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LA MESSE DE MINUIT ET LES COMMUNIONS

 

 

Deux grandes cérémonies illuminaient l’année : la messe de minuit et le dimanche des communions. A l’occasion de ces deux fêtes, les fidèles (bien plus nombreux qu’à l’habitude) se tassaient dans la nef de l’église (pleine à craquer) s’agglutinant même sous le porche.

 

La réputation de la messe de minuit dépassait largement les frontières du village. Un peu avant minuit, les cloches sonnaient à toutes volées, invitant les paroissiens à prendre le chemin de l’église. Arrivés sur les lieux, les habitués trempaient le bout des doigts dans le bénitier, se signaient et prenaient place. Les hommes avec les hommes, les femmes avec les femmes. On priait à guichets fermés et Bénoni réalisait, à cette occasion, sa meilleure affluence.

Faut dire que Bénoni (roi des cérémonies) se démenait comme un beau diable pour nous offrir un spectacle de qualité, orchestré, millimétré et réglé comme du papier à musique.

Le chœur, illuminé de cierges et couronné de lumière, scintillait de mille feux et nous aveuglait carrément les yeux. On se serait cru à la Fête foraine d’Arras devant un stand de loterie.

 La crèche occupait tout un pan de mur avec en grandeur nature : les rois mages, Joseph et Marie, un mouton, un énorme bœuf et, à côté de l’enfant Jésus : un âne gris. Au pays des baudets, Bénoni se targuait qu’un âne ait porté en Egypte la Vierge et Jésus. A chaque fois, il évoquait la Fête de l’Ane, nous rappelant que dans les temps anciens, la coutume commandait d’amener dans l’église un âne revêtu d’ornements sacerdotaux. Les fidèles lui adressaient une harangue grotesque puis, dans un vacarme épouvantable, toute l’assistance se mettait à braire !

S’appuyant sur les douze versets de l’évangile selon Saint-Mathieu, il ne manquait pas de célébrer les trois mages (Gaspar, Balthasar et Melchior) qui entreprirent le voyage d’Orient jusqu’à Bethléem pour honorer l’enfant Jésus. Guidés par une étoile, ils parvinrent dans la grotte, s’agenouillèrent et lui offrirent de l’or, de l’encens et une myrrhe.

Pour fêter la naissance de Jésus, Bénoni revêtait sa chasuble dorée et les enfants de chœur troquaient leur traditionnelle soutane rouge contre une aube blanche. La messe n’était pas comme d’habitude. Tout était lumières, prières et  cantiques et pendant toute la cérémonie, la cire chaude et les fumées d’encens entretenaient sous les voûtes une atmosphère de volupté particulière tandis que d’odorants bouquets de fleurs sanctifiaient l’église de leur parfum.

Sous la puissance des grandes orgues, Bénoni pénétrait dans l’enceinte, escorté par la cohorte des enfants de choeur aux aubes immaculées (attention à la liaison). Au pied de l’autel, il s’inclinait  et se signait devant la croix en disant : « In nomine Patris et Felii et Spiritus Sancti » « Amen » qu’on répondait tous en écho. La cérémonie pouvait alors commencer dans l’éblouissement des lumières et des chants sacrés. Moi, j’avais les larmes aux yeux et des frissons plein le corps lorsque la voix puissante et cristalline de Julienne (Petit), mêlée à la voix profonde et grave d’Henri (Pavy), résonnait dans l’église et s’élevait jusqu’aux cieux. Sûr que Dieu les entendait, surtout quand ils interprétaient le Gloria et le Sanctus. Moi, le  Kyrie Eleison me donnait la chair de poule. Henri avait succédé à Hippolyte Gorin (le dernier cordonnier du village).  Hippolyte, c’est curieux comme prénom. Non ? On n’en fait plus des pareils aujourd’hui. Fernandel et Bourvil portaient les mêmes dans leurs films : Isidore, Urbain, Anatole, Ignace ou Barnabé… (Remarquez, mon troisième prénom, c’est Alcide !).

 

Tout au long de la cérémonie, au signal de Bébé Cadum pour les hommes et de Madame Nison pour les femmes, les fidèles se levaient et s’asseyaient dans un froissement de vêtements et un raclement de chaises contenus. On entendait de temps en temps des reniflements, des soupirs profonds et des toussotements qui indisposaient profondément Bébé Cadum. Faut dire qu’il avait tendance à ne pas supporter la moindre gesticulation et mettait de la gravité dans chacune de ses interventions. Côté filles, madame Nison (gantée de blanc) tournait régulièrement et délicatement les pages de son missel comme s’il s’était agi de pétales de rose.

