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LES COURSES DE COUREURS
Assis en tailleur, à quatre pattes ou allongés par terre, avec
Philippe, on passe des heures à faire avancer nos petits coureurs, un par un, sur le carrelage de la cuisine ou de la salle
à manger.
En cyclisme, quatre nations tiennent le haut du pavé : l’Italie,
Alors, au moment de jeter les dés pour faire avancer Anquetil, Philippe
a le chic pour te les trafiquer. Je vous jure que c’est vrai. Il les secoue
vigoureusement dans ses mains jointes en les entrechoquant comme des osselets pendant
au moins dix secondes et les éclate contre le carrelage. Les dés n’en finissent
pas de rouler avant d’afficher un super gros score : 10 ou bien 11. Pire
encore : 12. Lorsqu’ils indiquent 12, nos règles permettent à Philippe de
relancer un dé et d’ajouter les nouveaux points aux douze déjà acquis. Une
sorte de bonus. Je ne vous dis pas le bond que fait Anquetil. Il s’échappe et
prend deux minutes d’avance sur le peloton en un seul coup (un écart de deux
carrelages entre deux coureurs équivaut à dix secondes de retard au décompte
final).
Quand vient le tour du malheureux Poupou, vous pouvez très bien ne pas
me croire mais je n’invente rien et je vous jure que c’est vrai (même s’il vous soutiendra le contraire), le
Philippe te fait un jet insignifiant. Une crotte de bique de rien du tout. Un
pet de lapin. Les dés collés dans sa paume de main heurtent, mollassons et
flasques, le carrelage sans même rouler et affichent minablement un 2, un 3 ou un 4. Lui, j’en suis
sûr, il vous dira le contraire mais écoutez-moi, pourquoi alors, en plein
milieu de la course quand j’ai le dos tourné, pour ne pas que j’abandonne la
partie, il rectifie le tir en avançant Poupou d’une petite case. Il vous dira
qu’il a pitié de moi parce que je le menace d’arrêter la partie. Facile, trop facile.
Tant que vous y êtes, interrogez-le aussi sur le Monopoly. Demandez-lui pourquoi il veut absolument tenir la banque.
Vous savez pourquoi ? Il dit que c’est parce que c’est le plus âgé de nous quatre. Mon oeil. Comme tout banquier qui se
respecte, dès qu’on a le dos tourné, il en profite pour piquer dans la caisse un
gros billet rouge de 50 000 ! Même deux. Du coup, à la fin, il est
propriétaire des trois quarts des quartiers avec des hôtels rouges partout. Vous
voyez bien qu’il triche puisqu’il rigole avec son rire à
En tout cas, moi je suis remonté comme une pendule lorsque les
dés affichent un score minable. Comprenez que je l’ai mauvaise alors je traite Philippe
de tricheur. Mais à bien réfléchir, c’est moi qui suis peut-être mauvais joueur.
Comme si le fait de rouler les dés plus ou moins vigoureusement influençait le
résultat. Moi j’affirme que oui. Lui soutient que non. N’empêche que Poupou rétrograde
au fil de l’étape et finit par décrocher du peloton lamentablement. Heureusement,
il limite la casse grâce à la course d’équipe. Eh oui, avec nos règles à nous,
on peut jouer la course d’équipe (comme en vrai). Après le dernier coup de dés,
à l’heure des comptes, ses coéquipiers (qui stockent des points tout au long de
l’étape), bouchent les cassures. En formant une chaîne, Riotte et Genêt assurent
la jonction pour leur leader et Poupou (sans donner le moindre coup de pédale) réintègre
le peloton in extremis.
Je vous explique comment. Pour rendre les courses plus proches de la
réalité avec des démarrages fulgurants, des échappées, un superbe peloton
compact, des chutes, des crevaisons, des coups de pompe et des dopés, on a
inventé des règles super bien.
Chaque coureur possède, comme qui dirait, un compte courant ! Tout
au long de la course, selon les coups de dés, chacun des champions peut
épargner une partie des points obtenus ou alors faire crédit de points. Ce
capital points (crédités ou débités) exige une vigilance dans la comptabilité.
