retour

40

 

LE BAIN DU SAMEDI SOIR

 

 

Ah ce qu’on est bien quand on est dans son bain. Vous avez certainement goûté au plaisir du bain, le samedi soir, dans le grand baquet de fer gris, en plein air et en plein mois d’été.  Non ? Eh bien nous si et c’était bien.

 

Après avoir empli la lessiveuse à grands seaux d’eau, on se hasarde à tremper un bout d’orteil. Puis deux, avant de plonger le corps tout entier et de se savonner partout. Le savon glisse des mains. Les ongles crissent  sur le zinc comme la craie sur le tableau. J’aime pas. A la fin,  ça pique fort dans les yeux.

Quand on sort de l’eau, on a la chair de poule alors, on s’enveloppe dans une serviette éponge et Nanine nous frictionne le dos vigoureusement avant de nous asperger d’eau de Cologne. Ca donne une sensation de fraîcheur agréable sur le visage. Lavés, parfumés et en pyjama, il est l’heure de passer à table.

 Parfois, on se régale de pain ferré, sucré à la cassonade. Le pain ferré, c’est quoi : une tartine de pain rassis, trempée dans du lait froid, recouverte d’un jaune d’œuf et cuite dans une poêle. Parfois, on est comblés par un petit œuf à la coque. Après avoir décalotté le sommet de la coquille, on plonge la cuillère à café dans le blanc qui couvre le jaune puis dans le jaune et on porte à la bouche. On racle jusqu’à l’extrême la paroi pour mieux en décoller la fine membrane blanche. Dé-li-cieux. Meilleur encore en mouillant un bout de pain.

Fabuleux aussi les œufs sur le plat. Je les préfère lorsque le blanc est bien cuit et le jaune coule un peu. Entre nous, quelle que soit la façon de préparer les œufs : mollets, pochés, brouillés ou en omelette, quel régal. Repas simple. « A la bonne franquette », comme tu dis, comme pour t’excuser du peu.

 

Parfois une assiette de concombres assaisonnés ou un artichaut suffit à notre bonheur. Avant d’atteindre le cœur tendre et délectable de l’artichaut, on trempe, une à une, dans de la vinaigrette, les feuilles hérissées et serrées qui le composent. On en mordille la partie la plus charnue et on accompagne d’une tartine de pain-beurre. Mais attention, pas n’importe quel beurre : un vrai beurre de ferme qui sent la vache et qui pleure la goutte d’eau (avec l’empreinte d’une tulipe au-dessus). Maman l’achète à Hélène qui le livre à vélo de Rivière. Hélène, elle sent aussi la vache. A voir ses deux bonnes joues rougeaudes, sûr qu’elle a été élevée aux grains et en plein air. Parfois, ce sont deux sœurs en deu-deuch qui nous approvisionnent : Marie et Madeleine : deux filles plutôt costaudes et rustres, forgées dans l’austérité de la ruralité (question physique, elles sont plus proches des Vamps que des Demoiselles de Rochefort). Comme Blanchette et Rosette des contes de Grimm, ce que l’une a, elle doit le partager avec l’autre. C’est comme ça, à la campagne. Vous me croirez peut-être pas mais il paraît qu’un garçon du village un peu benêt, amoureux de la cadette, a été contraint d’épouser l’aînée sur les injonctions de la mère parce chez ces gens-là, il faut d’abord marier la plus vieille. Remarquez, ils ont vécu tous ensemble et le prétendant s’est occupé des deux. Il a même eu des jumeaux. Un pour chacune. « Malheureusement,   i’ n’a pas récoué un »,  se désole encore aujourd’hui Félicie (elle veut dire par là qu’ils sont tous les deux mort-nés).

 

Le repas achevé, on se plante devant la télé et on suit les aventures de Jacquou le Croquant. Jacquou, il est tout petit, tout mignon, tout pauvre et tout malheureux. Sabots trop lourds, chemin boueux, il ramasse son bois dans la neige et le froid. Il chiale à longueur de samedi soir et nous, on pleure avec lui, confortablement installés dans le canapé en skaï noir, en dévorant le paquet de pépito. Nous, on sait très bien que tant qu’il y a des biscuits dans le paquet, on ne pourra s’empêcher d’y fourrer les mains. Le Jacquou, il est vraiment pas gâté par la vie. La ferme de ses parents brûle. Il perd son père (et son père) et sa mère (et sa mère) et son curé-précepteur (et son curé-précepteur) et sa fiancée (et sa fiancée) Aââââ…louette, gentille Alouette, Alouette je te plumerai ! 

Je me souviens aussi de Gaspard des Montagnes. Nous, terrorisés, dès la première seconde du feuilleton, par la violence de deux doigts tranchés sous une porte. A qui la main ? Est-ce celle de l’énigmatique Jean Topart ? Suspens jusqu’à la fin du feuilleton ! Après, Philippe nous fiche la trouille en nous expulsant ses yeux exorbités (à la Dominique Webb) quand on monte l’escalier pour aller se coucher. Il passe sa tête dans l’encadrement de la porte. Une main tente de l’étrangler. Il crie : «  A l’aide ». Nous, on sait très bien que c’est sa main mais on a les pétoches quand même. Encore heureux que pour éteindre la lumière de la chambre, on peut appuyer sur la poire en bakélite qui pendouille au-dessus du lit sans être obligé de se relever sinon, Philippe serait encore capable d’en profiter.

 

Parfois le samedi soir, sur une musique inquiétante, une chouette aux grands yeux ronds nous annonce La Vie des Animaux. Moi, j’aime bien entendre la voix apaisante de Claude Darget. Elle contraste avec la cruauté de certaines scènes dont une revient régulièrement. Un lion repère un pauvre petit gnou, l’isole du troupeau affolé par l’attaque, le déséquilibre avant de s’acharner sur lui. A l’écart, le petit animal devient une proie facile dans cette lutte inégale. Moi, j’espère toujours que le petit gnou suive sa mère mais je vois bien qu’il s’en éloigne et qu’il va se faire dévorer tout cru. Claude Darget, il a beau dire que dans la loi de la nature, à un moment donné, les animaux poursuivis sont aussi poursuivants et les dévorés dévoreurs, j’ai mal au cœur pour le petit gnou au moment de l’attaque meurtrière.  

Le samedi soir, on s’excite aussi devant Intervilles (ou Jeux sans Frontière) avec Simone Garnier, Guy Lux et…Léon Zitrone (!) Une fois, un spectateur en colère a cassé les lunettes à Big Léon (je vous jure que c’était pas papa). Eh bien, Guy Lux a failli rendre l’antenne à Cognacq-Jay, tellement il  geignait comme un mourant.

 

Après, c’est l’heure d’aller se coucher. L’été, on dort fenêtres ouvertes. Moi, j’aime bien quand le parfum des moissons monte en vagues épaisses dans la chambre dans la touffeur de la nuit. J’aime moins quand on est envahis de bêtes d’orage. Vous savez, ces petites bestioles insignifiantes qui se collent à la peau et piquent près des narines et des yeux. Paraît que c’est pour chercher à s’hydrater. Elles ne vont pas chercher à s’hydrater longtemps, je tape dessus comme un malade.