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 LES  ECALETTES

 

 

Au catéchisme, Bénoni nous avait enseigné que Pâques se célébrait toujours le premier dimanche qui suit la pleine lune de l’équinoxe du printemps !  Nous, on avait dit amen  mais on n’avait rien compris à son charabia. D’après ses savants calculs, Pâques pouvait se fêter au plus tôt : un 22 mars (la dernière fois, c’était en 1818 et la prochaine fois, ce sera en 2285 !) et au plus tard : un 25 avril (1943 la dernière fois  et 2038, la prochaine).  

Nous, ce qu’on savait, c’est qu’à Pâques, il fallait « faire ses Pâques » et que cette locution englobait une série de rituels religieux à respecter. D’abord : communier. Et avant : se confesser. « Faute avouée est à moitié pardonnée », affirmait Bénoni, s’empressant  d’ajouter  que «  pour éviter le  péché, il faut fuir l’occasion ». Eviter de tenter le diable, quoi (pas faux mais difficile à tenir).

 

Moi, au confessionnal, je ne lui disais pas tout à Bénoni. Pas question de lui ouvrir mes petits jardins secrets. Je ne lui aurais jamais révélé que je jouais au docteur avec Murielle (et Jean-Marc). Et pis quoi encore ! Comme il fallait tout de même lui lâcher quelque chose, histoire de ne pas passer pour un saint, je lui avouais des petits péchés insignifiants du genre : « j’ai triché en jouant aux coureurs ». Ce genre d’aveux ne prêtait pas à conséquence et ne me culpabilisait pas outre mesure (même si dans ma petite tête, je me demandais pourquoi Dieu s’intéressait autant aux  mensonges).

A la confesse, Cucu, c’était carrément motus et bouche cousue. Si Bénoni s’imaginait qu’il allait lui faire des confidences, il se mettait le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Même sous la torture, Cucu ne lui aurait jamais avoué que lorsque sa mère lui glissait deux pièces de vingt centimes pour la messe, il se ravitaillait d’abord en bonbons (chez Quinquin) avant de déposer le maigre solde (un ou deux centimes) dans la corbeille. Il ne lui aurait jamais avoué non plus qu’il piquait des malabars malgré la surveillance obsessionnelle de Madame Quinquin. De toute façon, s’il avait lâché le morceau, Bénoni aurait été capable de bondir du confessionnal et de lui en coller une. Même deux. Alors, il préférait mentir par omission. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Moi, ce que je garde de ce tête à tête particulier avec Bénoni, à travers la fine cloison en bois perforée de petits trous qui nous séparait, c’est l’aigreur de son haleine persistante.

 

La fête de Pâques annonçait aussi la fin du carême, période de jeûne et d’abstinence préparant les chrétiens à la Passion du Christ. Situés entre le mardi gras et la fête pascale, ces quarante-six jours étaient placés sous le signe de la sobriété et des privations en tout genre. Pas de gaudriole ni de galipettes sous la couette. La diète, quoi (moi, je trouve que les religions sont faites de beaucoup trop de sacrifices  et d’interdictions. Les contraintes dans la vie sont suffisamment multiples pour ne pas en rajouter. Vous ne trouvez pas ?).

Pour les enfants de chœur : « faire ses pâques » signifiait aussi passer chez l’habitant annoncer les Offices du jeudi, du vendredi et du samedi saint. Comme les cloches s’envolaient pour Rome, on se munissait d’une écalette qu’on agitait comme des malades.

Au fil des années, je dois avouer que ce service rendu était devenu un véritable sacrifice pour Philippe et moi : l’appât des œufs et l’attrait des pièces ne compensant pas la frustration de ne pouvoir jouer aux coureurs, au foot ou à la balançoire[1].

 

Pour faire crisser les écalettes, on partait de bon matin, dans la fraîcheur de l’aube. Fixé derrière le presbytère, le rassemblement nous permettait de pénétrer exceptionnellement le domaine privé de Bénoni. Pour annoncer les Offices de la semaine sainte et récolter le fruit de notre travail le samedi, on se divisait en deux groupes. Le premier ratissait le bas du Vieil Achicourt, composé en majorité de fermes. C’était l’assurance au moins de faire provision d’œufs. Le circuit empruntait principalement le Malvaux, le Belloy, la rue Victor Hugo et la rue Pasteur. Le second bataillon  couvrait le haut, c'est-à-dire principalement : la rue des écoles, du cimetière et la rue Paul Hantz : le quartier des frères Van der Linde, Flippe et Esquenet  (pour nous, la rue Paul Hantz, c’était déjà plus tout à fait Achicourt alors vous pensez bien qu’on choisissait le bas).

 

On partait à l’assaut des rues, conduisant la charrette, à tour de rôle. Elle débordait de paille pour mieux nicher les œufs tandis qu’une bourse, accrochée à l’avant, recevait le précieux butin de pièces. Cucu la pilotait comme un vrai bolide, faisant des omelettes avant l’heure. Parce que la véritable omelette se dégustait traditionnellement le samedi midi chez l’un d’entre nous. L’omelette ? Tout est dans la façon de battre les œufs. Avec légèreté et persévérance.  Je me souviens de l’omelette de Maria,  moelleuse et baveuse et son extrême gentillesse à nous la servir. Qu’elle était somptueuse et onctueuse aussi celle de Madame Verhelle, la mère de Dodo. Madame Verhelle nous avait accueillis avec du bonheur dans le cœur et une lumière douce dans les yeux. Vous ne savez pas mais Dodo (l’enfant Do) comme un ado trop vite monté en graine, a poussé comme un échalas, l’année de ses treize ans. Résultat : en septembre, il avait la carrure d’une girafe en cure et dépassait d’une bonne tête Bénoni, ce qui eut le don d’exaspérer notre Bénoni national, passablement irrité que Dodo ose devenir plus grand que lui. Si bien qu’un dimanche matin, il lui a dit texto : « Si tu veux, tu peux t’arrêter de servir la messe » (à défaut de l’empêcher de grandir !). Même si c’était dit sur le ton de la plaisanterie, cette injonction ne vous rappelle pas quelqu’un ? De Funes dans La Folie des Grandeurs, alias Don Sallustre qui ne supporte pas que son valet Blaze soit plus grand que lui. « Regardez-moi, vous êtes mon valet, vous êtes trop grand », grogne-t-il en le contraignant  à marcher accroupi à côté de lui.

