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GENEVIEVE ET MAURICE

 

 

Espérer que le voyage se prolonge et puis, un jour, l’irréparable se produit. Chagrin incommensurable. Nous, fracassés, pulvérisés, atomisés, désintégrés. Il n’existe pas de mots assez forts pour dire la peine de ces choses-là. Moi, je ne demandais pas grand-chose. Que cela continue comme c’était. Ni plus, ni moins. Mais il suffit d’une seule seconde parfois pour couper la vie en deux. Un événement subit. Irréversible. Maintenant, il y a avant et après. Avant, c’était la vie avec toi et tout était permis. Après, rien ne sera plus jamais comme avant.

Dans le grenier de mon enfance, tu as préféré tirer ta révérence. Abréger tes souffrances. J’ignorais qu’une mère, ça pouvait partir aussi vite, sans rien dire. Je n’ai rien vu venir,  rien deviné, rien soupçonné. Dans mon journal de bord, j’avais noté deux jours auparavant : Maman se remet petit à petit. Dans six mois, peut-être sera-t-elle redevenue la mère dynamique, souriante et heureuse que nous connaissions.  Patience, prudence. Même ton courrier (daté du 1er mai 1975) à destination de Nanot ne laissait présager pareille issue même si tu constatais à regret après ta visite chez le neurologue : …Le traitement qu’il m’a donné n’est peut-être pas bien efficace. Je suis toujours angoissée et n’ai pas beaucoup d’entrain au travail… Je vous espère tous quatre en très bonne santé et j’espère que bientôt je pourrai en dire autant pour moi-même…

Je me souviens encore du samedi 3 mai, je suis resté un long moment derrière la fenêtre à te regarder, comme tu partais te promener avec ta grande fille, bras dessus bras dessous. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai fermé les yeux en espérant que cet instant dure longtemps. Longtemps.  Au retour, j’ai surpris un sourire crispé sur ton visage émacié.

Le dimanche 4 mai, j’ai pris le train pour Vieux-Moulin (petit village niché dans la forêt de Compiègne) où j’effectuais un stage d’éducateur spécialisé. Le 5 mai, vers midi, un télégramme : « revenir d’urgence, maman pas bien ». Nanot et Nanine me récupèrent. Trajet interminable et silencieux. Comme un mauvais pressentiment. Et puis, l’évidence. Absolue. Je m’en souviens comme si c’était hier parce qu’hier, c’est encore aujourd’hui. Toi,  étendue sur le lit. Visage de marbre. Dormant plus profondément que jamais. Moi qui te croyais indestructible, je mesure à l’instant l’ampleur de la perte et l’étendue des dégâts. La vie, la mort : c’est le jeu du loto. Tu gagnes, tu perds. Parfois, tu pars trop tôt. Je me demande si Dieu s’occupe des gens bien. Je crois qu’il s’en fiche un peu. Même beaucoup. Comme tu as légué ton corps à la médecine, tu es partie en ambulance dans la précipitation et l’urgence. A peine eu le temps de t’embrasser et de presser ma main contre la tienne.

Après, j’ai compté les jours qui m’éloignaient de toi. Et puis les semaines, les mois. Les années. Aujourd’hui, ça fait 35 ans : 13 000 jours qu’on ne s’est pas vus. Une éternité. Tu avais 52 ans quand tu nous a quittés. Est-ce un âge pour mourir ? Y a-t-il des âges meilleurs que d’autres ?

 

Depuis ton départ, je sais que tout peut arriver à tout moment et que ce qui nous rend heureux un jour peut nous rendre infiniment triste le jour suivant. Au fond, la vie n’a jamais pu effacer au fond de moi le chagrin immense de ta disparition. Tu ne sauras jamais comme tu m’as manqué et comme le monde a volé en éclats ce jour-là. Je me pose parfois la question de savoir qu’elle aurait été ma vie sans ton départ prématuré. Je ne sais pas. Parfois, ton souvenir revient avec insistance. Une date, une fête, un lieu. Une chanson. La chanson de Marie  (un poème d’Apollinaire si joliment interprété par Perret) : 

 

 Vous y dansiez petite fille - Y danserez-vous mère-grand -  C’est la maclotte qui sautille - Toute les cloches sonneront - Quand donc reviendez-vous Marie…

  

Je l’écoutais le dimanche soir à Genevilliers (chez Nanot) avant de rejoindre Vieux-Moulin. Cette chanson m’émeut toujours autant (autant qu’Avec le temps et La mémoire et la mer de Ferré).

