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LE CENTRE AERE
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Youpi ! L’école est finie. Mais
oui, mais oui, l’école est finie. Envoyez valser les livres et les cahiers.
Une grappe de filles follettes gicle de la grille en hurlant : Vivent
les vacances- Plus de pénitence - Les cahiers sont au feu - La maîtresse au
milieu.
Au fond, la vie des
enfants est simple, c’est école ou vacances. Moi, je préfère les vacances.
Pour la plupart d’entre nous, elles ne se passent ni à la mer, ni à la montagne
mais au Centre aéré d’Achicourt. Avec les monos : Christiane et son sourire de grande
soeur (enthousiaste et chaleureuse, on dirait qu’elle est née pour s’occuper
des autres), Michel (le playboy des playboys), Corinne (petite boule brune, tonique
et souriante), Guy et Léon (deux grands sportifs). Le cinq majeur. Le top du
top. Et tous les autres, bien sûr. René,
le dirlo avec sa mandoline et ses chants du matin (en canon). Et Paul et Raymond
avant lui.
Moi, j’aime bien le Centre aéré pour les instants de plaisir et de
partage qu’il procure. Dès les premières secondes : constitution des équipes
avec la traditionnelle distribution des foulards : jaunes, rouges, verts,
bleus, orange (lavés et repassés le lundi matin). Pour les nouer autour du cou,
on les glisse dans des boucles de têtes d’indien en plastique gris. Les Bève, intrépides
et intenables, font déjà les quatre cents coups (surtout, Irénée, le divin
enfant, qui flotte dans un short dix fois trop grand pour lui). Pouillaude, avec
sa petite bouille de fripouille est déjà prêt à la castagne. Fait de bosses et
de cicatrices, on dirait qu’il sort du bagne. Plus à rendre les coups qu’à
tendre la joue, il ne partage pas du tout le baratin biblique qui veut que
quand on reçoit une gifle sur une joue, il faut tendre l’autre. Il a un côté
fox-terrier attaché à son os. Pour autant, quand on parvient à accrocher ses
yeux, son regard dit les coups et la souffrance. Moi, j’aime bien me glisser
dans la peau des autres pour mieux retrouver la mienne après. Parfois, on se
console en comparant avec les plus malheureux que soi. Avec Pouillaude, ce
n’est pas qu’on se déteste mais on ne peut pas dire qu’on s’apprécie. Ce que je
dis là n’a rien de méchant. Comme dirait maman : « On n’est pas louis
d’or, on ne peut pas plaire à tout le monde. »
Et puis, il y a le petit Lelong qui
sourit quand on se moque de lui (le sourire est de toutes les grimaces, la
grimace que je préfère). Le cordon ombilical l’a étranglé à la naissance. Alors
parfois, aux commissures de ses lèvres, sa bouche bave une mousse d’escargot.
Il a quelque chose d’émouvant et de fragile dans le regard. Ses deux sœurs
veillent sur lui et moi je veille sur elles. Tendrement. J’aime leur façon discrète
de s’inquiéter de lui. A distance. Parfois, le petit Lelong croise les bras
autour de ses jambes, glisse le menton entre ses genoux et ne bouge plus. Je me
demande à quoi il pense. Une fois, Pouillaude lui a tendu une boîte de cachous.
Incrédule, il en a saisi un, l’a porté à la bouche et l’a recraché aussi vite
en mimant une grimace de dégoût. Ses yeux se sont gonflés de larmes et j’ai
deviné de la tristesse dans son regard. Le cachou, c’était pas un cachou mais
une crotte de lapin. Pouillaude, il a de la chance que je ne m’appelle pas
Cassius Clay (ni Jean-Paul Belmondo) sinon je lui aurais décroché un direct du gauche
en pleine face mais je suis moi et je n’aime pas trop la bagarre alors j’ai
consolé le petit Lelong. Le Pouillaude, quand même, je crois qu’un de ces
quatre, je le prendrai entre quatre-z-yeux et je lui dirai ses quatre vérités. Croyez-moi,
je n’irai pas par quatre chemins (c’est sûr, comme deux et deux font quatre).
