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LE CENTRE AERE

 

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Youpi ! L’école est finie. Mais oui, mais oui, l’école est finie. Envoyez valser les livres et les cahiers. Une grappe de filles follettes gicle de la grille en hurlant : Vivent les vacances- Plus de pénitence - Les cahiers sont au feu - La maîtresse au milieu.

Au fond, la vie des enfants est simple,  c’est école ou vacances. Moi, je préfère les vacances. Pour la plupart d’entre nous, elles ne se passent ni à la mer, ni à la montagne mais au Centre aéré d’Achicourt. Avec les monos : Christiane et son sourire de grande soeur (enthousiaste et chaleureuse, on dirait qu’elle est née pour s’occuper des autres), Michel (le playboy des playboys), Corinne (petite boule brune, tonique et souriante), Guy et Léon (deux grands sportifs). Le cinq majeur. Le top du top. Et tous les autres,  bien sûr. René, le dirlo avec sa mandoline et ses chants du matin (en canon). Et Paul et Raymond avant lui.

 

Moi, j’aime bien le Centre aéré pour les instants de plaisir et de partage qu’il procure. Dès les premières secondes : constitution des équipes avec la traditionnelle distribution des foulards : jaunes, rouges, verts, bleus, orange (lavés et repassés le lundi matin). Pour les nouer autour du cou, on les glisse dans des boucles de têtes d’indien en plastique gris. Les Bève, intrépides et intenables, font déjà les quatre cents coups (surtout, Irénée, le divin enfant, qui flotte dans un short dix fois trop grand pour lui). Pouillaude, avec sa petite bouille de fripouille est déjà prêt à la castagne. Fait de bosses et de cicatrices, on dirait qu’il sort du bagne. Plus à rendre les coups qu’à tendre la joue, il ne partage pas du tout le baratin biblique qui veut que quand on reçoit une gifle sur une joue, il faut tendre l’autre. Il a un côté fox-terrier attaché à son os. Pour autant, quand on parvient à accrocher ses yeux, son regard dit les coups et la souffrance. Moi, j’aime bien me glisser dans la peau des autres pour mieux retrouver la mienne après. Parfois, on se console en comparant avec les plus malheureux que soi. Avec Pouillaude, ce n’est pas qu’on se déteste mais on ne peut pas dire qu’on s’apprécie. Ce que je dis là n’a rien de méchant. Comme dirait maman : « On n’est pas louis d’or, on ne peut pas plaire à tout le monde. »

 

Et puis, il y a le  petit Lelong qui sourit quand on se moque de lui (le sourire est de toutes les grimaces, la grimace que je préfère). Le cordon ombilical l’a étranglé à la naissance. Alors parfois, aux commissures de ses lèvres, sa bouche bave une mousse d’escargot. Il a quelque chose d’émouvant et de fragile dans le regard. Ses deux sœurs veillent sur lui et moi je veille sur elles. Tendrement. J’aime leur façon discrète de s’inquiéter de lui. A distance. Parfois, le petit Lelong croise les bras autour de ses jambes, glisse le menton entre ses genoux et ne bouge plus. Je me demande à quoi il pense. Une fois, Pouillaude lui a tendu une boîte de cachous. Incrédule, il en a saisi un, l’a porté à la bouche et l’a recraché aussi vite en mimant une grimace de dégoût. Ses yeux se sont gonflés de larmes et j’ai deviné de la tristesse dans son regard. Le cachou, c’était pas un cachou mais une crotte de lapin. Pouillaude, il a de la chance que je ne m’appelle pas Cassius Clay (ni Jean-Paul Belmondo) sinon je lui aurais décroché un direct du gauche en pleine face mais je suis moi et je n’aime pas trop la bagarre alors j’ai consolé le petit Lelong. Le Pouillaude, quand même, je crois qu’un de ces quatre, je le prendrai entre quatre-z-yeux et je lui dirai ses quatre vérités. Croyez-moi, je n’irai pas par quatre chemins (c’est sûr, comme deux et deux font quatre).

 

Jean-Jacques, lui, il est marrant. On dirait que son visage n’est pas fini. Pour faire bref, il est un mixte de Jerry Lewis et  de Bugs Bunny. En plus, il porte des lunettes au moins triples foyers avec des verres énormes en cul-de-bouteille. On dirait deux grosses loupes, du coup, ça lui fait une tête de grenouille. Les montures ? On n’en fait plus des pareilles aujourd’hui. Seule, Nana Mouskouri portait les mêmes à l’époque (elle porte encore les mêmes aujourd’hui).