 

Pour revenir aux écalettes, une scène me revient en mémoire. Rue La Fontaine. Deux fermes isolées au loin et la perspective de faire provision d’oeufs. Je jette mon dévolu sur la première. Aussitôt le loquet soulevé,  je tombe nez à nez avec le diable en personne, une fourche à la main. Lui devant moi. Moi devant lui. Alors, moi bond en arrière de dix mètres parce que moi reconnaître le diable. Quand il est rond comme une queue de pelle, il pique un roupillon sous le porche de la grange voisine, affalé sur un tas de paille. Avant de sombrer dans les vignes du seigneur, il éructe des jurons de charretier à grands coups d’éclats de voix. Faut dire que quand il entreprend la tournée des grands-ducs, il écluse tous les cafés d’Agny avant de dévaler la rue à toute allure aux commandes de son attelage (pire que Ben-Hur dans les arènes de Rome). Soûl comme une grive et grossier comme un pain d’orge, il reste en carafe sous le porche de la grange de Baïonnette. Cachés  derrière la haie, Philippe et moi, on l’entend cracher toute sa rancoeur à coups de grossièretés. Et puis, quand il est assoupi, on s’approche de lui pour s’assurer qu’il est encore vivant. « Je crois qu’il respire encore », murmure Philippe. « C’est donc qu’il n’est pas mort. »

 

- Va vire l’ patronne !  grommela-t-il, en me pointant du doigt, une veille dame aux cheveux blancs, occupée à lier des branches pour en faire un balai.  

Cette vieille dame (qui ressemblait étrangement à la sorcière du Petit Magicien d’Oz) était connue sous le seul sobriquet de Julie-qué-malheur.

Faut dire qu’à l’époque, pour distinguer les membres des douze familles qui composaient la majorité du village, la plupart des habitants étaient affublés d’un sobriquet (au jeu des familles, je demande la famille : Distinghin, Bienfait, Bonnel, Caron, Dehay, Delattre, Houplain, Legrand, Sélame, Vasseur, Wache et Pavy).

Certains sobriquets évoquaient des traits physiques : Moustachu, Magrosse, Gueule-rouge, Gamb’Raide, Milimète. D’autres, des noms de métiers : ch’rintier, ch’michaud, ch’meunier (surnom donné à Jean Hacart, le dernier meunier du village[i]). Certains trahissaient des traits de caractère : Ch’dragon, Pas Pressé, Mon Prinche, Ch’Prélat, Longfu. D’autres encore portaient des surnoms animaliers : Lafouine, Mon minet, Lasouris, Lalouette, Lémichon (escargot). Certaines appellations demeuraient plus énigmatiques : Charles Baïonnette, Pilate ou bien Bidart. Charles Baïonnette, moi je l’aurais bien appelé : La chique, vu qu’il chiquait tout le temps. Vous ne savez pas ce qu’il faisait ? Il planquait sa boule de tabac sous sa casquette avant de la porter à la bouche et de la cracher par terre. Quelle horreur !

 

-  Approche, murmura la vieille dame.

Puis elle alla quérir six œufs, me les offrit et me glissa discrètement dans le creux de la main, une pièce de 5 francs. Comme quoi, on n’apprend jamais assez à se méfier des apparences.

Tenez, la Jeannine à qui j’aurais donné le bon Dieu sans confession (vous savez, celle qui promenait en laisse son petit chien blanc avec un œil au beurre noir, eh bien, j’ai appris dernièrement qu’elle faisait ses petites affaires avec des messieurs du quartier en accomplissant son petit tour. Je comprends mieux pourquoi elle souriait tout le temps. La coquine.

 



[1] Cf. La balançoire dans Chasseur de Rimes.



[i] LE MOULIN HACART : Achicourt, célèbre pour ses maraîchers, l’est aussi pour ses moulins. La commune en compte près d’une vingtaine au XIXe siècle. La plus ancienne mention de moulin (le moulin à blé de Hées) date de 1250. En 1321, les archives de l’abbaye Saint-vaast mentionnent « les moulins à vent de Caumont » servant à moudre le blé. On en retrouve des traces régulièrement entre 1400 et 1769. En 1790, Achicourt compte 11 moulins à vent et 3 à blé. Au début des années 1800, il en existe 16 dont la majorité produit de l’huile (14). En 1853, on en relève encore 13 dont 12 sur pivot et un sur tourelle. Le moulin (Jean) Hacart (du nom de son dernier propriétaire), appelé aussi le moulin de La Tourelle,  fut le dernier moulin en activité à Achicourt. Construit au début des années 1800, chemin du Caumont, par Jean Etienne Chevalier ( propriétaire du terrain et marchand demeurant à Arras), le moulin est à l’origine un moulin à tordre l’huile. Il se transforme en moulin à blé dans les années 1840 avant se reconvertir dans l’huile. Détruit en 1915 au cours de la première guerre mondiale, il a été construit sur ses fondations le Moulin de La Tourelle en 1994.