Jean-Jacques, lui, il est marrant. On dirait que son visage n’est pas
fini. Pour faire bref, il est un mixte de Jerry Lewis et de Bugs
Bunny. En plus, il porte des lunettes au moins triples foyers avec des
verres énormes en cul-de-bouteille. On dirait deux grosses loupes, du coup, ça
lui fait une tête de grenouille. Les montures ? On n’en fait plus des
pareilles aujourd’hui. Seule, Nana Mouskouri portait les mêmes à l’époque (elle
porte encore les mêmes aujourd’hui).
Quand il est chagriné, Jean-Jacques se ronge les ongles et donne de
violents coups de tête dans la porte des toilettes. Certains matins, on n’est
pas très sympa avec lui. On l’oblige à imiter Darry Cowl ou de Gaulle (en
l’absence de papa). S’il refuse, on lui fait peur et il pleure alors il finit toujours
par se prêter au jeu. On rigole avec lui (surtout quand il prend la voix
tremblotante du grand Charles). J’aime bien aussi quand il imite le grognement
des cochons. Parfois, on le titille pour qu’il raconte une histoire de Cafougnette (notre Toto à nous). Il se
gratte le front puis se livre à des improvisations tellement désopilantes qu’on
est tordus de rire rien qu’à voir ses mimiques et entendre ses intonations zozotantes.
Même si l’histoire n’est pas très rigolote, il rit de bon cœur et quand
Jean-Jacques rit, au moins, il ne pense pas à pleurer.
Au jeu du pauvre petit chat gris,
au moment de caresser les cheveux de Dudu, il contracte tellement sa mâchoire et
se pince si fort les lèvres pour se retenir de rire en répondant aux trois miaou qu’on est pliés en quatre
rien qu’à le regarder. Parfois, il
tourne son index sur la tempe pour dire à Irénée qu’il est complètement beubeu.
Jean-Jacques, il pose aussi des questions embarrassantes. Une fois, il m’a
dit : pourquoi on est obligé de mourir ? J’ai pas su quoi lui répondre
(vous auriez répondu quoi ?). Une autre fois : on était où avant
d’être ici ?
Chaque matin, agglutinés sous le préau de l’école maternelle, on commence
par chanter fort (et un peu faux) les chants que les monos nous apprennent. Mon poisson rouge ayant appris -
Que les oiseaux vivaient en cage – Se dit un jour tiens moi aussi - Je voudrais
voir du paysage … (ça c’est de Christiane). On aime bien saborder les chants
en canon des monos qu’on n’apprécie pas beaucoup en démarrant trop tôt ou trop
tard (ça nous vaut de sérieuses réprimandes
et parfois une exclusion).
Au cours de la matinée,
sous la lumière des tilleuls, assis en tailleur, on joue à Renard passé. Ne regardez pas le renard passé - quand il
passera vous le regarderez… Dudu laisse choir le mouchoir derrière la fille
Simon. Le temps qu’elle réagisse, il est déjà trop tard. Le tour du cercle bouclé,
la main lui touche le dos. Elle n’y a vu que du feu, à elle d’être au milieu. Toute
la journée, les jeux se succèdent à un rythme soutenu dans la joie et la bonne
humeur : La meunière est battue. On
en profite pour taper très fort dans le dos de la Compernole (La Compernole, elle a une grosse voix et
quand elle parle, on dirait qu’elle aboie). Puis on enchaîne : Le jeu de la mouche, Le béret, La gamelle et Balle au
prisonnier.
Moi, j’aime bien jouer à La
tomate. Tous en rond, courbés en deux
et jambes écartées, on tente d’expédier le ballon entre les jambes des voisins pour
les éliminer (paraît que le jeu est interdit aujourd’hui : impudique
d’avoir les fesses en l’air. Et puis, on court le risque de s’égratigner les
mains par terre quand on renvoie le ballon. Interdit aussi la pomme qu’on doit
attraper avec les dents dans une bassine d’eau. Risque d’étouffement ! Et
les chaises musicales, trop casse-cou. Bientôt, c’est le camping qu’on
supprimera. A cause du délire sécuritaire).