Après ton départ, il a fallu affronter la vie. Seul. Enfin pas tout à fait. Compter sur vous cinq et sur des rencontres merveilleuses. Monsieur et Madame Duflot, exceptionnels d’amour, de tendresse et de compréhension. Et Marc, bien sûr. Il ne saura jamais assez comme il m’a été précieux.

 

Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, je ne retiens que tes joies, tes enthousiasmes et ton amour pour nous. Ton regard disait mieux que les mots cet amour là. Je suis sûr qu’un enfant regardé avec des yeux remplis de tendresse est un enfant plus fort que tous les autres. Un jour, tu avais confié à Julie  : « Lui, il sera poète », comme si poète était un métier. Tu ne t’en alarmais pas, heureuse et fière de m’accompagner à la remise du 1er Prix des Jeunes  des Rosati en 1973 (j’avais 17 ans. On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans).

  

Tu avais une joie communicative et de la chambre, on entendait parfois monter tes éclats de rire. C’est vrai que tu riais de bon cœur aux grimaces et aux mimiques de de Funes dans Fantômas, Oscar ou bien Pouic-Pouic. De Funes : impulsif, excessif, explosif, irritable, exécrable, détestable. Humain, quoi ! lorsque l’homme perd toute dignité. Je crois que tu étais plus sensible à  La Tendresse  de Bourvil même si tu le trouvais un peu benêt dans certains de ses films. Tu t’amusais aussi aux facéties de Fernandel dans les Don Camillo et à ses dix manières de dire : « Le condamné à mort aura la tête tranchée » dans Le Schpountz. Te souviens-tu de sa prestation au Palmarès des Chansons ? Ceux qui l’ont vu interpréter Félicie ne l’ont pas oublié.  Je me lavais les mains bien vite, le lavabo avait une fuite. Tandis que la salle incrédule enchaînait avec un tonitruant Félicie aussi, Fernandel, goguenard, se contentait de hocher le menton en fermant les yeux  (à propos du Palmarès, te souviens-tu aussi de Jacques Brel interprétant Amsterdam. Ce devait être en novembre 1966 avant ses adieux à l’Olympia).

 

Tu ne ratais pas non plus Au Théâtre ce soir surtout quand c’était la Madame sans Gêne de Jacqueline Maillant qui entrait en scène (quand c’était Jean le Poulain (de l’Académie française) qui jouait L’Avare, moi j’allais carrément me coucher). Même si tu n’étais pas dupe, tu prenais plaisir à regarder les combats de catch. Le catch, c’est du théâtre. On joue, on simule, on fait semblant. Comme dans la vie parfois. On en connaît tous des personnes qui font bonne figure en public et qui, une fois rentrées chez elles, se transforment en brute épaisse ou en con notoire. Je n’aime pas trop cette façon qu’ont certains de jouer à ce qu’ils ne sont pas.  Remarquez, en certaines circonstances, les gens vous y contraignent. Vous, vous auriez tellement envie de dire qui vous êtes. Aussitôt le dites-vous qu’ils vous regardent d’une autre façon. Les gens parlent souvent à tort et à travers.

 

Parfois, tu chantes avec entrain : Riquita, Jolie fleur de Java de Georgette Plana. Faut dire que les fleurs,  tu les aimes. Surtout Les Roses blanches de Berthe Sylva que tu fredonnes, des tremolos dans la voix :

C’est aujourd’hui dimanche, tiens ma jolie maman - Voici des roses blanches que ton cœur aimait tant - Va quand je serai grand j’achèterai au marchand - Toutes ces roses blanches pour toi jolie maman...

Je comprends mieux aujourd’hui pourquoi tu nous la fredonnais de temps en temps. N’était-elle pas ta Marie à toi ? Toi qui, petite fille, avais eu l’immense chagrin de perdre ta maman à 10 ans (une semaine avant ta communion et la fête des mères). Elle en avait 33 (les suites d’un vilain microbe, contracté en soignant des soldats alliés lors de première guerre mondiale, tu parlais de la mouche tsé-tsé et de la maladie du sommeil ?).

 Fugacité des roses et du temps.

