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LES COURSES DE COUREURS

 

 

Assis en tailleur, à quatre pattes ou allongés par terre, avec Philippe, on passe des heures à faire avancer nos petits coureurs, un par un,  sur le carrelage de la cuisine ou de la salle à manger.

En cyclisme, quatre nations tiennent le haut du pavé : l’Italie, la Belgique, l’Espagne et la France. Les champions italiens ont des noms aux accents chantants : Felice Gimondi, Marino Basso, Vittorio Adorni, Giani Motta… Les coureurs belges sont plutôt dans le…vent avec Van Looy, Van Springel, Van Neste, Van Ryckeghem … Les Espagnols, à l’aise dans la montagne, se nomment Bahamontes, Jimenez, Gonzales, Perez-Frances... Et les Français, me direz-vous, eh bien les Français portent des noms bien de chez nous : Jean-Pierre Genet, Roger Pingeon, Lucien Aimar, André Delisle et surtout Raymond Poulidor et Jacques Anquetil (les frères ennemis). Philippe supporte à fond Anquetil et moi, je soutiens à mort Poulidor.

Alors, au moment de jeter les dés pour faire avancer Anquetil, Philippe a le chic pour te les trafiquer. Je vous jure que c’est vrai. Il les secoue vigoureusement dans ses mains jointes en les entrechoquant comme des osselets pendant au moins dix secondes et les éclate contre le carrelage. Les dés n’en finissent pas de rouler avant d’afficher un super gros score : 10 ou bien 11. Pire encore : 12. Lorsqu’ils indiquent 12, nos règles permettent à Philippe de relancer un dé et d’ajouter les nouveaux points aux douze déjà acquis. Une sorte de bonus. Je ne vous dis pas le bond que fait Anquetil. Il s’échappe et prend deux minutes d’avance sur le peloton en un seul coup (un écart de deux carrelages entre deux coureurs équivaut à dix secondes de retard au décompte final).

Quand vient le tour du malheureux Poupou, vous pouvez très bien ne pas me croire mais je n’invente rien et je vous jure que c’est vrai  (même s’il vous soutiendra le contraire), le Philippe te fait un jet insignifiant. Une crotte de bique de rien du tout. Un pet de lapin. Les dés collés dans sa paume de main heurtent, mollassons et flasques, le carrelage sans même rouler et affichent  minablement un 2, un 3 ou un 4. Lui, j’en suis sûr, il vous dira le contraire mais écoutez-moi, pourquoi alors, en plein milieu de la course quand j’ai le dos tourné, pour ne pas que j’abandonne la partie, il rectifie le tir en avançant Poupou d’une petite case. Il vous dira qu’il a pitié de moi parce que je le menace d’arrêter la partie. Facile, trop facile.

Tant que vous y êtes, interrogez-le aussi sur le Monopoly. Demandez-lui pourquoi il veut absolument tenir la banque. Vous savez pourquoi ? Il dit que c’est parce que c’est le plus âgé de nous  quatre. Mon oeil. Comme tout banquier qui se respecte, dès qu’on a le dos tourné, il en profite pour piquer dans la caisse un gros billet rouge de 50 000 ! Même deux. Du coup, à la fin, il est propriétaire des trois quarts des quartiers avec des hôtels rouges partout. Vous voyez bien qu’il triche puisqu’il rigole avec son rire à la Fernandel en disant : « Mais non ! » Il est banquier et c’est lui qui vole la banque. Cherchez l’erreur ! Y en a pas. Il a dû le faire au moins une fois, ça j’en suis sûr. Je vous le jure. Sur la tête de Bénoni. Tu crois que mon nez s’allonge comme celui de Pinocchio quand je dis ça ? Non, c’est qu’il est déjà allongé.

 

En tout cas,  moi  je suis remonté comme une pendule lorsque les dés affichent un score minable. Comprenez que je l’ai mauvaise alors je traite Philippe de tricheur. Mais à bien réfléchir, c’est moi qui suis peut-être mauvais joueur. Comme si le fait de rouler les dés plus ou moins vigoureusement influençait le résultat. Moi j’affirme que oui. Lui soutient que non. N’empêche que Poupou rétrograde au fil de l’étape et finit par décrocher du peloton lamentablement. Heureusement, il limite la casse grâce à la course d’équipe. Eh oui, avec nos règles à nous, on peut jouer la course d’équipe (comme en vrai). Après le dernier coup de dés, à l’heure des comptes, ses coéquipiers (qui stockent des points tout au long de l’étape), bouchent les cassures. En formant une chaîne, Riotte et Genêt assurent la jonction pour leur leader et Poupou (sans donner le moindre coup de pédale) réintègre le peloton in extremis.