Quand il est chagriné, Jean-Jacques se ronge les ongles et donne de violents coups de tête dans la porte des toilettes. Certains matins, on n’est pas très sympa avec lui. On l’oblige à imiter Darry Cowl ou de Gaulle (en l’absence de papa). S’il refuse, on lui fait peur et il pleure alors il finit toujours par se prêter au jeu. On rigole avec lui (surtout quand il prend la voix tremblotante du grand Charles). J’aime bien aussi quand il imite le grognement des cochons. Parfois, on le titille pour qu’il raconte une histoire de Cafougnette (notre Toto à nous). Il se gratte le front puis se livre à des improvisations tellement désopilantes qu’on est tordus de rire rien qu’à voir ses mimiques et entendre ses intonations zozotantes. Même si l’histoire n’est pas très rigolote, il rit de bon cœur et quand Jean-Jacques rit, au moins, il ne pense pas à pleurer.

Au jeu du pauvre petit chat gris, au moment de caresser les cheveux de Dudu, il contracte tellement sa mâchoire et se pince si fort les lèvres pour se retenir de rire en répondant aux trois miaou  qu’on est pliés en quatre rien qu’à le regarder. Parfois,  il tourne son index sur la tempe pour dire à Irénée qu’il est complètement beubeu. Jean-Jacques, il pose aussi des questions embarrassantes. Une fois, il m’a dit : pourquoi on est obligé de mourir ? J’ai pas su quoi lui répondre (vous auriez répondu quoi ?). Une autre fois : on était où avant d’être ici ?

 

Chaque matin, agglutinés sous le préau de l’école maternelle, on commence par chanter fort (et un peu faux) les chants que les monos nous apprennent. Mon poisson rouge ayant appris - Que les oiseaux vivaient en cage – Se dit un jour tiens moi aussi - Je voudrais voir du paysage … (ça c’est de Christiane). On aime bien saborder les chants en canon des monos qu’on n’apprécie pas beaucoup en démarrant trop tôt ou trop tard (ça nous vaut de sérieuses réprimandes  et parfois une exclusion).

 

Au cours de la matinée, sous la lumière des tilleuls, assis en tailleur, on joue à Renard passé.  Ne regardez pas le renard passé - quand il passera vous le regarderez… Dudu laisse choir le mouchoir derrière la fille Simon. Le temps qu’elle réagisse, il est déjà trop tard. Le tour du cercle bouclé, la main lui touche le dos. Elle n’y a vu que du feu, à elle d’être au milieu. Toute la journée, les jeux se succèdent à un rythme soutenu dans la joie et la bonne humeur : La meunière est battue. On en profite pour taper très fort dans le dos de la Compernole (La Compernole, elle a une grosse voix et quand elle parle, on dirait qu’elle aboie).  Puis on enchaîne : Le jeu de la moucheLe béret, La gamelle et Balle au prisonnier.

Moi, j’aime bien jouer à La tomate. Tous en rond, courbés en deux et jambes écartées, on tente d’expédier le ballon entre les jambes des voisins pour les éliminer (paraît que le jeu est interdit aujourd’hui : impudique d’avoir les fesses en l’air. Et puis, on court le risque de s’égratigner les mains par terre quand on renvoie le ballon. Interdit aussi la pomme qu’on doit attraper avec les dents dans une bassine d’eau. Risque d’étouffement ! Et les chaises musicales, trop casse-cou. Bientôt, c’est le camping qu’on supprimera. A cause du délire sécuritaire).

 

A un moment de la journée, seul dans son coin, Jean-Jacques s’amuse à jeter en l’air la fleur en étoile d’un des tilleuls plantés dans la cour des filles. Il la regarde vriller et tomber sur le sol dans une espèce d’extase contemplative. Puis, accroupi sur les talons comme les petites filles font pipi, il s’égare dans la contemplation d’un doryphore qui passe pas loin de lui. En le regardant cheminer, il tire la langue jusqu’à la pointe de son nez. La petite bête impassible continue sa progression sans se soucier de sa présence. On croit que les hommes sont indispensables à tout mais les petites bêtes (et les grosses) peuvent très bien vivre sans nous. Parfois, Jean-Jacques se gratte le nez en examinant longuement ce qu’il en extrait. Moi, quand je me fourre le doigt dans les naseaux, maman dit que mon nez va grossir. Au point où il en est. M’en fous. Avec Philippe, on fait même des batailles nasales avant de dormir. Il arrive aussi que Jean-Jacques plonge sa main dans son slip, se gratte la raie du cul en disant que ça le pique. Pouillaude, lui, il envoie des mollards bien salés par terre.

