai chaud aux oreilles à cause du champagne.

La fin du banquet s’achève par la danse du tapis. On s’agenouille devant l’élu(e) de son cœur. Baisers sur les joues, nouvel envol et puis nouvelle génuflexion  au milieu des rires et des exclamations. L’heure approche de la mise aux enchères de la jarretière de la mariée. Tonton Auguste joue les camelots. Il retrousse ses manches et soulève la robe de la mariée (juchée sur la table) au fur et à mesure que l’argent emplit le saladier d’argent.

 

Puis vient le moment tant attendu de la traditionnelle pièce montée : une pyramide impressionnante, composée de choux et de petits grains de sucre avec des feuilles de pain azyme vert pistache et des roses en pâte d’amande. Le tout posé sur un socle de nougatine avec un couple de mariés, perché et figé au sommet (comme un symbole). C’est marrant, dans les mariages, on croise beaucoup de couples qui ne se supportent plus après avoir été follement amoureux. On dirait que l’amour devient vite un droit à tyranniser l’autre dans le poison des jours ordinaires. Moi, je me demande toujours au bout de combien de temps l’inévitable agacement réciproque va se produire ?  On le sens, le pressent, le suppute, le subodore.. Parfois, je sens les gens tellement piégés par leur propre vie que je me sens pousser des ailes. Faut dire que dans la vie, tout est fait pour qu’on s’éloigne de soi. Faut tenir bon.

 



[1] Ernest Ménage (dit Nénesse) a tenu le café (rue Pasteur) pendant quinze ans de 1954 à 1969 (La Calèche  aujourd’hui)