Les débiteurs, en fin de course, rétrogradent obligatoirement du nombre total
de points à rendre. Logique. Par contre, les coureurs créditeurs peuvent utiliser
la totalité ou une partie des points capitalisés pour colmater les brèches pour
leurs leaders distancés en comblant ou
diminuant les écarts. Stratégie d’équipe oblige. Vous avez compris ?
Non ! C’est normal, je n’ai jamais su très bien expliquer mais en réalité,
ça n’est pas très compliqué et ça fonctionne très bien.
Bref, à l’heure des comptes, après le dernier coup de dés, on assiste à
des remontées fulgurantes ou à des défaillances spectaculaires. Le vainqueur peut
être un vainqueur surprise, ayant accumulé suffisamment de points pour terminer
en boulet de canon et coiffer sur le fil tous les autres coureurs.
Attention, au cours de la
course, deux fois « 2 » entraînent une crevaison. Le coureur passe son
tour. Deux fois « 3 » et c’est la chute assurée (deux tours perdus).
Deux fois « 12 » et vous êtes suspectés de dopage. Si votre numéro est
tiré au sort à la fin de l’étape, c’est l’élimination directe (ça ne rigole pas
avec le dopage). On est tellement heureux de jouer que parfois on aligne quatre
étapes dans la journée (comment voulez-vous après ça que les coureurs ne se
dopent pas !). Philippe note le classement de l’étape sur des agendas Ferrodo de
Anquetil, Poulidor ! Je ne vous dis pas comment nos yeux se sont
illuminés d’étoiles, le jeudi 26 août 1965, lorsque, pressés contre des
barrières métalliques, on a vu nos deux héros rouler à un mètre de nous.
C’était au Critérium des As (organisé
chaque année, le jeudi de
Ce jour-là, Anquetil n’eut pas besoin du coup de main de Philippe pour s’imposer :
son coup de pédale suffit. Pourtant, à cause d’une crevaison, il s’était pris rapidement
un tour dans les niflettes (bien fait pour lui). J’avais beau freiner avec mes
pieds, prier le bon Dieu pour qu’il crève une seconde fois, dans une fulgurance
stupéfiante, il est revenu sur le peloton, l’a avalé tout cru et a franchi la
ligne d’arrivée en vainqueur avec une minute d’avance sur Anglade. A
l’intérieur, je bouillais plus fort qu’un volcan parce que devant un verdict aussi
évident, ma mauvaise foi ne servait à rien. Alors, j’ai rongé mon frein en
silence. Poupou encore battu et largement, plus largement qu’au Tour de France
1964 où malgré sa victoire homérique sur les pentes du Puy de Dôme (après un
fantastique mano a mano avec son ennemi juré), il perdit le Tour pour 14
secondes. Vous m’entendez 14 petites secondes ! J’étais le plus malheureux
du monde. Pire, il rata encore la tunique jaune pour 8/100ème de
seconde lors du prologue du Tour 1973. Vraiment pas veinard. Ça m’avait foutu
un sacré coup au moral. Alors, vous pensez bien que j’ai explosé de joie lorsqu’il
triompha du grand Merckx en personne dans le Paris-Nice 1972, à près de 36 ans,
s’il vous plaît. Magnifique, n’est-ce pas ? J’en parle encore de l’émotion
dans la voix. Parce qu’attention, Poupou, l’éternel second, le collectionneur
des places d’honneur, je vous le dis au passage, il a quand même gagné une
soixantaine de courses et pas des moindres : Milan-San Remo,
Au Critérium des As, il a
terminé deuxième en 1966 derrière Planckaert (dans une clameur indescriptible
et invraisemblable : la mienne !). Il n’a jamais remporté Les 4 jours de Dunkerque (notre Tour de France à nous). Rien que des
places d’honneur. Ne me demandez pas pourquoi Les 4 jours de Dunkerque dure cinq jours. Je n’en sais rien. Remarquez, la guerre de Cent ans dura
bien 116 ans alors on n’est pas à une journée près.