A un moment de la journée, seul dans son coin, Jean-Jacques s’amuse à
jeter en l’air la fleur en étoile d’un des tilleuls plantés dans la cour des
filles. Il la regarde vriller et tomber sur le sol dans une espèce d’extase contemplative.
Puis, accroupi sur les talons comme les petites filles font pipi, il s’égare
dans la contemplation d’un doryphore qui passe pas loin de lui. En le regardant
cheminer, il tire la langue jusqu’à la pointe de son nez. La petite bête impassible
continue sa progression sans se soucier de sa présence. On croit que les hommes
sont indispensables à tout mais les petites bêtes (et les grosses) peuvent très
bien vivre sans nous. Parfois, Jean-Jacques se gratte le nez en examinant
longuement ce qu’il en extrait. Moi, quand je me fourre le doigt dans les
naseaux, maman dit que mon nez va grossir. Au point où il en est. M’en fous.
Avec Philippe, on fait même des batailles nasales avant de dormir. Il arrive
aussi que Jean-Jacques plonge sa main dans son slip, se gratte la raie du cul
en disant que ça le pique. Pouillaude, lui, il envoie des mollards bien salés
par terre.
Quand la sirène de l’usine Bracq retentit, c’est qu’il est midi. On
rentre à la maison et on regarde Les Saintes-Chéries. « Tabada taadaa - Tabada taadaa » Après on dîne et on retrouve vite fait les copains.
Certaines après-midi, on franchit le Pont-de-Fer et on joue à Epervier sur un vert
terrain vague, vaguement abandonné aux herbes folles, aux chardons sauvages et
aux… crottes de lapin. Depuis 1845 et
la construction de la ligne de chemin de fer : Paris-Lille, le Pont-de-Fer
coupe le village en deux. Pour les habitants du vieil Achicourt, au-delà du Pont,
ce n’est plus Achicourt : rien que des terres sauvages et des jardins
potagers. Et puis, plus loin encore la cité des Cheminots. La cité des
Cheminots, c’est un village dans le village, avec sa piscine à ciel ouvert, son
église, sa bibliothèque et son terrain de foot : le stade Camphin (appelé
ainsi en la mémoire de Paul Camphin, cheminot d’Arras fusillé le 1er
novembre 1943 parce que communiste). Le Pont-de-Fer, c’est pire que le mur de
Berlin et la ligne Maginot réunis. On ne le franchit jamais sauf en de rares
occasions : pour jouer sur ce vert terrain vague ou pour aller à la
piscine. Moi, j’aime pas aller à la piscine parce que je ne sais pas nager (du
coup, j’ai toujours peur de me noyer. Monsieur Aernout, le maître nageur (aussi
balèze que Tarzan) m’impressionne avec sa grosse voix.
En fin d’après-midi, sur le chemin du retour, accoudés à la rambarde
métallique du Pont, on regarde glisser les trains. Paraît que Jean-Luc (l’un
des fils Van Der Linde) s’est électrocuté le bras en récupérant, avec un bâton,
un objet tombé sur la caténaire. Son bras en conserve les stigmates. La leçon
martelée a porté ses fruits. Je vous jure qu’on fait gaffe. Sur la route macadamisée, le goudron
mollissant colle à nos semelles et on sent la chaleur sous nos pieds s’épaissir
au ras du sol. Le soleil nous brûle le sommet du crâne. Même à l’ombre, il nous
plombe. Dans la gourde en plastique (au
bouchon moisi), la citronnade a un goût de… plastique chaud. Du coup, on
s’arrête au cimetière pour boire quelques gorgées d’eau fraîches au robinet et pour
s’asperger le visage.
