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 JULIEN LE MARECHAL-FERRANT

 

 

Parfois, sur le chemin de l’école, Madame Sévin (Léonie) guette notre passage sur le seuil de sa porte. Quand on parvient à sa hauteur, elle nous tend une boîte de sucre Candy avec autant d’amour que s’il s’agissait d’un coffret de pierres précieuses. Sauf que les pierres précieuses, elles brillent dans ses yeux  : deux petites billes lumineuses en or massif. Parfois, elle nous offre une sève de pin. Déposée sur la langue, le bonbon piquant fond divinement dans la bouche et nous dégage la gorge et les bronches pour le restant de la journée.

A peine prend-on congé d’elle que nos pas sont rythmés par les bruits soutenus, provenant de la  forge voisine de Julien Vaast, le maréchal-ferrant. Dans les parages, on entend parfois le bruit sec et assourdissant de son marteau retentir sur l’enclume. On s’arrête. On lui souhaite le bonjour puis on le regarde travailler. Le béret vissé sur le crâne, Julien besogne à sa tâche sans relâche, affairé à curer et ferrer l’un des dix chevaux du village.

Paraît qu’on ferre les chevaux depuis le IXe siècle  alors  Michaud perpétue la tradition ! Ancien officier de l’armée française, il s’est reconverti dans le métier sur le tard. Aux alentours de la maréchalerie, ça sent fort l’odeur âcre de la corne brûlée et le crottin de cheval chaud et fumant.

 

A tour de rôle, Georges, Michel, Jules et Daniel… (enfin, tous les cultivateurs du village)  cheminent avec leur cheval jusqu’à la forge avant de l’attacher à l’anneau de fer, scellé dans le mur de briques rouges. On est tellement habitués à croiser les chevaux sellés, harnachés et attelés que, complètement dépouillés de leurs armatures, ils paraissent nus.

Après avoir délié l’animal, Julien le guide dans le box à l’aide d’une corde. Le cul faramineux du cheval nous fait alors face. Et son zizi, me direz-vous ? J’y viens,  mon cochon (et ma petite cochonne). Outrageusement exorbitant, il pendouille jusqu’à terre et racle même le sol. Monstrueux ! Pourtant, en matière d’attributs, je peux vous assurer que le baudet n’a rien à envier au cheval, il est aussi très bien pourvu par dame nature. Le baudet ne désigne-t-il pas, en langage familier : l’âne mâle, c’est-à-dire l’étalon de l’ânesse ? Ah ! Je crois que je m’égare un peu. Revenons à Julien  si vous le voulez bien.

 

Julien connaît son boulot jusqu’au bout des ongles. Après avoir enfermé le cheval dans le box, il lui brosse la robe avec un gant et l’entretient avec une étrille. Puis il le sangle, à hauteur du pied fissuré ou malade, et entreprend de le curer.

Les jambes protégées par un tablier de cuir marron qui lui tombe sur les chevilles, le butoir dans une main et le rogne-corne dans l’autre, il enlève la partie abîmée, nivelle, nettoie le sabot et perce les étampures à l’aide de la pointe à section. Il dit qu’une corne mal taillée provoque un inconfort et entraîne des conséquences sur la mécanique de l’animal. Alors, il gratte et gratte encore jusqu’à la partie dure de la sole effritée puis la protège en la badigeonnant de goudron, un goudron noir et brillant. Parfois, la bête renâcle et tape sur le sol, montrant des signes évidents de nervosité.

Julien plonge ensuite les fers dans la lave bouillonnante. Il attend que le métal monte en fusion et devienne parfaitement malléable pour le travailler. On dirait que ses yeux sont grillés par les étincelles provenant du fond de l’atelier. A l’aide d’une longue tenaille à bouts plats, il arrache au brasier le fer incandescent qui se noircit au contact de l’air. Puis, en quatre coups de marteau, il façonne la pièce métallique sur l’enclume pour l’adapter à la corne de l’animal.

Il peut commencer alors à le ferrer. Il applique le fer fumant sur ses lourds sabots emprisonnés et plante ses clous à tête carrée avec une adresse d’horloger. Il les enfonce en trois coups précis avec la chasse et l’on entend ses grognements lorsque le cheval nerveux se montre rétif. Avec d’impressionnantes tenailles, Julien coupe ensuite les pointes qui dépassent et voilà l’animal rechaussé pour l’hiver.

 

Julien nous parle parfois des maladies des chevaux en employant des mots savants comme la seime, la bleime ou la crapaudine. Nous, on connaît bien la scarlatine, la coqueluche, la varicelle ou la grippe (celle qui nous cloue au lit pendant au moins trois jours et nous fait délirer) mais pas la crapaudine ! Quand un cheval est atteint par la seime (qui se caractérise par une fissure de la paroi qui part du bas vers le haut du pied), Julien graisse le sabot malade pour assouplir la corne avec des produits à base d’huile de foie de morue puis le durcit avec du goudron.

Julien s’est forgé une réputation de fer qui lui permet d’attirer dans sa forge tous les chevaux des contrées alentour. Il a surtout des nerfs d’acier pour supporter les extravagances de sa femme. Paraît qu’entre eux, ça fait parfois des étincelles.