 

Dans le parterre qui entoure la maison, tu plantes et tu repiques du muguet, des tulipes, des pensées et des roses. Parfois, je te surprends à contempler une rose éclose, au faîte de son éclat. En mai, les brins de muguet aux clochettes toutes blanches dégagent une odeur entêtante et les pensées, bordant l’allée centrale, étalent fièrement leur corolle au soleil. Un papillon volette à l’aveuglette au-dessus d’elles. Il hésite et s’affole et tremble et puis se trouble. On dirait qu’il se frôle à des murs invisibles et qu’il reprend son vol léger vers d’autres cibles. Dans un élan de vie et dans un souffle d’air, il suit sa destinée, fragile et solitaire. Les papillons, quand on les voit danser, c’est de la pure pensée. Leurs ailes sont des battements de cils, fragiles et graciles.

 

Dans les arbres, quand les oiseaux saoulés de lumière se chamaillent en chantant, tu dis qu’ils fêtent le printemps. Peut-être célèbrent-ils la beauté éphémère du cerisier en fleurs dont l’éblouissante floraison offre une avalanche de fleurs blanches avant de regorger de cerises en été. C’est bien connu, les cerises se dégustent sur les cerisiers lorsqu’elles sont rouges et juteuses. Désireuses d’être goûtées. Au bord des lèvres, elles explosent en bouche. Christine et Patricia s’en ornent les oreilles et nous, on fait pareil. Parfois, tu prépares des bocaux de cerises à l’eau-de-vie pour le nouvel an. Les cerises, toutes ratatinées et un peu surettes, ressemblent aux visages rabougris des vieilles bigotes grignotes qui  potinent et cancanent le dimanche à la sortie de la messe.

Quand j’étais petit, je croyais que je pouvais avoir l’appendicite en avalant un noyau de cerise. Je croyais aussi qu’un cerisier pouvait me pousser dans le ventre. Quand on est petit, on croit à des trucs pas possibles Par exemple : que les mamans, c’est éternel. Je croyais aussi que les  araignées pouvaient entrer dans mon corps par mes oreilles et mes narines. Remarquez, je faisais bien de me méfier parce que j’ai appris dernièrement qu’un chinois a vécu pendant cinq années sans le savoir avec une sangsue de dix centimètres dans son nez. Suite à des saignements continus pendant dix jours, il s’est décidé à consulter un médecin qui a fait l’incroyable découverte. Selon son propre témoignage, la sangsue avait très bien pu s’introduire, cinq ans plus tôt (début de ses hémorragies), peut-être à un moment où il buvait de l’eau en montagne alors qu’il ramassait de l’herbe. Vous voyez bien que j’avais raison de me méfier.

 

Dans la haie de troènes où les roitelets dissimulent leur nid, tu surveilles les petits œufs blancs tachetés de gris en évitant de les toucher. Fauvette s’en charge. Fauvette est la première chatte que nous avons apprivoisée. Parfois, elle chasse le lapin au petit matin et le dépose sur le pas de la porte. C’est cadeau pour toi. Fauvette aime bien se frotter contre tes jambes, c’est sa façon à elle de te donner de la tendresse. Parfois, elle s’étire langoureusement, fait le dos rond, se lèche les coussinets puis continue son chemin avec fierté. On dirait que les chats ont conscience de leur propre beauté. Le jour où Fauvette a été écrasée, j’ai pleuré pire que si j’avais épluché dix mille oignons.  Elle a été enterrée sous le pêcher en toute simplicité et dans la plus stricte intimité. Où vont les morts après la mort ? Moi, j’ai voulu savoir. Alors, j’ai creusé, creusé jusqu’à ce que je découvre son cadavre en décomposition. J’ai rebouché vite fait.

 

Les trois sapins plantés derrière la maison témoignent de  vos vacances passées à la montagne chez Madame Caille (la dame de Haute-Savoie). Vacances tardives et bien méritées. En votre absence, Nanot et Nanine s’installent à la maison et veillent sur nous. Nous, on a l’impression d’être en vacances aussi parce qu’on joue aux coureurs et aux autos avec Nanot et Nanot est encore plus joueur que nous.

Derrière les sapins, les deux pruniers regorgent de prunes en été, savoureuses dans nos bouches sucrées. Parfois, dans l’air lourd et fruité, une abeille tourbillonne autour d’une reine-claude éclatée. J’agite mon pied pour tenter de l’éloigner. Agacée, elle s’agite nerveusement avant de se volatiliser. Parfois, pour me venger, j’en emprisonne une dans un verre vide, renversé sur la table. L’abeille se heurte inlassablement aux parois sans parvenir à s’extraire. Deux solutions : l’écraser avec un torchon d’un geste rapide et bref ou bien la libérer. Je soulève le verre. Elle s’enfuit. C’est bon pour une fois.