Moi, au Centre aéré, j’aime bien les grands jeux organisés au Polygone
qui se prolongent toute l’après-midi. Le jeu des numéros, par exemple. En résumé,
c’est voir le numéro des autres et ne pas être vu. Des numéros au front, des
billets plein les poches, on progresse parmi les hautes herbes et les buissons épineux.
On se tapit et on rampe pour mieux franchir les lignes ennemies et déposer les
billets dans notre camp. On ne peut pas dire que Jean-Jacques soit le roi des
caméléons. On le repère facilement. Normal, il croit qu’il est caché parce
qu’il est accroupi, les genoux ramenés sous le menton. Pour ne pas être vu, il
couvre même ses yeux de ses mains !
Sur le chemin du retour, en longeant le Vivier, on croise une ribambelle
de canards. Sur la berge, certains tortillent du popotin en faisant un potin du
diable tandis que d’autres foncent droit comme des torpilles sur des morceaux
de pain en lançant d’assourdissants « couin couin couin ». Il en parvient
de tous les coins « couin couin couin ». Des retardataires battent des
ailes, rasent l’eau et s’invitent au festin. Solitaire et un peu fou, un
caneton, glissant sur l’eau, accélère puis, comme une voiture téléguidée, pivote
brusquement en direction du bouchon d’un pêcheur qu’il pique de violents coups
de bec avant de bifurquer vers un morceau de bois. On dirait qu’il est
télécommandé du bord de la berge par la main d’un gamin.
Paraît que c’est dans cette eau marécageuse, morte et croupissante, que deux des frères Jovinel se sont noyés, le
même jour. Ils s’amusaient sur des rondins de bois à un endroit où l’eau
visqueuse est couverte d’une pellicule de vase et les berges infestées de
moustiques. Dur, dur.
Parfois, les monos organisent des jeux de piste à travers le village. Lors
de la constitution des équipes, le petit Lelong est toujours choisi en dernier
(comme Jean-Jacques). Direction le Château d’Eau, tout en haut du Malvaux. Message à déchiffrer : 1=Z-2=Y…
Isolée du village, au milieu des champs, on aperçoit l’ancienne bâtisse de Mémé Queneutte (Mémé Queneutte, c’était un
pépé qui ressemblait à Robin des Bois et qui vivait seul). Sa baraque n’est
plus qu’une ruine sans toit ni porte. Juste des murs avec des ronces et des
rats autour. Je ne sais pas si les souris sourient mais il paraît que les rats
rient. J’entends déjà vos railleries pourtant je vous jure que c’est vrai,
c’est un grand professeur qui l’a affirmé dernièrement. Ils gazouillent de rire
quand on les chatouille. Moi, je veux bien mais je ne me hasarderais pas à leur
faire guili-guili. A la fin de sa vie, Mémé Queneutte descendait au village
dans un traîneau tracté par ses six chiens. De quoi vivait-il ? Je n’en sais
rien. Je sais simplement qu’il était libre dans sa tête.
Après avoir atteint le Château d’Eau, on se dirige vers le Belloy
puis le Polygone. Sur les sentiers du Polygone, on fait la nique aux soldats en
treillis, camouflés dans des trous. On cafte leur position aux bidasses à leurs
trousses. De temps en temps, ils tirent des
balles à blanc. On se croirait à la guerre. Tenez, au cours d’un grand jeu, j’ai
appris que le mot « bidasse » était associé à la ville d’Arras. Si ça
tombe, vous ne savez pas pourquoi. Je vous raconte.
En 1911, Louis Bousquet écrit Avec
Bidasse (sur une musique de Henry Mailfait). La chanson raconte les aventures de deux troupiers originaires d’Arras,
gentils et un peu benêts. Mais si, vous connaissez : 3-4 : Avec l’Ami Bidasse, on n’ se quitte jamais,
attendu qu’on est, tous deux natifs
d’Arras, Chef lieu du Pas-de-Calais… La chanson (présentée pour la première fois sur la scène
de l’Eldorado à Paris), est enregistrée sur disque à cinq reprises entre 1917
et 1931. Fernandel l’inscrit même dans son répertoire en 1929. C’est grâce au
succès de la chanson que le nom propre « Bidasse » est passé dans le
langage commun et désigne désormais un soldat du contingent. Même que la
kermesse d’Arras s’est parée du nom.
