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LA RAGE DE DENTS

 

 

Enfant, très souvent, mal de dents. Récurrent, obsédant, déprimant. Sucreries, bactéries : dents gâtées, dents pourries. Grosse carie qui vous plombe le temps et vous pourrit la vie.

 

La rage de dents, elle vous prend n’importe où et n’importe quand. Tout à coup, vous avez un énorme trou dans la dent. Un cratère. Un volcan qui vous fout dans le crâne un satané boucan. Alors, pour tenter d’apaiser la douleur, je compresse la langue sur la gencive et mords l’intérieur de la joue mais la douleur insiste, persiste, résiste. Alors, extraire le sang et le pus avec la langue. Ca y est, ça sent le pus, ça pue le sang. Je suce ce jus acre et jaunâtre en raclant le creux de la dent. Enfin, ce qu’il en reste. Puis, j’appuie fortement la joue avec le poing pour tenter de dégonfler la chique anarchique qui gonfle, qui gonfle et gonfle encore. Ma joue a triplé de volume. Pas de pot, tout se paye : on dirait la mâchoire à Popeye. J’ai la bouche de traviole et une tête à exhiber à la foire du Trône. Je bouche le trou avec une mie de pain pour tenter d’étouffer la douleur. Je bouche, je blinde, je plâtre. Je calfeutre, je cimente, je colmate. Mais la douleur continue de me pulvériser le crâne comme un furieux marteau-piqueur.

Je sais, j’ai eu tort Hector, j’ai trop péché par gourmandise. Je me suis trop bâfré, goinfré, empaffé, empiffré de gâteaux. J’ai trop croqué de chocolats, de sucres Candy et de sucres en morceaux. Trop mâchouillé de Mistral gagnant et de coco Boer. De bâtons de réglisse et de zan. Trop sucé de sucettes à l’anis d’Annie ! Trop mastiqué de bonbons fondants et de caramels qui se coinçaient dans le creux de mes dents. Trop machuqué de carambars et de bonbons Lutti. Trop mâchonné de chewing-gums et de gros malabars. Trop croqué de petits œufs de Pâques. Des blancs, des roses, des jaunes et des bleus ciel. De dragées aux amandes, de Bêtises de Cambrai et de nougats Claudette. Ah ! les nougats Claudette, c’est super bon mais c’est du plâtre. Du béton. Du mortier. Mortel pour les dentiers.

  

Ma vie maintenant bouffée, foutue, anéantie. Mon Dieu, je regrette, je vous jure que j’en mangerai plus.  Enfin moins. Mais faites que ça se calme une bonne fois pour toute. Tenez, pour vous prouver ma bonne volonté, je vais réciter trois Notre Père sur-le-champ. Parce que j’ai beau débiter sur le chemin de Lorette des dizaines et des dizaines de Je vous salue Marie et ne pas rater une seule messe le dimanche, vous vous en fichez royalement.

Pire, ma dernière rage de dents s’est déclenchée un dimanche matin sur le chemin de l’église. Voilà comment vous traitez vos ouailles. Vraiment pas très reconnaissant. Même en alignant trois Notre père, toujours mal, à se demander si vous existez vraiment ou si vous n’avez pas une dent contre moi. Remarquez, avec ce que vous avez infligé à notre cousin Adam, il y a très, très longtemps, je ne suis pas surpris. Adam, il a trinqué pour avoir mordu dans le fruit défendu, même qu’on s’en mord encore les doigts aujourd’hui. Parce que Monsieur le bon Dieu, vous avez beau être tout amour, vous avez la rancune tenace (bien plus encore que les baudets).

 

La nuit encore, ça me lance et ça me lancine alors je cale un morceau d’aspirine dans la dent puis je coince ma joue sur l’oreiller pour tenter d’étouffer la douleur. Toujours mal. J’ai beau changer de côté, je morfle. Nuit gâchée alors moi, très fâché avec la vie. Je dis que je veux mourir mais c’est pour rire parce que le Bon Dieu, il est capable de me prendre au sérieux et de m’envoyer directement au ciel et moi j’ai pas envie d’y aller tout de suite.

Je cherche le sommeil mais ne le trouve pas  (sur ce coup-là, Saint-Antoine de Padoue ne m’est d’aucun secours). Enfin, je m’assoupis. Sursis. Puis réveil en sursaut. Merde ! La douleur se réveille avec moi. Mes tempes tapent l’une contre l’autre comme deux cymbales assourdissantes. Boucan abominable. Insupportable. J’enfouis ma tête sous l’oreiller. Titille le nerf à vif avec le bout de la langue, l’écrase d’un coup sec. Pourriture de nature. Encore mal, toujours mal. Ca me flingue et ça me déglingue.

 

Tout ça, parce que ne pas vouloir aller chez le dentiste et entendre dans la salle d’attente son gros marteau-piqueur me catapulter le crâne et le coeur. Des fois, rien qu’à l’entendre, mon corps préfère s’évanouir. Satanée trouille des piqûres. Eponger mon front, respirer le mouchoir humecté d’eau de Cologne. Sueur. Pâleur et bouffées de chaleur. Cœur compressé et pressé d’être ailleurs. Ailleurs, c’est tout à l’heure. Maintenant c’est l’heure de me cramponner à la chaise électrique. L’arracheur de dents (le Docteur Lodieu) m’asphyxie avec son masque à gaz et  le plafond m’aspire tel un trou noir. Ca bourdonne, résonne et bétonne dans ma tête. Mais qui va pouvoir m’arracher aux horribles mâchoires de cette affreuse pelleteuse ? Après je rêve, un rêve lourd qui s’interrompt et me disperse à travers des images caléidoscopiques. Et puis je reviens à moi avec cette impression de tourner au ralenti, entre engourdissement et somnolence. La voix déformée du dentiste semble provenir d’un puits très profond. En tâtant l’intérieur de ma bouche, je sens un goût acre et un gigantesque trou à la place de la dent. Je dégobille et n’ai plus qu’une envie : fuir et rejoindre la maison le plus vite possible avant l’éternelle syncope. Je sais que je peux tourner de l’œil en un clin d’œil. C’est ma spécialité. « Ca va aller mieux », assure maman. Tu parles, quand les poules auront des dents. C’est pas demain la veille et c’est tant mieux pour elles.