 

Quand la sirène de l’usine  Bracq retentit, c’est qu’il est midi. On rentre à la maison et on regarde Les Saintes-Chéries. « Tabada taadaa -  Tabada taadaa » Après on dîne et on retrouve vite fait  les copains.

 

Certaines après-midi, on franchit le Pont-de-Fer et on joue à  Epervier sur un vert terrain vague, vaguement abandonné aux herbes folles, aux chardons sauvages et aux… crottes de lapin. Depuis 1845 et la construction de la ligne de chemin de fer : Paris-Lille, le Pont-de-Fer coupe le village en deux. Pour les habitants du vieil Achicourt, au-delà du Pont, ce n’est plus Achicourt : rien que des terres sauvages et des jardins potagers. Et puis, plus loin encore  la cité des Cheminots. La cité des Cheminots, c’est un village dans le village, avec sa piscine à ciel ouvert, son église, sa bibliothèque et son terrain de foot : le stade Camphin (appelé ainsi en la mémoire de Paul Camphin, cheminot d’Arras fusillé le 1er novembre 1943 parce que communiste). Le Pont-de-Fer, c’est pire que le mur de Berlin et la ligne Maginot réunis. On ne le franchit jamais sauf en de rares occasions : pour jouer sur ce vert terrain vague ou pour aller à la piscine. Moi, j’aime pas aller à la piscine parce que je ne sais pas nager (du coup, j’ai toujours peur de me noyer. Monsieur Aernout, le maître nageur (aussi balèze que Tarzan) m’impressionne avec sa grosse voix.

En fin d’après-midi, sur le chemin du retour, accoudés à la rambarde métallique du Pont, on regarde glisser les trains. Paraît que Jean-Luc (l’un des fils Van Der Linde) s’est électrocuté le bras en récupérant, avec un bâton, un objet tombé sur la caténaire. Son bras en conserve les stigmates. La leçon martelée a porté ses fruits. Je vous jure qu’on fait gaffe. Sur la route macadamisée, le goudron mollissant colle à nos semelles et on sent la chaleur sous nos pieds s’épaissir au ras du sol. Le soleil nous brûle le sommet du crâne. Même à l’ombre, il nous plombe. Dans la gourde en plastique (au bouchon moisi), la citronnade a un goût de… plastique chaud. Du coup, on s’arrête au cimetière pour boire quelques gorgées d’eau fraîches au robinet et pour s’asperger le visage.

 

Moi, au Centre aéré, j’aime bien les grands jeux organisés au Polygone qui se prolongent toute l’après-midi. Le jeu des numéros, par exemple. En résumé, c’est voir le numéro des autres et ne pas être vu. Des numéros au front, des billets plein les poches, on progresse parmi les hautes herbes et les buissons épineux. On se tapit et on rampe pour mieux franchir les lignes ennemies et déposer les billets dans notre camp. On ne peut pas dire que Jean-Jacques soit le roi des caméléons. On le repère facilement. Normal, il croit qu’il est caché parce qu’il est accroupi, les genoux ramenés sous le menton. Pour ne pas être vu, il couvre même ses yeux de ses mains !

Sur le chemin du retour, en longeant le Vivier, on croise une ribambelle de canards. Sur la berge, certains tortillent du popotin en faisant un potin du diable tandis que d’autres foncent droit comme des torpilles sur des morceaux de pain en lançant d’assourdissants « couin couin couin ». Il en parvient de tous les coins « couin couin couin ». Des retardataires battent des ailes, rasent l’eau et s’invitent au festin. Solitaire et un peu fou, un caneton, glissant sur l’eau, accélère puis, comme une voiture téléguidée, pivote brusquement en direction du bouchon d’un pêcheur qu’il pique de violents coups de bec avant de bifurquer vers un morceau de bois. On dirait qu’il est télécommandé du bord de la berge par la main d’un gamin.

Paraît que c’est dans cette eau marécageuse, morte et croupissante,  que deux des frères Jovinel se sont noyés, le même jour. Ils s’amusaient sur des rondins de bois à un endroit où l’eau visqueuse est couverte d’une pellicule de vase et les berges infestées de moustiques. Dur, dur.