A La kermesse de l’Ami Bidasse, Ouvrard joue les comiques
troupiers. Il a la rate qui se dilate et le foie qu’est pas droit. Après lui, Henri
Genès (déguisé en bidasse) entonne Le
tiot Quinquin. Dors min tiot Quinquin-min
tiot pouchin-min gros rojin…
Le Tiot Quinquin[1], c’est notre hymne national, notre
Marseillaise à nous. C’est comme qui dirait la version rock d’Une chanson douce d’Henri Salvador parce
que, pour endormir les enfants du Nord avec, faut se lever de bonne heure.
Sous l’immense chapiteau dressé Place de Marseille, j’assiste au
triomphe de Jacques Martin, irrésistible dans son one-man-show. Le même soir, Serge
Lama chante a capella Une Ile avant d’entamer
Je suis malade. Complètement malade comme quand ma mère sortait le soir et qu’elle me
laissait seul avec mon désespoir.
Moi, en tout cas, le 1er septembre 1969 à 19 heures, je sais
où mes trois cousines de Saint-Nicolas traînaient leurs guêtres. A Arras, Place
de Marseille. Parce que leur Cloclo
chéri adoré adulé vénéré, vêtu d’un costume en lamé argent avec des pierres
rouges incrustées sur le revers de sa veste (!) s’y produisait. Paraît que leur
chanteur malheureux (et tout désarticulé) déclencha l’hystérie générale en exécutant
un grand…écart à la fin de son spectacle
avant de lancer son peignoir à ses fans en délire. Il s’éclipsa par une porte
dérobée et se camoufla dans un panier à salade pour échapper à mes trois petites
groupies surexcitées qui le pistaient à chacune de ses prestations dans le Nord (six mois plus tôt, de retour d’un
spectacle à Cambrai, tonton Auguste, tante Andrée et les trois Clodettes
s’étaient perdus en rase campagne et avaient échoué dans la cour d’une ferme,
entre poules et canards, au milieu d’un épais brouillard).
Moi, à la kermesse, j’ai eu le grand bonheur d’applaudir Jean Ferrat
(en 1971). Instants uniques et moments d’intense émotion (Jean Ferrat, je l’ai vu
deux fois en six mois d’intervalle : au Théâtre d’Arras et à la kermesse).
J’ai surtout passé des nuits entières à écouter ses chansons avec Philippe
(lorsque Philippe rentrait de la fac de médecine d’Amiens, le vendredi
soir) :
Une fois, au Centre aéré, on a appris à construire des cerfs-volants.
Le mien n’a jamais décollé. Il s’est fracassé au sol en mille morceaux. J’ai
honte quand je vois aujourd’hui, dans le
ciel de Berck, ce ballet de cerfs-volants majestueux et colorés voltiger en
avril. Je dois reconnaître que je suis un vrai péquin dans ce domaine. C’est sûrement
pas moi qui aurais construit le Cerf volant du bout du monde qui s’envola des hutongs de Pékin pour atterrir
sur les hauteurs de
Dans les années cinquante, le petit
Pierrot, chef d’une bande de gamins, accompagné de sa petite sœur Nicole, aperçoit
un cerf-volant échoué dans un arbre sur les hauteurs de
Au cours du Centre aéré, deux excursions sont programmées
: au parc d’attractions de Dadizele[2]et à Phalempin,
Anor ou Vendeuil, selon les sessions. Dès que les bus se garent devant la
mairie, on se bouscule au portillon pour savoir qui va occuper les sièges du
fond. Ce suprême privilège revient aux plus anciens. Tout au long du trajet, on
épuise le répertoire des chansons d’été : Darla Dirlada, Mamie Blue et bien sûr les refrains du grand Hugues : Santiano et Céline… On
hurle aussi : « Plus
vite chauffeur, plus vite ! » Sous les hourrah, notre
bus double le premier et franchit la frontière en tête. On est super fiers et
on crie : « On a gagné »
A l’entrée du Parc de Dadizele, histoire de traquer
les resquilleurs, on est tous tatoués au tampon encreur. Après, on assiège les toboggans,
les balançoires et autres tourniquets. Quartier libre jusqu’à midi pile. Irénée
grimpe dans un tonneau, marche doucement puis accélère la cadence avant de rouler
bouler, les quatre fers en l’air. Dudu emprunte le Pont de la mort qui entoure
le Parc et qui culmine à vingt mètres de haut. Toute la journée, on entend le bruit
infernal des lattes et des chaînes s’entrechoquant. Moi, pas vouloir m’aventurer
sur ce sable mouvant à cause du vertige et du vent. Je préfère le grand toboggan.