Je vous explique comment. Pour rendre les courses plus proches de la réalité avec des démarrages fulgurants, des échappées, un superbe peloton compact, des chutes, des crevaisons, des coups de pompe et des dopés, on a inventé des règles super  bien.

Chaque coureur possède, comme qui dirait, un compte courant ! Tout au long de la course, selon les coups de dés, chacun des champions peut épargner une partie des points obtenus ou alors faire crédit de points. Ce capital points (crédités ou débités) exige une vigilance dans la comptabilité. Les débiteurs, en fin de course, rétrogradent obligatoirement du nombre total de points à rendre. Logique. Par contre, les coureurs créditeurs peuvent utiliser la totalité ou une partie des points capitalisés pour colmater les brèches pour leurs leaders distancés en comblant  ou diminuant les écarts. Stratégie d’équipe oblige. Vous avez compris ? Non ! C’est normal, je n’ai jamais su très bien expliquer mais en réalité, ça n’est pas très compliqué et ça fonctionne très bien.

Bref, à l’heure des comptes, après le dernier coup de dés, on assiste à des remontées fulgurantes ou à des défaillances spectaculaires. Le vainqueur peut être un vainqueur surprise, ayant accumulé suffisamment de points pour terminer en boulet de canon et coiffer sur le fil tous les autres coureurs.

 Attention, au cours de la course, deux fois « 2 » entraînent une crevaison. Le coureur passe son tour. Deux fois « 3 » et c’est la chute assurée (deux tours perdus). Deux fois « 12 » et vous êtes suspectés de dopage. Si votre numéro est tiré au sort à la fin de l’étape, c’est l’élimination directe (ça ne rigole pas avec le dopage). On est tellement heureux de jouer que parfois on aligne quatre étapes dans la journée (comment voulez-vous après ça que les coureurs ne se dopent pas !). Philippe note le classement de l’étape sur des agendas Ferrodo de la Maison Petit (que papa nous offre à Noël). Il additionne les temps et établit le classement général. Moi, je fais Chapatte. Je commente la course et, à la fin de la retransmission, je dis : « A vous Cognacq-Jay, à vous Catherine Langeais. » Comme en vrai.  

 

Anquetil, Poulidor ! Je ne vous dis pas comment nos yeux se sont illuminés d’étoiles, le jeudi 26 août 1965, lorsque, pressés contre des barrières métalliques, on a vu nos deux héros rouler à un mètre de nous.  C’était au Critérium des As (organisé chaque année, le jeudi de la Fête d’Arras). Anquetil était flanqué de son maillot moche et terne Ford Gitane tandis que Poupou, superbe et tout, arborait une magnifique tunique aux couleurs éclatantes violet et jaune de chez Mercier. Anquetil et Poulidor, en chair et en os, devant nous, vous imaginez ? A chacun de leur passage, je rêvais les yeux ouverts et mon cœur battait super fort.

Ce jour-là, Anquetil n’eut pas besoin du coup de main de Philippe pour s’imposer : son coup de pédale suffit. Pourtant, à cause d’une crevaison, il s’était pris rapidement un tour dans les niflettes (bien fait pour lui). J’avais beau freiner avec mes pieds, prier le bon Dieu pour qu’il crève une seconde fois, dans une fulgurance stupéfiante, il est revenu sur le peloton, l’a avalé tout cru et a franchi la ligne d’arrivée en vainqueur avec une minute d’avance sur Anglade. A l’intérieur, je bouillais plus fort qu’un volcan parce que devant un verdict aussi évident, ma mauvaise foi ne servait à rien. Alors, j’ai rongé mon frein en silence. Poupou encore battu et largement, plus largement qu’au Tour de France 1964 où malgré sa victoire homérique sur les pentes du Puy de Dôme (après un fantastique mano a mano avec son ennemi juré), il perdit le Tour pour 14 secondes. Vous m’entendez 14 petites secondes ! J’étais le plus malheureux du monde. Pire, il rata encore la tunique jaune pour 8/100ème de seconde lors du prologue du Tour 1973. Vraiment pas veinard. Ça m’avait foutu un sacré coup au moral. Alors, vous pensez bien que j’ai explosé de joie lorsqu’il triompha du grand Merckx en personne dans le Paris-Nice 1972, à près de 36 ans, s’il vous plaît. Magnifique, n’est-ce pas ? J’en parle encore de l’émotion dans la voix. Parce qu’attention, Poupou, l’éternel second, le collectionneur des places d’honneur, je vous le dis au passage, il a quand même gagné une soixantaine de courses et pas des moindres : Milan-San Remo, La Flèche Wallonne, Le Tour d’Espagne, le Championnat de France, le Critérium national, le Trophée des Espoirs à… 35 ans ! Z’avez vu comme il était bon !