 

Parfois, les monos organisent des jeux de piste à travers le village. Lors de la constitution des équipes, le petit Lelong est toujours choisi en dernier (comme Jean-Jacques). Direction le Château d’Eau, tout en haut du Malvaux. Message à déchiffrer : 1=Z-2=Y… Isolée du village, au milieu des champs, on aperçoit l’ancienne bâtisse de Mémé Queneutte (Mémé Queneutte, c’était un pépé qui ressemblait à Robin des Bois et qui vivait seul). Sa baraque n’est plus qu’une ruine sans toit ni porte. Juste des murs avec des ronces et des rats autour. Je ne sais pas si les souris sourient mais il paraît que les rats rient. J’entends déjà vos railleries pourtant je vous jure que c’est vrai, c’est un grand professeur qui l’a affirmé dernièrement. Ils gazouillent de rire quand on les chatouille. Moi, je veux bien mais je ne me hasarderais pas à leur faire guili-guili. A la fin de sa vie, Mémé Queneutte descendait au village dans un traîneau tracté par ses six chiens. De quoi vivait-il ? Je n’en sais rien. Je sais simplement qu’il était libre dans sa tête.

Après avoir atteint le Château d’Eau, on se dirige vers le  Belloy puis le Polygone. Sur les sentiers du Polygone, on fait la nique aux soldats en treillis, camouflés dans des trous. On cafte leur position aux bidasses à leurs trousses. De temps en temps,  ils tirent des balles à blanc. On se croirait à la guerre. Tenez, au cours d’un grand jeu, j’ai appris que le mot « bidasse » était associé à la ville d’Arras. Si ça tombe, vous ne savez pas pourquoi. Je vous raconte.

En 1911, Louis Bousquet écrit Avec Bidasse (sur une musique de Henry Mailfait). La chanson raconte les aventures de deux troupiers originaires d’Arras, gentils et un peu benêts. Mais si, vous connaissez : 3-4 :  Avec l’Ami Bidasse, on n’ se quitte jamais, attendu qu’on est, tous deux natifs d’Arras, Chef lieu du Pas-de-Calais…  La chanson  (présentée pour la première fois sur la scène de l’Eldorado à Paris), est enregistrée sur disque à cinq reprises entre 1917 et 1931. Fernandel l’inscrit même dans son répertoire en 1929. C’est grâce au succès de la chanson que le nom propre « Bidasse » est passé dans le langage commun et désigne désormais un soldat du contingent. Même que la kermesse d’Arras s’est parée du nom.

 

A La kermesse de l’Ami Bidasse, Ouvrard joue les comiques troupiers. Il a la rate qui se dilate et le foie qu’est pas droit. Après lui, Henri Genès (déguisé en bidasse) entonne Le tiot Quinquin. Dors min tiot Quinquin-min tiot pouchin-min gros rojin

Le Tiot Quinquin[1], c’est notre hymne national, notre Marseillaise à nous. C’est comme qui dirait la version rock d’Une chanson douce d’Henri Salvador parce que, pour endormir les enfants du Nord avec, faut se lever de bonne heure.

Sous l’immense chapiteau dressé Place de Marseille, j’assiste au triomphe de Jacques Martin, irrésistible dans son one-man-show. Le même soir, Serge Lama chante a capella Une Ile avant d’entamer Je suis malade. Complètement malade comme quand ma mère sortait le soir et qu’elle me laissait seul avec mon désespoir.

Moi, en tout cas, le 1er septembre 1969 à 19 heures, je sais où mes trois cousines de Saint-Nicolas traînaient leurs guêtres. A Arras, Place de Marseille.  Parce que leur Cloclo chéri adoré adulé vénéré, vêtu d’un costume en lamé argent avec des pierres rouges incrustées sur le revers de sa veste (!) s’y produisait. Paraît que leur chanteur malheureux (et tout désarticulé) déclencha l’hystérie générale en exécutant un  grand…écart à la fin de son spectacle avant de lancer son peignoir à ses fans en délire. Il s’éclipsa par une porte dérobée et se camoufla dans un panier à salade pour échapper à mes trois petites groupies surexcitées qui le pistaient à chacune de ses prestations dans le Nord (six mois plus tôt, de retour d’un spectacle à Cambrai, tonton Auguste, tante Andrée et les trois Clodettes s’étaient perdus en rase campagne et avaient échoué dans la cour d’une ferme, entre poules et canards, au milieu d’un épais brouillard).