Je vous l’apprends peut-être mais Poupou est passé échappé seul, devant
la maison, dans le Tour de France
1971 avec 24… heures d’avance sur le peloton. Vous m’avez bien entendu :
vingt quatre heures d’avance. Eh bien, il n’a même pas été fichu de le gagner. Faut
dire qu’il ne le courait pas vraiment. Il s’était contenté de le précéder, en
éclaireur, une journée avant les coureurs pour RTL. J’avais patienté une heure dehors pour ne pas le rater alors, quand
il est passé, j’ai levé les bras en sautant de joie bras avant de le prendre en
photo (de dos). Ce n’est pas tous les ans que le Tour de France traversait Achicourt, alors le lendemain, quand la
caravane a emprunté notre rue, c’était la fête. On agitait nos mains en l’air comme
des fous pour récupérer des casquettes en papier. La caravane du Tour, c’était quoi ?
Des camionnettes avec des grandes cafetières gonflables de deux mètres de haut.
D’autres qui prenaient la forme de bonbonnes de Butagaz ou de fusées Pathé-Marconi.
D’autres encore peintes aux couleurs de Ricard.
Et puis, en queue de défilé, des motards
de la gendarmerie française jouant les équilibristes sur leurs engins tous
phares allumés.
Dans la région arrageoise, dans les années 1950, notre champion cycliste ne s’appelait pas Raymond Poulidor
mais Ernest Ménage, dit Nénesse (surnommé
aussi l’homme du rail ou le troisième mousquetaire en référence à
ses coéquipiers : Laurent Blin et Gilbert Scodeller). Nénesse obtint son premier titre de gloire en engrangeant trois succès
d’affilée dans la cité atrébate la même année (1951). D’abord, à Méaulens,
puis sur la place du 33ème régiment (où Félicie devait encore traîner)
et enfin, dans le quartier Ronville. Mieux que ça, il remporta le Paris-Arras[i]
amateur en 1953. Pas mal, hein ! Deuxième encore du Circuit des Ardennes l’année
suivante, 5ème du Tour de Champagne et 12ème du Grand
prix d’Isbergues dans l’équipe Bertin.
Cheminot de métier, Nénesse
travaillait toute la semaine à la
petite vitesse (!) et passait la surmultipliée, le dimanche. A chacune
de ses sorties, il ne ménageait pas ses
efforts, menant la course à un train
d’enfer. Quand il courait à la maison, Nénesse
se postait délibérément à l’avant-garde du peloton, accrochait le bon wagon et
franchissait la ligne d’arrivée à chaque fois en vainqueur et en solitaire pour
la plus grande joie de ses supporters. Faut dire qu’il connaissait le secteur comme
sa poche. A se demander s’il ne prenait pas des raccourcis ! Les mauvais
coucheurs (ou coureurs) vous diront que oui. Moi, je vous dis que non. Il était
simplement le meilleur.
Après Nénesse, un autre
Achicourien Bernard Van Der Linde s’est illustré dans la discipline. Il a même été
coureur professionnel de 1968 à 1971. Eh oui ! Je me demande encore aujourd’hui
pourquoi il n’a pas été sélectionné parmi les quarante deux petits coureurs en
métal qui composaient notre peloton. Peut-être le fait qu’il n’ait jamais
participé au Tour de France a-t-il
été préjudiciable pour lui ? Ou alors, y avait-il trop de bons coureurs français à
l’époque ? Sauf que Bernard, c’était plus qu’un français, c’était un
Achicourien !
Coéquipier de Bernard Thévenet chez Peugeot
de 1968 à 1970, il a pédalé ensuite pour Bic
au côté de Luis Ocana en 1971 et de la kyrielle
de jeunes talents nordistes (Leblanc, Crépel, Palka, les frères Santy et
Vasseur). Il s’est classé 20ème de Milan-San Remo en 1968, à 22 ans. Eh oui ! Il a été crédité du
même temps que le vainqueur Rudi Altig, talonnant Poupou (5ème) et
devançant Eddy Merckx (31ème). C’est pas tout, notre Achicourien
s’est échappé dans le Paris-Roubaix
1968 avec trois autres coureurs. Rejoints par Pingeon, les fuyards ont compté
près de cinq minutes d’avance avant de céder sur crevaison, les uns après les
autres, juste avant la trouée d’Arenberg (inaugurée pour la circonstance).
Bernard a fini 2ème à Maubeuge (sa meilleure place en pro). En
amateur, il avait remporté Paris-Rouen en 1967. Pas mal hein !