Au Critérium des As, il a terminé deuxième en 1966 derrière Planckaert (dans une clameur indescriptible et invraisemblable : la mienne !). Il n’a jamais remporté Les 4 jours de Dunkerque (notre Tour de France à nous). Rien que des places d’honneur. Ne me demandez pas pourquoi Les 4 jours de Dunkerque dure cinq jours. Je n’en sais rien. Remarquez, la guerre de Cent ans dura bien 116 ans alors on n’est pas à une journée près.

 

Je vous l’apprends peut-être mais Poupou est passé échappé seul, devant la maison, dans le Tour de France 1971 avec 24… heures d’avance sur le peloton. Vous m’avez bien entendu : vingt quatre heures d’avance. Eh bien, il n’a même pas été fichu de le gagner. Faut dire qu’il ne le courait pas vraiment. Il s’était contenté de le précéder, en éclaireur, une journée avant les coureurs pour RTL. J’avais patienté une heure dehors pour ne pas le rater alors, quand il est passé, j’ai levé les bras en sautant de joie bras avant de le prendre en photo (de dos). Ce n’est pas tous les ans que le Tour de France traversait Achicourt, alors le lendemain, quand la caravane a emprunté notre rue, c’était la fête. On agitait nos mains en l’air comme des fous pour récupérer des casquettes en papier. La caravane du Tour, c’était quoi ? Des camionnettes avec des grandes cafetières gonflables de deux mètres de haut. D’autres qui prenaient la forme de bonbonnes de Butagaz ou de fusées Pathé-Marconi. D’autres encore peintes aux couleurs de Ricard. Et puis, en queue de défilé,  des motards de la gendarmerie française jouant les équilibristes sur leurs engins tous phares allumés.

 

Dans la région arrageoise, dans les années 1950, notre champion  cycliste ne s’appelait pas Raymond Poulidor mais Ernest Ménage, dit Nénesse (surnommé aussi  l’homme du rail ou le troisième mousquetaire en référence à ses coéquipiers : Laurent Blin et Gilbert Scodeller). Nénesse obtint son premier titre de gloire en engrangeant trois succès d’affilée dans la cité atrébate la même année  (1951). D’abord, à Méaulens, puis sur la place du 33ème régiment (où Félicie devait encore traîner) et enfin, dans le quartier Ronville. Mieux que ça, il remporta le Paris-Arras[i] amateur en 1953. Pas mal, hein ! Deuxième encore du Circuit des Ardennes l’année suivante, 5ème du Tour de Champagne et 12ème du Grand prix d’Isbergues dans l’équipe Bertin.  

Cheminot de métier, Nénesse travaillait toute la semaine à  la petite vitesse (!) et passait la surmultipliée, le dimanche. A chacune de ses sorties, il ne ménageait pas ses efforts,  menant la course à un train d’enfer. Quand il courait à la maison, Nénesse se postait délibérément à l’avant-garde du peloton, accrochait le bon wagon et franchissait la ligne d’arrivée à chaque fois en vainqueur et en solitaire pour la plus grande joie de ses supporters. Faut dire qu’il connaissait le secteur comme sa poche. A se demander s’il ne prenait pas des raccourcis ! Les mauvais coucheurs (ou coureurs) vous diront que oui. Moi, je vous dis que non. Il était simplement le meilleur.

Après Nénesse, un autre Achicourien Bernard Van Der Linde s’est illustré dans la discipline. Il a même été coureur professionnel de 1968 à 1971. Eh oui ! Je me demande encore aujourd’hui pourquoi il n’a pas été sélectionné parmi les quarante deux petits coureurs en métal qui composaient notre peloton. Peut-être le fait qu’il n’ait jamais participé au Tour de France a-t-il été préjudiciable pour lui ? Ou alors, y avait-il trop de bons coureurs français à l’époque ? Sauf que Bernard, c’était plus qu’un français, c’était un Achicourien !