Moi, à la kermesse, j’ai eu le grand bonheur d’applaudir Jean Ferrat (en 1971). Instants uniques et moments d’intense émotion (Jean Ferrat, je l’ai vu deux fois en six mois d’intervalle : au Théâtre d’Arras et à la kermesse). J’ai surtout passé des nuits entières à écouter ses chansons avec Philippe (lorsque Philippe rentrait de la fac de médecine d’Amiens, le vendredi soir) : La Montagne, Nuit et Brouillard, Potemkine, Camarade, Pauvre Boris, Je vous aime, Ma France et toutes les autres (je les connais par cœur). J’ai eu aussi l’immense privilège de le rencontrer dans sa belle montagne d’Antraigues, à deux pas de sa maison de pierres sèches, accrochée aux flancs de ce coin d’Ardèche qu’il aimait tant, entre Volane et châtaigniers (c’était en 1977).

 

Une fois, au Centre aéré, on a appris à construire des cerfs-volants. Le mien n’a jamais décollé. Il s’est fracassé au sol en mille morceaux. J’ai honte  quand je vois aujourd’hui, dans le ciel de Berck, ce ballet de cerfs-volants majestueux et colorés voltiger en avril. Je dois reconnaître que je suis  un vrai péquin dans ce domaine. C’est sûrement pas moi qui aurais construit le Cerf volant du bout du monde qui s’envola des hutongs de Pékin pour atterrir sur les hauteurs de la Butte Montmartre. Son histoire est contée dans un très beau film (vu à Noël, à la salle des fêtes, comme tous les petits écoliers d’Achicourt). Vous vous en souvenez ? (décidément, vous avez perdu la mémoire ou peut-être n’étiez-vous pas né(e)). Je vous le résume.

 Dans les années cinquante, le petit Pierrot, chef d’une bande de gamins, accompagné de sa petite sœur Nicole, aperçoit un cerf-volant échoué dans un arbre sur les hauteurs de la Butte Montmartre. Pierrot et ses copains le récupèrent et découvrent à l’intérieur une lettre écrite en chinois. L’auteur du message (un petit garçon prénommé Song Siao Tsing) attend une réponse en retour. Hélas, son adresse est restée dans la queue du cerf-volant, volée par d’autres garçons de la bande. L’antiquaire chinois (qui leur a traduit la lettre) leur précise que le personnage dessiné sur le cerf-volant n’est autre que  Souen Won Kong, le roi des singes. Au fond de son lit, Pierrot rêve que le singe le transporte en Chine avec sa sœur d’un coup de nuage magique. Du rêve à la réalité, il n’y a qu’un pas que nos deux héros franchissent. Les voilà à Pékin, bien décidés à retrouver la trace de leur petit ami Chinois. Là-bas, quand c’est jour de grand vent, les enfants sortent leurs cerfs-volants alors, Pierrot finit par croiser Song Siao Tsing. Grâce à ce film, j’ai appris un mot chinois : sié-sié. Ca veut dire merci alors : sié-sié pour ce superbe film d’enfance.

 

Au cours du Centre aéré, deux excursions sont programmées : au parc d’attractions de Dadizele[2]et à Phalempin, Anor ou Vendeuil, selon les sessions. Dès que les bus se garent devant la mairie, on se bouscule au portillon pour savoir qui va occuper les sièges du fond. Ce suprême privilège revient aux plus anciens. Tout au long du trajet, on épuise le répertoire des chansons d’été : Darla Dirlada, Mamie Blue et bien sûr les refrains du grand Hugues : Santiano et Céline… On hurle aussi : « Plus vite chauffeur, plus vite ! » Sous les hourrah, notre bus double le premier et franchit la frontière en tête. On est super fiers et on crie : « On a gagné »

A l’entrée du Parc de Dadizele, histoire de traquer les resquilleurs, on est tous tatoués au tampon encreur. Après, on assiège les toboggans, les balançoires et autres tourniquets. Quartier libre jusqu’à midi pile. Irénée grimpe dans un tonneau, marche doucement puis accélère la cadence avant de rouler bouler, les quatre fers en l’air. Dudu emprunte le Pont de la mort qui entoure le Parc et qui culmine à vingt mètres de haut. Toute la journée, on entend le bruit infernal des lattes et des chaînes s’entrechoquant. Moi, pas vouloir m’aventurer sur ce sable mouvant à cause du vertige et du vent. Je préfère le grand toboggan. Derrière une haie, Pouillaude finque une cigarette en cachette. Il tire une bouffée, avale la fumée puis la recrache aussi vite par la bouche. Pouillaude, il se la pète quand il a la clope au bec. Il se croit encore plus fort. Y a vraiment pas de quoi. Moi, les seules cigarettes que je fume sont les cigarettes en chocolat. Vous savez, celles qui ont le goût de la fine feuille de papier blanc, mêlé à celui du petit rouleau de chocolat tellement fragile qu’il se casse facilement.