 

Le jour des communions (traditionnellement célébrées à la Trinité), Bénoni remplissait une seconde fois l’église. Ce jour-là, il possédait le pouvoir exceptionnel de détourner les orages du ciel. Sans même consulter les oracles, il prédisait un dimanche ensoleillé et montait en chaire pour rendre grâce à Dieu. Il glorifiait surtout la Sainte-Vierge et lui rendait un vibrant hommage quand le soleil illuminait la journée, n’oubliant pas d’associer, dans ses compliments, toutes les mamans présentes. Quand le soleil brillait… par son absence, il trouvait mille raisons de le rencontrer dans le cœur de chacune d’entre elles.  Ses louanges improvisées et sincères étaient peuplées d’images plus chaleureuses les unes que les autres. Bénoni ne suspendait ses envolées lyriques que pour cogner sur son pupitre et s’éponger le crâne. Nous, avec amusement, on comptait le nombre de « Marie », de « maman » et de « lumière » qu’il glissait dans sa brillante homélie.

Lorsque le jour de communion tombait en même temps que la fête des mères, alors là, Bénoni délaissait carrément Dieu au profit exclusif de Marie. Sacralisée, sanctifiée, magnifiée, statufiée. Faut dire que Bénoni lui vouait un respect proche de la vénération depuis qu’elle lui avait sauvé la vie en deux circonstances qu’il ne manquait pas de nous rappeler, du haut de sa chaire, avec beaucoup de trémolos dans la voix. Il nous racontait que pendant la guerre 39-45, appelé dans les troupes, à la frontière, pour contrer l’offensive ennemie, il avait été fait prisonnier lors de la prise de Dunkerque par les Allemands et envoyé en Prusse orientale. Tombé gravement malade, il avait prié Marie jour et nuit et s’était miraculeusement rétabli. Sur le champ de bataille déjà, l’Immaculée conception l’avait épargné des éclats d’obus au contraire de beaucoup de ses frères d’armes.

Même si la Sainte-Vierge était comme qui dirait son ange-gardien, on ne peut pas dire que Bénoni menait une existence d’ascète. En effet, cette adoration aveugle pour Marie ne l’empêchait  pas de renoncer à la bonne chaire pour la chair de la bonne (à ce qui paraît) ! Certaines mauvaises langues prétendaient même que si sa soutane avait été en bronze, on aurait entendu plus d’une fois sonner l’angélus ! Bénoni se fichait pas mal de toutes ces messes basses, n’étant pas loin de penser (comme Anatole France et moi-même d’ailleurs) que de toutes les aberrations sexuelles, la pire est sans aucun doute la chasteté.

 

Moi, de la Sainte-Vierge, je garde le souvenir de cette petite lueur en suspension, accrochée au mur de ma chambre, dans un médaillon de porcelaine nacrée.  Parfois, réveillé en sursaut, je me tournais dans tous les sens pour la repérer. Si cette petite lumière phosphorescente n’apparaissait pas, je pensais que j’étais devenu aveugle. Véridique. Je croyais qu’on pouvait perdre la vue dans le noir de la nuit. Je me redressais et cherchais partout après elle. A chaque fois, après quelques secondes d’angoisse, elle réapparaissait. A bien réfléchir, je dois bien avouer que c’est ma mauvaise position dans le lit (sûrement la cause de sommeils agités) qui occasionnait cette disparition momentanée.

Moi, ce n’est pas la Sainte-Vierge qui m’a sauvé la vie mais l’eau de Lourdes ! Je vous jure que c’est vrai. On me l’a suffisamment raconté. Vous êtes prêt(e).

A l’âge de deux ans, j’ai attrapé ce qu’on appelle la myxomatose. Heu ! non, ça c’est pour les lapins aux yeux rouges. Moi, c’était la toxicose (je confonds toujours). A cause de raisins mal lavés ! D’après le dictionnaire, la toxicose aiguë du nourrisson est une altération brutale et très grave de l’état général, due à une infection intestinale avec diarrhée et déshydratation aiguë ! Le docteur Gérin connaissait bien la définition et ses conséquences alors quand maman lui a demandé si j’avais des chances de m’en sortir, il a répondu : « avec beaucoup de prières », puis il a ajouté : « pas d’hydratation pendant trois jours et il faut craindre le pire. »  Ne tournons pas autour du pot, le docteur avait déjà scellé mon sort. Pour lui, j’étais déjà mort. Alors maman, elle a prié pendant deux jours (tante Berthe aussi) et le troisième, elle a reçu comme un cadeau du ciel, la bouteille d’eau de Lourdes, offerte par Lucienne (Sélame):  « Tiens, essaie avec ça », lui dit-elle.