Derrière une haie, Pouillaude finque une cigarette en cachette. Il tire une
bouffée, avale la fumée puis la recrache aussi vite par la bouche. Pouillaude, il
se la pète quand il a la clope au bec. Il se croit encore plus fort. Y a vraiment
pas de quoi. Moi, les seules cigarettes que je fume sont les cigarettes en
chocolat. Vous savez, celles qui ont le goût de la fine feuille de papier blanc,
mêlé à celui du petit rouleau de chocolat tellement fragile qu’il se casse facilement.
Sur le coup de midi : rassemblement général.
Personne ne manque à l’appel sauf Irénée. Quand il revient, il a le même regard
coupable que le chien de Jeannine quand je le surprends en train de faire sa
crotte sur le trottoir. Comme d’habitude, il reçoit une engueulade de Christiane
dont l’autorité naturelle n’est jamais contestée. A la fois, elle sait se faire
aimer et se faire respecter. Parfois, elle ne dit rien mais tu vois bien à ses yeux
qu’elle n’est pas contente (il y a des silences qui sont pires que des
reproches). Irénée s’en moque comme de l’an quarante.
(A propos de l’an quarante, j’ai longtemps cru que l’expression : s’en moquer comme de l’an quarante (que
j’ai déjà utilisée au début de mon bouquin) faisait allusion à la guerre 39-45.
Pas du tout. J’ai appris récemment que c’est la déformation de l’expression
populaire : s’en moquer comme de l’alcoran (livre sacré des musulmans) que
les chevaliers chrétiens du Moyen Age utilisaient souvent pour se moquer d’une
chose ou de quelqu’un. La locution a été reprise sous
Parfois, sans le savoir, on emploie des expressions qui risqueraient de
déclencher des guerres de religion. Faut faire très attention. Alors je la
retire et je dirai qu’Irénée s’en beurre les noisettes (du genre : parle à
mon cul, ma tête, elle est malade).
A l’heure du repas, l’immense chapiteau dégage d’alléchantes odeurs de
frites. On commence par tapoter nos œufs durs sur la table avant de les écaler et
de les croquer à pleines dents (avec un peu de sel). Après, on engouffre nos
sandwichs au jambon dégoulinant de beurre. Irénée, incapable de rester en place,
se balance sur sa chaise en fer rouge (rouge ou vert ? je ne sais plus
très bien. Remarquez, ça n’a aucune espèce d’importance pour la suite de
l’histoire). Je crois qu’il va se casser la figure. Ca ne rate pas. Il aggrave
son cas. Deuxième engueulade. C’est le champion toute catégorie des
engueulades. Il les collectionne et récolte même une gifle au passage. Il en reste
baba avec des bras de singe qui lui tombent jusqu’en bas. Et puis arrive enfin,
l’un des meilleurs moments de la journée : la distribution des cornets de frites.
La Belgique n’est pas le pays des frites pour rien (paraît qu’elles ont vu le
jour en Wallonie à l’occasion d’une pénurie de poissons qui a contraint les habitants
à couper des pommes de terre en forme de poissons et les plonger dans de
l’huile brûlante. La frite était née). Moi je dis : vivent les frites
grasses, huilées, vinaigrées et salées qui laissent des traces sur le bout des
doigts. Après, on a droit à nos deux abricots et un verre de menthe à l’eau.