Coéquipier de Bernard Thévenet chez Peugeot de 1968 à 1970, il a pédalé ensuite pour Bic au côté de Luis Ocana en 1971  et de la kyrielle de jeunes talents nordistes  (Leblanc, Crépel, Palka, les frères Santy et Vasseur). Il s’est classé 20ème de Milan-San Remo en 1968, à 22 ans. Eh oui ! Il a été crédité du même temps que le vainqueur Rudi Altig, talonnant Poupou (5ème) et devançant Eddy Merckx (31ème). C’est pas tout, notre Achicourien s’est échappé dans le Paris-Roubaix 1968 avec trois autres coureurs. Rejoints par Pingeon, les fuyards ont compté près de cinq minutes d’avance avant de céder sur crevaison, les uns après les autres, juste avant la trouée d’Arenberg (inaugurée pour la circonstance). Bernard a fini 2ème à Maubeuge (sa meilleure place en pro). En amateur, il avait remporté Paris-Rouen en 1967. Pas mal hein !

Moi, j’aime bien les êtres qui assouvissent leur passion et vont jusqu’au bout de leurs rêves. Alors, bravo Bernard ! Et vous, qu’avez-vous fait de vos rêves ? Etes-vous au moins heureux ? (Bernard a un point commun avec moi : il  est né un 14 juin mais dix ans plus tôt (en 1946) et à Amsterdam).

 

Moi, le premier vélo que j’ai eu n’avait pas de roue. Je vous jure que c’est vrai. C’était un vieux biclou ne valant pas un clou. Je faisais du surplace avec, en pédalant dans le vide, mais qu’est-ce que j’ai parcouru de kilomètres. Dans ma tête. J’étais Poupou, surtout que dans le dos de mon maillot violet à courtes manches, j’avais écrit au feutre noir : Mercier. Le second vélo que j’ai eu (un vrai, cette fois-ci), était un gros routier rouge (acheté chez Grolez) avec des roues énormes, des garde-boue et un porte-bagages. Il était légèrement différent du demi-course de Philippe avec ses fins boyaux, son double plateau et ses tas de vitesses. On pensait peut-être que je tiendrais mieux avec des gros pneus. Je tenais peut-être mieux mais j’allais beaucoup moins vite.

 

Pour revenir à Poulidor, j’ai oublié de vous préciser qu’après avoir eu Maître Jacques comme rival dans les années 60, il s’est confronté ensuite au cannibale Eddy Merckx avant de se frotter à Bernard Hinault. Il n’a pas couru sous le règne de Miguel Indurain ni avec l’extraterrestre Lance Armstrong.  

Avec un nom à décrocher la lune, celui-là élimine ses adversaires, les écrase, les écoeure avec une insondable insolence. Trop froid. Trop fort. Sous la peau, on dirait qu’il a un corps composé d’une matière inconnue ou tout au moins indétectable qui résiste à tous les tests possibles et imaginables. Ca n’est pas superman, c’est Bioman. Il ne respire pas. Ne souffle pas. Ne transpire pas. Il avance à la même cadence sans forcer ni souffrir. Pilotage automatique. Robotique. Jamais de coup de pompe, de défaillance et de fringale. Rien. Suspecté par la patrouille mais jamais confondu.  Dès que le terrain s’élève, comme une rampe de lancement, il lance sa fusée à huit étages (ses huit coéquipiers). A l’approche du sommet, dès que le huitième étage est allumé, comme un satellite mis sur orbite, il s’installe aux commandes, tourne autour de ses adversaires, les ridiculise avant de franchir la ligne d’arrivée en vainqueur. C’est la tactique du galactique.

Rappelez-vous, les pentes du Ventoux : le Mont chauve : Vingt et un kilomètres dantesques dans la caillasse et la fournaise. Dans ce paysage lunaire (où Poupou s’imposa en 1965, où Tom Simpson s’effondra en 1967 et où Merckx s’asphyxia en 1973), l’Américain mouline sur un tout petit braquet et réussit une fin d’ascension ahurissante. Entre soleil et calcaire, il dépose El pirato Marco Pantani, littéralement scotché sur place. Hallucinant !

 

Depuis, je suis redescendu sur terre avec mes rêves d’enfant brisés parce que j’ai l’impression que rien n’a vraiment changé depuis Tom Simpson. N’avoue jamais, jamais, jamais… Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté. Dommage parce que Le Tour de France, c’est un plaisir d’enfance et les champions cyclistes, de vrais athlètes qui méritent le respect.



[i] La classique PARIS-ARRAS s’est courue pour la première fois en 1923, sacrant Jean Hillarion. L’épreuve fut disputée jusqu’en 1937. En 1945, les Nordistes Louis Desprez et César Marcelak (sacré l’année suivante) se disputèrent la victoire pour le retour de la classique au calendrier. Cette course fut l’occasion pour des Arrageois de briller avec Ernest Ménage (vainqueur en 1953 et deuxième l’année suivante), Roland Blin en 1955 (et deuxième en 1958) et Gilbert Dourdin en 1956. Pierre Devise fut le dernier vainqueur en 1959.