Sur le coup de midi : rassemblement général. Personne ne manque à l’appel sauf Irénée. Quand il revient, il a le même regard coupable que le chien de Jeannine quand je le surprends en train de faire sa crotte sur le trottoir. Comme d’habitude, il reçoit une engueulade de Christiane dont l’autorité naturelle n’est jamais contestée. A la fois, elle sait se faire aimer et se faire respecter. Parfois, elle ne dit rien mais tu vois bien à ses yeux qu’elle n’est pas contente (il y a des silences qui sont pires que des reproches). Irénée s’en moque comme de l’an quarante.

(A propos de l’an quarante, j’ai longtemps cru que l’expression : s’en moquer comme de l’an quarante (que j’ai déjà utilisée au début de mon bouquin) faisait allusion à la guerre 39-45. Pas du tout. J’ai appris récemment que c’est la déformation de l’expression populaire : s’en moquer comme de l’alcoran (livre sacré des musulmans) que les chevaliers chrétiens du Moyen Age utilisaient souvent pour se moquer d’une chose ou de quelqu’un. La locution a été reprise sous la Révolution française par les royalistes qui disaient plaisamment, quand on eut appelé l’année 1792 : l’an I de la République, qu’ils se moquaient d’une chose comme de l’an quarante, ne croyant pas que la République pût durer quarante ans.

Parfois, sans le savoir, on emploie des expressions qui risqueraient de déclencher des guerres de religion. Faut faire très attention. Alors je la retire et je dirai qu’Irénée s’en beurre les noisettes (du genre : parle à mon cul, ma tête, elle est malade).

 

A l’heure du repas, l’immense chapiteau dégage d’alléchantes odeurs de frites. On commence par tapoter nos œufs durs sur la table avant de les écaler et de les croquer à pleines dents (avec un peu de sel). Après, on engouffre nos sandwichs au jambon dégoulinant de beurre. Irénée, incapable de rester en place, se balance sur sa chaise en fer rouge (rouge ou vert ? je ne sais plus très bien. Remarquez, ça n’a aucune espèce d’importance pour la suite de l’histoire). Je crois qu’il va se casser la figure. Ca ne rate pas. Il aggrave son cas. Deuxième engueulade. C’est le champion toute catégorie des engueulades. Il les collectionne et récolte même une gifle au passage. Il en reste baba avec des bras de singe qui lui tombent jusqu’en bas. Et puis arrive enfin, l’un des meilleurs moments de la journée : la distribution des cornets de frites. La Belgique n’est pas le pays des frites pour rien (paraît qu’elles ont vu le jour en Wallonie à l’occasion d’une pénurie de poissons qui a contraint les habitants à couper des pommes de terre en forme de poissons et les plonger dans de l’huile brûlante. La frite était née). Moi je dis : vivent les frites grasses, huilées, vinaigrées et salées qui laissent des traces sur le bout des doigts. Après, on a droit à nos deux abricots et un verre de menthe à l’eau.

 

L’après-midi, avant de quitter les lieux, à cause des bonbons à l’intérieur, j’achète une trompette en plastique jaune orangé, aussi luisante que les jonquilles qui illuminent au printemps le jardin d’Alfred. Je fais aussi le plein de tablettes de chocolat blanc. Le chocolat blanc, c’est notre came à nous. Quand on va en Belgique, on s’approvisionne et on planque les tablettes au fond de nos sacs au cas où les douaniers nous contrôleraient à la frontière. Quand on franchit la douane, on rentre imperceptiblement la tête dans les épaules, histoire de passer inaperçus (attention, à force de jouer trop les innocents, on peut devenir de vrais suspects). Avec sa mine de conspirateur,  c’est sûr, Pouillaude va se faire tauper. Même pas. Les douaniers, à côté de la plaque, sont chocolat  à chaque fois.

 

Cette année, la seconde excursion nous conduit au Parc zoologique de Vendeuil (construit dans les vestiges de l’ancien fort de la ville). Dans le zoo, on y croise les animaux de Daktari (en beaucoup moins heureux et sans le Docteur Tracy). Pathétique, le lion Clarence, borgne et chétif, nous lorgne d’un œil triste. Rencogné au fond de sa cage, il tourne et tourne encore, apathique et résigné. En le croisant, la Compernole, morte de trouille, pousse un cri d’otarie. Moi je dis qu’il n’y a pas de honte à avoir peur d’un lion, fût-il derrière des barreaux. Proche de nous, un paon déploie son éventail de plumes serrées comme une poignée de cartes. Sa queue, on dirait les rosaces d’un vitrail. Paraît que plus le paon a de plumes au cul, plus il est vieux ((les filles du Moulin Rouge, c’est tout le contraire, plus elles sont jeunes et moins elles en ont (de plumes au cul)). En nous croisant, une huppe nous lance des yeux perçants. On dirait un punk avec sa crête d’Iroquois orange et noire.