Moi, j’aime bien les êtres qui assouvissent leur passion et vont
jusqu’au bout de leurs rêves. Alors, bravo Bernard ! Et vous, qu’avez-vous
fait de vos rêves ? Etes-vous au moins heureux ? (Bernard a un point
commun avec moi : il est né un 14 juin
mais dix ans plus tôt (en 1946) et à Amsterdam).
Moi, le premier vélo que j’ai eu n’avait pas de roue. Je vous jure que
c’est vrai. C’était un vieux biclou ne valant pas un clou. Je faisais du
surplace avec, en pédalant dans le vide, mais qu’est-ce que j’ai parcouru de
kilomètres. Dans ma tête. J’étais Poupou, surtout que dans le dos de mon
maillot violet à courtes manches, j’avais écrit au feutre noir : Mercier. Le second vélo que j’ai eu (un
vrai, cette fois-ci), était un gros routier rouge (acheté chez Grolez) avec des
roues énormes, des garde-boue et un porte-bagages. Il était légèrement
différent du demi-course de Philippe avec ses fins boyaux, son double plateau
et ses tas de vitesses. On pensait peut-être que je tiendrais mieux avec des
gros pneus. Je tenais peut-être mieux mais j’allais beaucoup moins vite.
Pour revenir à Poulidor, j’ai
oublié de vous préciser qu’après avoir eu Maître Jacques comme rival dans les
années 60, il s’est confronté ensuite au cannibale Eddy Merckx avant de se frotter
à Bernard Hinault. Il n’a pas couru sous le règne de Miguel Indurain ni avec l’extraterrestre
Lance Armstrong.
Avec un nom à décrocher la lune,
celui-là élimine ses adversaires, les écrase, les écoeure avec une insondable
insolence. Trop froid. Trop fort. Sous la peau, on dirait qu’il a un corps
composé d’une matière inconnue ou tout au moins indétectable qui résiste à tous
les tests possibles et imaginables. Ca n’est pas superman, c’est Bioman. Il ne respire pas. Ne souffle
pas. Ne transpire pas. Il avance à la même cadence sans forcer ni souffrir.
Pilotage automatique. Robotique. Jamais de coup de pompe, de défaillance et de
fringale. Rien. Suspecté par la patrouille mais jamais confondu. Dès que le terrain s’élève, comme une rampe de
lancement, il lance sa fusée à huit étages (ses huit coéquipiers). A l’approche
du sommet, dès que le huitième étage est allumé, comme un satellite mis sur
orbite, il s’installe aux commandes, tourne autour de ses adversaires, les
ridiculise avant de franchir la ligne d’arrivée en vainqueur. C’est la tactique
du galactique.
Rappelez-vous, les pentes du Ventoux
: le Mont chauve : Vingt et un kilomètres dantesques dans la caillasse et
la fournaise. Dans ce paysage lunaire (où Poupou s’imposa en 1965, où Tom
Simpson s’effondra en 1967 et où Merckx s’asphyxia en 1973), l’Américain
mouline sur un tout petit braquet et réussit une fin d’ascension ahurissante. Entre
soleil et calcaire, il dépose El pirato
Marco Pantani, littéralement scotché sur place. Hallucinant !
Depuis, je suis redescendu sur
terre avec mes rêves d’enfant brisés parce que j’ai l’impression que rien n’a vraiment
changé depuis Tom Simpson. N’avoue
jamais, jamais, jamais… Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté. Dommage
parce que Le Tour de France, c’est un
plaisir d’enfance et les champions cyclistes, de vrais athlètes qui méritent le
respect.
[i] La classique PARIS-ARRAS s’est courue pour la
première fois en 1923, sacrant Jean Hillarion. L’épreuve fut disputée jusqu’en
1937. En 1945, les Nordistes Louis Desprez et César Marcelak (sacré l’année
suivante) se disputèrent la victoire pour le retour de la classique au
calendrier. Cette course fut l’occasion pour des Arrageois de briller avec
Ernest Ménage (vainqueur en 1953 et deuxième l’année suivante), Roland Blin en
1955 (et deuxième en 1958) et Gilbert Dourdin en 1956. Pierre Devise fut le
dernier vainqueur en 1959.