Vous ne me croirez peut-être pas mais l’eau bénite de Lucienne a fait de l’enfant malade que j’étais un enfant guéri. Tiré d’affaire. Ressuscité des morts. Miraculé. Grâce à sa potion magique, j’ai pu avaler mes cachets et me réhydrater. Paraît que tante Berthe était prête à béatifier Lucienne sur-le-champ. L’histoire s’est sans doute embellie au fil des années mais elle me suit toujours. En tout cas, depuis qu’elle m’a sauvé la vie, l’eau bénite est devenue mon eau favorite (avec un soupçon de Pastis toutefois).

 

Je ne sais pas si vous vous rendez compte mais j’aurais très bien pu achever ma vie à deux ans. Deux ans, c’est quand même pas beaucoup pour laisser une petite trace sur Terre. Remarquez, le petit Charles n’avait pas encore dix ans quand il a été renversé par une voiture, rue de Pas à deux pas de chez nous. Ce jour-là, comme d’habitude, il a traversé la route pour acheter une bouteille de lait à la fourgonnette ambulante. En regagnant son domicile, un véhicule l’a percuté de plein fouet. Choc effroyable. Et puis soudain, un cri déchira le ciel. Le cri de sa mère. Son visage dévasté hurle l’incompréhension. Sa douleur est sans nom. Elle est maintenant sans voix. Que faire ? Que dire ? Dix ans, le petit Charles, c’est quand même jeune pour mourir. Dieu du ciel, dites-moi ce qu’il a fait pour mériter cela ? On ne peut vraiment pas compter sur vous. Et puis, vous avez pensé à la douleur de sa maman, ravagée par le chagrin  et à son cœur découpé en morceaux ?   Dieu, des fois, on dirait que c’est l’envoyé du Diable.  Moi, ça m’a fait de la peine quand j’ai appris la nouvelle. J’aurais bien brûlé un cierge pour que le petit Charles revienne à la vie mais quand on est mort, on est mort. Y a pas de cession de rattrapage. Le petit Charles ne deviendra jamais grand (comme qui vous savez). Parfois, ça serait bien de pouvoir faire marche arrière pour modifier les choses pas belles. Faire un clap comme au cinéma. Nouvelle prise de vue. Mais c’est pas possible dans la vraie vie. Alors, le petit Charles s’en est allé sans rien dire. Comme un ange.

Moi, je me dis que le plus sûr moyen de vivre longtemps, c’est déjà de naître de parents qui vivent longtemps. Tenez, si j’étais le fils d’un séquoia, par exemple, je pourrais vivre des milliers d’années (d’un autre côté, je ne m’en rendrais pas compte, vu que le séquoia n’a pas conscience qu’il vit). Si j’avais été Kiki, la tortue du Jardin des Plantes, je serais né en 1867 et j’aurais vécu 143 ans (Kiki est morte en 2010). Mais je suis moi et mon espérance de vie n’atteint pas cent ans. C’est tout de même mieux que les mouches qui ne volent que quelques semaines (et moins encore lorsque je les écrabouille).

 

Remarquez, je me demande comment je suis encore en vie avec toutes les statistiques calamiteuses que je me trimbale. Primo : je suis un mec. C’est déjà cinq ans de moins par rapport aux femmes même si on a progressé depuis l’Homme de Cromagnon dont l’espérance de vie ne dépassait pas…19 ans. Deusio : notre magnifique région et son taux de mortalité de trois ans inférieur à la moyenne nationale.  Tercio : je suis gaucher et les gauchers vivent moins longtemps que les droitiers, vu qu’ils auraient davantage d’accidents manuels. Rassurez-vous, moi, de ce côté-là, je fais de la prévention depuis toujours. Ni jardinage,  ni bricolage, ni mécanique. Rien. Je mets tous les atouts de mon côté. Et puis, si je suis gaucher, je suis un faux gaucher. Je lance le poids de la main droite (et pas très loin) et je joue au tennis de la main gauche (et très, très bien). Quatrième handicap : je vis seul et il paraît que c’est pas très bon (sauf après 80 ans !). Pourtant, comme dit l’autre : vivre avec quelqu’un, c’est partager à deux des problèmes qu’on n’aurait pas eus seul. Cinquièmement : je dois reconnaître que les antécédents familiaux ne plaident pas en ma faveur : moyenne de vie des parents : 54 ans (c’est pas beaucoup). Comme dirait l’autre : je cumule ! Je suis en sursis. Vous aussi (parce que depuis que l’homme est homme, je n’en connais aucun qui ait échappé à la mort).