Je ne sais pas ce qu’Irénée fichait dans l’enclos du bouc mais figurez-vous que l’animal tout noir avec une barbichette lui a joué un tour de cochon en le prenant pour une biquette. Il  l’a considéré un moment puis il a baissé la tête, a présenté ses cornes et a foncé sur lui. Lorsqu’un vieux bouc en rut vous court après, la seule chose que vous avez à faire, c’est de courir deux fois plus vite que lui. C’est ce qu’a fait Irénée. Il a cavalé comme s’il avait le feu aux fesses et a pulvérisé le record du monde du 100 mètres (record non homologué, faute de juges officiels). Moins une, il se faisait embrocher. Nous, on se tenait les côtes, morts de rire. Christiane qui avait observé la scène de loin rata ses fesses une fois, tellement Irénée se tortillait comme un ver, mais pas deux.  

Derrière un grillage, deux singes dont les lourdes couilles pendouillent (comme des gourdes qui seraient remplies d’un vin rosé), se gratouillent et s’épouillent. Pornographe averti, un babouin exhibe son cul rose. Moi, je ne descends pas des bonobos pour rien. Ça m’excite (faut croire que j’ai des obsessions obsédantes qui m’obsèdent à longueur de temps).

 

Au beau milieu de la session, les monos organisent un match de foot contre le Centre aéré de Dainville. Rencontre internationale. Enfin presque. Nos supportrices arrivent à pied en hurlant : Elle descend de la montagne en chantant - Si di aïe aïe youpi youpi aïe. Nous, comme des vedettes, on est déjà en train de s’entraîner et de défier du regard l’équipe adverse. Il fait une chaleur à crever. Avant le coup d’envoi, Bébert est déjà rouge écarlate ! Faut dire qu’il a des rougeurs naturelles au visage : on appelle ça des dartres (masculin ou féminin ?). Sa peau est rêche. On dirait qu’elle pelle tout le temps. Les tripes à l’air, il explose dès les premières secondes du match. Bébert, c’est le champion des chandelles, des gros pointus et des crocs-en-jambe, je l’ai déjà dit et ça se vérifie. Vu que c’est pas un technique, il donne des coups de tatane teigneux dans tous les tibias qui traînent. C’est sa façon à lui de s’exprimer (le mot pichenette est un mot banni de son vocabulaire). Parfois, il se casse la margoulette (je ne sais pas où la margoulette se situe dans le corps mais il se plaint de partout).  Après avoir résisté dix minutes, ça rentre comme dans du beurre et Simon, notre goal, en prend plein les gaïoles.  Résultat : 10-0 dans la musette. Dans le cul la balayette. Dérouillée, déculottée, branlée, raclée. La honte, quoi. Au coup de sifflet final, les vainqueurs sont portés en triomphe comme s’ils avaient gagné la Coupe du Monde (faut pas exagérer non plus). Surtout les deux Plaisant. Ceux-là, ils se sont baladés. Pas juste, ils jouent au R.C.Arras  (j’arrête avec le R.C. Arras, vous allez finir par croire que je suis mauvais perdant et ça pourrait paraître surprenant pour quelqu’un de bonne foi comme moi). Nous, piteux, calamiteux, on rentre à bécane, la queue entre les jambes. Pour remonter le moral des troupes, les filles nous accueillent avec des colliers de fleurs. Irénée lance, en nous croisant  : « Tiens, voilà les brêles. » Il va se prendre une reprise de volée dans le cul, ça va pas tarder. On a quand même droit à notre lait grenadine, notre petit pain quotidien et nos deux abricots.

