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LE BAIN DU SAMEDI SOIR
Ah ce qu’on est
bien quand on est dans son bain. Vous avez certainement goûté au plaisir du
bain, le samedi soir, dans le grand baquet de fer gris, en plein air et en
plein mois d’été. Non ? Eh bien nous
si et c’était bien.
Après avoir empli la lessiveuse à grands seaux d’eau, on se hasarde à
tremper un bout d’orteil. Puis deux, avant de plonger le corps tout entier et de
se savonner partout. Le savon glisse des mains. Les ongles crissent sur le zinc comme la craie sur le tableau. J’aime
pas. A la fin, ça pique fort dans les
yeux.
Quand on sort de l’eau, on a la chair de poule alors, on s’enveloppe dans
une serviette éponge et Nanine nous frictionne le dos vigoureusement avant de
nous asperger d’eau de Cologne. Ca donne une sensation de fraîcheur agréable
sur le visage. Lavés, parfumés et en pyjama, il est l’heure de passer à table.
Parfois, on se régale de pain
ferré, sucré à la cassonade. Le pain ferré, c’est quoi : une tartine de
pain rassis, trempée dans du lait froid, recouverte d’un jaune d’œuf et cuite
dans une poêle. Parfois, on est comblés par un petit œuf à la coque. Après
avoir décalotté le sommet de la coquille, on plonge la cuillère à café dans le
blanc qui couvre le jaune puis dans le jaune et on porte à la bouche. On racle jusqu’à
l’extrême la paroi pour mieux en décoller la fine membrane blanche. Dé-li-cieux.
Meilleur encore en mouillant un bout de pain.
Fabuleux aussi les œufs sur le plat. Je les préfère lorsque le blanc
est bien cuit et le jaune coule un peu. Entre nous, quelle que soit la façon de
préparer les œufs : mollets, pochés, brouillés ou en omelette, quel régal. Repas
simple. « A la bonne franquette », comme tu dis, comme pour t’excuser
du peu.
Parfois une assiette de concombres assaisonnés ou un artichaut suffit à
notre bonheur. Avant d’atteindre le cœur tendre et délectable de l’artichaut, on
trempe, une à une, dans de la vinaigrette, les feuilles hérissées et serrées
qui le composent. On en mordille la partie la plus charnue et on accompagne d’une
tartine de pain-beurre. Mais attention, pas n’importe quel beurre : un vrai beurre de ferme qui sent la vache et qui
pleure la goutte d’eau (avec l’empreinte d’une tulipe au-dessus). Maman l’achète
à Hélène qui le livre à vélo de Rivière. Hélène, elle sent aussi la vache. A
voir ses deux bonnes joues rougeaudes, sûr qu’elle a été élevée aux grains et en
plein air. Parfois, ce sont deux sœurs en deu-deuch qui nous approvisionnent :
Marie et Madeleine : deux filles plutôt costaudes et rustres, forgées dans
l’austérité de la ruralité (question physique, elles sont plus proches des Vamps que des Demoiselles de Rochefort). Comme Blanchette et Rosette des
contes de Grimm, ce que l’une a, elle doit le partager avec l’autre. C’est
comme ça, à la campagne. Vous me croirez peut-être pas mais il paraît qu’un garçon
du village un peu benêt, amoureux de la cadette, a été contraint d’épouser l’aînée
sur les injonctions de la mère parce chez ces gens-là, il faut d’abord marier
la plus vieille. Remarquez, ils ont vécu tous ensemble et le prétendant s’est
occupé des deux. Il a même eu des jumeaux. Un pour chacune. « Malheureusement,
i’ n’a pas récoué un », se
désole encore aujourd’hui Félicie (elle veut dire par là qu’ils sont tous les
deux mort-nés).
Le repas achevé, on se plante devant la télé et on suit les aventures
de Jacquou le Croquant. Jacquou, il
est tout petit, tout mignon, tout pauvre et tout malheureux. Sabots trop
lourds, chemin boueux, il ramasse son bois dans la neige et le froid. Il chiale
à longueur de samedi soir et nous, on pleure avec lui, confortablement
installés dans le canapé en skaï noir, en dévorant le paquet de pépito. Nous, on sait très bien que tant
qu’il y a des biscuits dans le paquet, on ne pourra s’empêcher d’y fourrer les
mains. Le Jacquou, il est vraiment pas gâté par la vie. La ferme de ses parents
brûle. Il perd son père (et son père) et sa mère (et sa mère) et son
curé-précepteur (et son curé-précepteur) et sa fiancée (et sa fiancée) Aââââ…louette, gentille Alouette, Alouette
je te plumerai !
Je me souviens aussi de Gaspard
des Montagnes. Nous, terrorisés, dès la première seconde du feuilleton, par
la violence de deux doigts tranchés sous une porte. A qui la main ? Est-ce
celle de l’énigmatique Jean Topart ? Suspens jusqu’à la fin du
feuilleton ! Après, Philippe nous fiche la trouille en nous expulsant ses yeux
exorbités (à
Parfois le samedi soir, sur une musique inquiétante, une chouette aux
grands yeux ronds nous annonce La Vie des
Animaux. Moi, j’aime bien entendre la voix apaisante de Claude Darget. Elle
contraste avec la cruauté de certaines scènes dont une revient régulièrement. Un
lion repère un pauvre petit gnou, l’isole du troupeau affolé par l’attaque, le
déséquilibre avant de s’acharner sur lui. A l’écart, le petit animal devient
une proie facile dans cette lutte inégale. Moi, j’espère toujours que le petit gnou
suive sa mère mais je vois bien qu’il s’en éloigne et qu’il va se faire dévorer
tout cru. Claude Darget, il a beau dire que dans la loi de la nature, à un
moment donné, les animaux poursuivis sont aussi poursuivants et les dévorés
dévoreurs, j’ai mal au cœur pour le petit gnou au moment de l’attaque
meurtrière.
Le samedi soir, on s’excite aussi devant Intervilles (ou Jeux sans
Frontière) avec Simone Garnier, Guy Lux et…Léon Zitrone (!) Une fois, un
spectateur en colère a cassé les lunettes à Big Léon (je vous jure que c’était
pas papa). Eh bien, Guy Lux a failli rendre l’antenne à Cognacq-Jay, tellement il
geignait comme un mourant.
Après, c’est l’heure d’aller se coucher. L’été, on dort fenêtres ouvertes.
Moi, j’aime bien quand le parfum des moissons monte en vagues épaisses dans la chambre
dans la touffeur de la nuit. J’aime moins quand on est envahis de bêtes
d’orage. Vous savez, ces petites bestioles insignifiantes qui se collent à la peau
et piquent près des narines et des yeux. Paraît que c’est pour chercher à
s’hydrater. Elles ne vont pas chercher à s’hydrater longtemps, je tape dessus
comme un malade.