L’après-midi, avant de quitter les lieux, à cause des bonbons à
l’intérieur, j’achète une trompette en plastique jaune orangé, aussi luisante que
les jonquilles qui illuminent au printemps le jardin d’Alfred. Je fais aussi le
plein de tablettes de chocolat blanc. Le chocolat blanc, c’est notre came à
nous. Quand on va en Belgique, on s’approvisionne et on planque les tablettes au
fond de nos sacs au cas où les douaniers nous contrôleraient à la frontière. Quand
on franchit la douane, on rentre imperceptiblement la tête dans les épaules,
histoire de passer inaperçus (attention, à force de jouer trop les innocents,
on peut devenir de vrais suspects). Avec sa mine de conspirateur, c’est sûr, Pouillaude va se faire tauper. Même
pas. Les douaniers, à côté de la plaque, sont chocolat à chaque fois.
Cette année, la seconde excursion nous conduit au Parc zoologique de Vendeuil
(construit dans les vestiges de l’ancien fort de la ville). Dans le zoo, on y croise
les animaux de Daktari (en beaucoup moins
heureux et sans le Docteur Tracy). Pathétique, le lion Clarence, borgne et
chétif, nous lorgne d’un œil triste. Rencogné au fond de sa cage, il tourne et tourne
encore, apathique et résigné. En le croisant,
Je ne sais pas ce qu’Irénée fichait dans l’enclos du bouc mais figurez-vous
que l’animal tout noir avec une barbichette lui a joué un tour de cochon en le
prenant pour une biquette. Il l’a
considéré un moment puis il a baissé la tête, a présenté ses cornes et a foncé sur
lui. Lorsqu’un vieux bouc en rut vous court après, la seule chose que vous avez
à faire, c’est de courir deux fois plus vite que lui. C’est ce qu’a fait
Irénée. Il a cavalé comme s’il avait le feu aux fesses et a pulvérisé le record
du monde du
Derrière un grillage, deux singes dont les lourdes couilles
pendouillent (comme des gourdes qui seraient remplies d’un vin rosé), se
gratouillent et s’épouillent. Pornographe averti, un babouin exhibe son cul
rose. Moi, je ne descends pas des bonobos pour rien. Ça m’excite (faut croire
que j’ai des obsessions obsédantes qui m’obsèdent à longueur de temps).
Au beau milieu de la session, les monos organisent un match de foot
contre le Centre aéré de Dainville. Rencontre internationale. Enfin presque. Nos supportrices arrivent à pied en hurlant :
Elle descend de la montagne en chantant - Si di aïe aïe youpi youpi aïe.
Nous, comme des vedettes, on est déjà en train de s’entraîner et de défier du
regard l’équipe adverse. Il fait une chaleur à crever. Avant le coup d’envoi, Bébert
est déjà rouge écarlate ! Faut dire qu’il a des rougeurs naturelles au visage :
on appelle ça des dartres (masculin ou féminin ?). Sa peau est rêche. On dirait
qu’elle pelle tout le temps. Les tripes à l’air, il explose dès les premières secondes
du match. Bébert, c’est le champion des chandelles, des gros pointus et des
crocs-en-jambe, je l’ai déjà dit et ça se vérifie. Vu que c’est pas un
technique, il donne des coups de tatane teigneux dans tous les tibias qui traînent.
C’est sa façon à lui de s’exprimer (le mot pichenette est un mot banni de son
vocabulaire). Parfois, il se casse la margoulette (je ne sais pas où la margoulette
se situe dans le corps mais il se plaint de partout). Après avoir résisté dix minutes, ça rentre
comme dans du beurre et Simon, notre
goal, en prend plein les gaïoles. Résultat : 10-0 dans la musette. Dans le
cul la balayette. Dérouillée, déculottée, branlée, raclée. La honte, quoi. Au
coup de sifflet final, les vainqueurs sont portés en triomphe comme s’ils avaient
gagné
La kermesse annonce déjà la clôture du Centre aéré.