 

La kermesse annonce déjà la clôture du Centre aéré. Lors du spectacle qui se déroule dans la cour de l’école des garçons, on enchaîne danses, chants, sketchs et saynètes. Sur la scène, on joue à jouer pour de vrai. Moi, j’aime bien. Question danses, on ne choisit pas toujours sa partenaire. Si on avait le choix, je choisirais de préférence la plus belle, la plus légère  et la plus gracieuse. Mais je tombe sur Zaza. Vous vous souvenez de Delphine Dessieux, la petite danseuse de L’âge heureux, voltigeant avec grâce et légèreté ? Eh bien, Zaza, c’est pas du tout ça. Elle est plutôt grosse et moche et n’a vraiment rien d’un petit rat de l’opéra (même en ballerines !). Le Lac des Cygnes, elle connaît pas. Les pointes et le tutu, non plus. La Zaza, c’est peut-être pas un canon mais je la traîne comme un boulet. C’est pas bien ce que je dis là. Quelquefois, je devrais me taire (on se repent souvent d’avoir parlé, jamais de s’être tu). Quand  elle danse Le casatschok, c’est le choc. Les enfants du Pirée, pire encore. Moi j’aime bien danser Zorba le Grec, le Sirtaki,  et comme Sheila, les danses du folklore américain : « lalalalalalala lalalalalalala ». Avec nos chapeaux en papier crépon et nos révolvers en plastique, on a vraiment l’air de cow-boys mais faut pas qu’il se mette à tomber des hallebardes sinon on se transforme rapidement en Peaux rouges à cause du papier crépon qui déteint sur notre visage. On conclut triomphalement avec I like to be in America.

 

Avant d’avoir pour théâtre la cour des écoles, les premières kermesses se déroulaient sur le terrain scolaire. Une fois, il a tellement plu que Raymond nous a rapatrié dans la salle des fêtes et on a dû recommencer le spectacle en entier. Moi, à la kermesse, j’aime bien être disc-jockey et présenter les dédicaces. De la part de Dudu, pour Jocelyne, de Johnny Hallyday : Que je t’aime.  C’est parti. Que je t’aime-que je t’aime-que je t’aime. Merde, on dirait que mon disque est rayé. Pas du tout, c’est Johnny qui radote et qui répète quarante mille fois que je t’aime au cas où sa Jolie Sarah douterait (c’est pas quarante mille fois mais cinquante-sept fois, j’ai compté).

Sur la sono branchée à fond la caisse, on passe aussi Le Métèque de Moustaki. Si Bécaud est surnommé « Monsieur cent mille volts », je vous jure que Moustaki, c’est « Monsieur désinvolte » avec sa gueule de Métèque et ses cheveux aux quatre vents.  J’écoute aussi avec plaisir : Here’s to you  de Joan Baez, Suzanne de Leonard Cohen, Sound of silence de Simon and Garfunkel, Eh Jo de Jimmy Hendrix. Du très varié, quoi. A propos de Jo, j’aime bien aussi Joe Dassin. Avec lui, on veut conquérir l’Amérique, siffler sur la colline, la fleur aux dents. Joe, il a piqué les fringues toutes blanches au capitaine Troy et les yeux à Dalida. Surtout l’oeil droit. Il a un sourire éclatant et il mâchouille toujours un chewing-gum en chantant. Comme Adamo, c’est un vrai gentil. Moi, j’aime bien sa chanson Salut les amoureux : On s’est aimé comme on se quitte-tout simplement sans penser à demain-à demain qui vient toujours un peu trop vite-aux adieux qui quelquefois se passent un peu trop bien. Ca vous étonne, mais des chansons comme ça, j’en connais des tonnes. Tagada tagada voilà Les Dalton !

 

A la kermesse, le Monsieur de la Coop anime avec sa tchatche naturelle, sa bonne humeur et son regard malicieux le jeu du cochon d’Inde. La règle est d’une simplicité enfantine : une piste circulaire constituée de trente cases numérotées. Sur chacune d’entre elles  : un lot. Au centre : un cochon d’Inde. Chaque joueur tente sa chance en misant sur un numéro. Pour emporter le cadeau, l’animal doit pénétrer intégralement dans la case choisie. Autour de la piste, chaque joueur espère la visite du petit rongeur dans sa case alors ça crie, menace et encourage tout autour. Cette satanée bestiole ne rentre jamais dans mon trou. Faut dire que Monsieur Coop oublie chaque fois de préciser qu’il y a une seconde règle à son jeu : c’est que ses fils gagnent toujours. Ou presque. Nous, on sert de cobayes. Pas juste.



[1] Le Tiot Quinquin a été chanté pour la première fois le 12 novembre 1853 par le chansonnier Alexandre Desrousseaux dans la salle à manger de l’auberge A la ville d’Ostende, rue de Gand à Lille.

[2] Le parc d’attractions de Dadizele (ouvert en 1949) a été fermé en 2003, suite à un accident grave.