Question espérance de vie, il paraît que c’est sur l’Ile d’Okinawa qu’on recense le plus de centenaires. Tout ça, parce que ses habitants consomment beaucoup de fruits et de légumes. Ma cote remonte, j’en mange beaucoup aussi. C’est une idée à maman. « Manger des fruits, c’est bon pour la santé », alors, quelle que soit la saison, il y en a toujours à la maison. Paraît que pour vivre longtemps, il faut cultiver aussi l’optimisme. Ça y est, je prolonge encore d’un an. Ça, c’est l’effet : thèse-anti-thèse-foutaise.

Malgré tout, je vais quand même éprouver les pires difficultés à battre le record de longévité de Mathusalem. Remarquez, si c’est pour avoir le cancer de la prostate à 80 ans comme 80 % des hommes ou faire Alzheimer, c’est pas la peine (au fait, quel est le prénom d’Alzheimer ?). Pour ce qui me concerne, et ne soyez pas oiseau de mauvais augures, j’envisage la vieillesse sous les meilleurs auspices, c'est-à-dire loin des ... hospices. Centenaire ! Oui. Grabataire ! Non. Parce que si c’est pour être centenaire et croupir dans de macabres hospices, persécuté par des cohortes d’infirmières bardées de seringues, je le répète : « Non merci ! »

En tout cas, si j’atteins l’âge canonique de Bénoni, ce sera un sacré exploit. Parce que Bénoni (béni des dieux) a rendu l’âme le  10 février 1993, à l’âge de… 90 ans. On ne peut pas dire qu’il se soit…hâté, le Père Bénoni pour rejoindre le purgatoire. Quand même pas pressé de recevoir les indulgences du Saint-Père. Aurait-il été traversé par le doute ? Avait-il des choses à se reprocher pour redouter de griller dans les feux de l’enfer ?

 

A la fin de son règne, Bénoni décarochait un peu. Même beaucoup. Ne l’ébruitez pas mais il paraît qu’il aurait à moitié fracassé le crâne de Madame Nison avec un fer à repasser, Madame Nison, n’ayant pas supporté, au mercato, l’arrivée de jeunes religieuses pour la remplacer (c’est le frère de Madame Nison qui me l’a raconté). Faut dire que quand elles assistaient à l’office, les religieuses ne regardaient pas toujours Bénoni comme un curé mais plutôt comme Gary Grant ou Gary Cooper. J’en connais même plus d’une qui auraient bien joué la menthe religieuse (plus l’amante que la religieuse d’ailleurs). Paraît que toutes les religieuses du couvent parlaient de lui très souvent. Alors, mettez-vous à sa place, Bénoni se sentait pousser des ailes.

Tout de même un peu sénile à la fin de sa cure, Bénoni. Figurez-vous qu’à l’enterrement de marraine (en 1987), il débloqua carrément. Ce jour-là, n’eût été le cercueil occupant la travée centrale, on aurait dit qu’il mariait marraine. Complètement euphorique qu’il était. Je me demande s’il n’avait pas goûté une petite substance ou si sa substance à lui, ce n’était pas les religieuses qui avaient effectué le déplacement du couvent de Saint-Nicolas en bus et en nombre, rien que pour lui. Pourtant les religieuses, moi, je les trouvais plutôt vieilles et moches. On dirait qua la laideur favorise la ferveur religieuse et les vocations mystiques (c’est pas bien ce que je dis là, je ne l’emporterai pas au paradis. Pardonnez-moi Jésus et délivrez-moi du mal. Ainsi soit-il).

 

Moi, après ma communion solennelle, j’ai tout arrêté : enfant de chœur, messe du dimanche, les écalettes, Notre-Dame-de-Lorette et les Je vous salue Marie. Tout, je vous dis. Du coup, j’avais la trouille de croiser Bénoni dans le village. Vu son impressionnante stature, je le repérais de loin, alors, je prenais la poudre d’escampette à la moindre alerte. Dès que Bénoni rappliquait à la maison pour toucher les deniers du culte, je montais directo me planquer dans la chambre pour éviter qu’il me sermonne. Il en aurait été capable.