 

Julien habite une immense bâtisse, à deux pas du terrain scolaire. Nous, on le sait parce que, si Julien est constamment coiffé de son béret, sa femme travaille carrément du chapeau. Comme on dit : elle yoyote de la touffe. La folle qu’on l’appelle. Faut dire qu’elle est un peu maboule. Comme Jeanne d’Arc, elle entend des voix. Paraît qu’au journal télévisé du soir, quand elle voit les  images d’un feu de forêt, elle se précipite dans le café voisin (le café Leroy) pour que le patron appelle les pompiers, persuadée que sa télé prend feu. A la boucherie du coin, elle peut commander de la viande pour tout un régiment. Le boucher (qui se demande parfois si c’est du lard ou du cochon) obtempère mais la rationne ostensiblement.

Lorsqu’on emprunte le trottoir devant chez elle, elle nous attend de pied ferme, les mains sur les hanches, fièrement campée sur le pas de sa porte. Les cheveux embroussaillés et la mine renfrognée, elle nous menace du poing en proférant des injures incompréhensibles. Je ne sais pas pourquoi, elle nous invective de tous les noms. C’est le capitaine Haddock, version femme : une vraie teigne que Julien n’a pas réussi à soigner. Grincheuse, hargneuse et furieuse. On dirait qu’elle en veut à la terre entière. Quand elle brandit le poing, sa peau flasque et molle pendouille au-dessous du bras. Ça fait moche. En plus, elle a un cou de dindon. Nous, quand on la repère de loin, on change de trottoir et on fait semblant de ne pas la voir. Croiser son regard suffit à l’exciter davantage. Quand elle est barricadée chez elle, Cucu tambourine à son carreau puis se débine. En une seconde, elle jaillit sur le trottoir comme si un ressort la poussait au derrière. L’infortuné qui passe à ce moment-là est rhabillé pour l’hiver. Et pas qu’un peu.

Si trouver un fer à cheval porte porte-bonheur, je vous jure que le Julien (qui en a manipulé des tonnes et des tonnes) n’a pas dû en croiser un seul sur son chemin pour se coltiner Madame Julien. Derrière l’épaisseur des murs, il y a parfois des détresses qu’on n’imagine pas.

 

Dans le quartier de chez Julien, on rencontre aussi Jeannine. Jeannine a une petite case en moins et des socquettes blanches en plus qu’elle porte en toute saison. Deux dents dehors, les autres à l’intérieur, elle sourit tout le temps en faisant dix fois le tour du pâté de maisons, à petits pas pressés.

Parfois, elle parle toute seule ou à son petit chien blanc et insignifiant qu’elle traîne en laisse. On dirait qu’il a un œil au beurre noir. Comme elle, il ne paraît pas très contrariant. On dirait même qu’il sourit. Lorsqu’il est content, son moignon de queue tressaille et c’est tout son arrière-train qui bouge. Il peut même japper de plaisir. Quand il tire sur sa laisse et devient fou, c’est qu’il est en chaleur alors là, la Jeannine n’en vient plus à bout. Elle a beau le retenir par le collier, il n’en fait qu’à sa tête.

Jeannine, elle est rigolote et toute pâlotte. Elle ressemble à Marie-Anne Chazel dans Le Père Noël est une ordure. Elle affiche une bonne humeur permanente et achève souvent son tour dans la rue des Fosses[i].

 

Pour la petite histoire, Julien a rendu l’âme en 1967. Depuis, le tracteur a définitivement remplacé le cheval. Amédée, le père de Cucu, ce n’est ni un cheval ni un âne qui le trimbale dans sa carriole mais un petit poney yé-yé à la Poly (vous savez, le poney qui combat des bandits tout bronzés sous des climats ensoleillés, le jeudi après-midi). Le poney d’Amédée s’appelle Ga-Tan. Dernièrement, il a causé un embouteillage monstre à l’entrée de la ville, provoquant l’irritation des automobilistes qui s’impatientaient derrière lui. Les gens sont de plus en plus pressés. Après quoi courent-ils ? La vie est si courte.

Le père de Cucu, bon pied bon œil, a désormais 88 ans et cultive encore son jardin. Jusqu’à 85 ans, Ga-Tan l’a promené partout. Depuis trois ans, le poney a pris sa retraite et coule des jours paisibles dans la région lyonnaise.

 



[i] LA RUE DES FOSSES : Qu’il y ait eu des fosses à Achicourt peut paraître surprenant, pourtant, vers la fin du XVIIIe siècle, des sondages sont pratiqués dans le village pour la recherche du charbon. Il existe dans le Pas-de-Calais, une Compagnie exclusivement autorisée à faire la recherche du charbon de terre et à en exploiter les mines pendant un demi-siècle. C’est la société de Guînes, créée en 1782. Le début de ses travaux coïncide avec l’ouverture d’une fosse à Achicourt. Cette fosse est à la profondeur de 169 pieds mais le niveau d’eau montant plus vite que la foreuse à percer, le projet est abandonné. Les travaux ont lieu en 1784. En 1788, un ouvrier d’Agny (Nicolas Fourmaux) est tué dans le cadre de ces travaux. La rue des Fosses, située près de l’ancien cimetière rappelle cette période.