Lors du spectacle qui se déroule dans la cour de l’école des garçons, on
enchaîne danses, chants, sketchs et saynètes. Sur la scène, on joue à
jouer pour de vrai. Moi, j’aime bien. Question danses, on ne choisit pas
toujours sa partenaire. Si on avait le choix, je choisirais de préférence la
plus belle, la plus légère et la plus gracieuse.
Mais je tombe sur Zaza. Vous vous souvenez de Delphine Dessieux, la petite
danseuse de L’âge heureux, voltigeant
avec grâce et légèreté ? Eh bien, Zaza, c’est pas du tout ça. Elle est plutôt
grosse et moche et n’a vraiment rien d’un petit rat de l’opéra (même en
ballerines !). Le Lac des Cygnes,
elle connaît pas. Les pointes et le tutu, non plus. La Zaza, c’est peut-être
pas un canon mais je la traîne comme un boulet. C’est pas bien ce que je dis
là. Quelquefois, je devrais me taire (on se repent souvent d’avoir parlé,
jamais de s’être tu). Quand elle danse Le casatschok, c’est le choc. Les enfants du Pirée, pire encore. Moi
j’aime bien danser Zorba le Grec, le Sirtaki, et comme Sheila, les danses
du folklore américain : « lalalalalalala lalalalalalala ». Avec nos
chapeaux en papier crépon et nos révolvers en plastique, on a vraiment l’air de
cow-boys mais faut pas qu’il se mette à tomber des hallebardes sinon on se
transforme rapidement en Peaux rouges
à cause du papier crépon qui déteint sur notre visage. On conclut triomphalement avec I like to be in America.
Avant d’avoir pour théâtre la cour des écoles, les premières kermesses se
déroulaient sur le terrain scolaire. Une fois, il a tellement plu que Raymond nous
a rapatrié dans la salle des fêtes et on a dû recommencer le spectacle en
entier. Moi, à la kermesse, j’aime bien être disc-jockey et présenter les
dédicaces. De la part de Dudu, pour Jocelyne, de Johnny Hallyday : Que je t’aime. C’est parti. Que je t’aime-que je t’aime-que je t’aime.
Merde, on dirait que mon disque est rayé. Pas du tout, c’est Johnny qui radote
et qui répète quarante mille fois que
je t’aime au cas où sa Jolie Sarah douterait (c’est pas quarante mille fois
mais cinquante-sept fois, j’ai compté).
Sur la sono branchée à fond la caisse, on passe aussi Le Métèque de Moustaki. Si Bécaud est
surnommé « Monsieur cent mille volts », je vous jure que Moustaki, c’est
« Monsieur désinvolte » avec sa gueule
de Métèque et ses cheveux aux quatre vents. J’écoute aussi avec
plaisir : Here’s to you de Joan
Baez, Suzanne de Leonard Cohen, Sound of
silence de Simon and Garfunkel, Eh Jo de Jimmy Hendrix. Du très varié,
quoi. A propos de Jo, j’aime bien
aussi Joe Dassin. Avec lui, on veut conquérir l’Amérique, siffler sur la
colline, la fleur aux dents. Joe, il a piqué les fringues toutes blanches au capitaine
Troy et les yeux à Dalida. Surtout l’oeil droit. Il a un sourire éclatant et il
mâchouille toujours un chewing-gum en chantant. Comme Adamo, c’est un vrai
gentil. Moi, j’aime bien sa chanson Salut
les amoureux : On s’est aimé
comme on se quitte-tout simplement sans penser à demain-à demain qui vient
toujours un peu trop vite-aux adieux qui quelquefois se passent un peu trop
bien. Ca vous étonne, mais des chansons comme ça, j’en connais des tonnes. Tagada tagada voilà Les Dalton !
A la kermesse, le Monsieur de