De temps en temps, tu te reposes sur une pierre et tu contemples la nature, sensible à la grâce d’un insecte voletant sous le noyer. Parfois, c’est le passage furtif d’une mésange dans le ciel ou le frissonnement des feuilles du pêcher qui t’enchantent. On dirait que rien ne t’apaise plus que la contemplation de ces feuilles frissonnant d’aise. Tu goûtes à la beauté des choses et accroches pour toute la journée un sourire lumineux.

Lorsque le soir tombe, réveillant des odeurs de jardin qu’on arrose, j’aime bien faire avec toi un tour dans le jardin. Au mois de juin, c’est empli d’odeurs délicieuses et  de parfums aériens. Dans le fond du jardin, le lilas diffuse, dans l’air suffocant, une odeur entêtante et très agréable. En septembre, les branches des pommiers à cordon généreux qui bordent l’allée centrale croulent sous le poids de leurs pommes comme si elles aspiraient à déposer le fardeau de leurs récoltes.

 

Avant la rentrée des classes, on prend le bus pour acheter des chaussures chez André. On n’est pas Les Abonnés de la ligne U mais de la ligne C. Autobus tout confort. La vendeuse du magasin (habillée en bleu et en hôtesse de l’air) serre les genoux, s’accroupit et déballe trois ou quatre paires de chaussures avant de nous les enfoncer avec un chausse-pied. Au moment de payer, elle nous offre un joli ballon rouge (semblable à celui du petit Pascal) avec lequel on joue toute la soirée.

On profite d’être à Arras pour rendre visite à mamie et  papi qui tiennent un bistrot, rue Saint-Aubert, coincé entre le Marché Couvert et un petit magasin de jouets. C’est dans cette caverne d’Ali Baba qu’on achète nos coureurs de toutes les couleurs. Y en a des oranges avec une bande blanche, des rouges avec une croix et des tricolores… Certains sont en danseuse et d’autres assis sur leur selle. Y en a même un qui lève un bras au ciel et un autre qui tend un bouquet de fleurs en signe de victoire (quand ces deux-là finissent derniers, ils ont l’air ridicules).

On s’assied au fond du bistrot sur une banquette en bois et mamie nous sert une limonade dans un verre d’aspect granuleux. La limonade à moitié pétillante donne encore plus soif. Parfois, elle nous offre une menthe à l’eau qu’on sirote à la paille. Moi, j’aime bien souffler dans la paille et faire des bulles. Mamie, elle aime pas. Parfois, les bulles me remontent dans le nez et je fais des rôts. Mamie, elle aime encore moins.

De chez elle, on suit aussi le Carnaval (avec les trois Clodettes). Avec leurs hauts chapeaux en plumes d’autruche, leurs habits de lumière rouges et noirs, leur apertintaille couronnée de clochettes, leurs sabots aux pieds et leur visage rougeaud, les Gilles font peur aux trois Clodettes (surtout quand ils lancent des oranges). Faut dire qu’ils sont presque aussi grands que les géants de Colas et Jacqueline[i] qui clôturent le cortège.

 

Le samedi matin, on profite que tu te rendes au marché  pour laver  la maison à fond. Lorsque tu reviens, les bras chargés de fruits et de gâteaux, tu es heureuse. Nous aussi. On aime te faire plaisir. Faut dire que t’es la seule maman à faire livrer un camion entier de caisses et de cageots pour que tes enfants chéris (comme tu dis) puissent s’amuser avec.  Le samedi midi, on se régale du traditionnel steak-frites avec un steak largement nourri au beurre. Tu dis que c’est le gras qui donne le goût à la viande. Le gras et le beurre mélangés produisent une sauce toute dorée qu’on remue avec un bout de pain avant de le porter à la bouche et de s’en délecter.

On dirait que faire à manger pour ta couvée n’est pas corvée pour toi mais autant de preuves d’amour que d’amour tous les jours. Moi, j’adore tes gnocchis,  tes bouchées à la reine, tes crêpes farcies au jambon et tes plats mijotés à feu doux qui parfument la maison : ragoût de mouton et bœuf bourguignon.

Par contre, j’ai une sainte horreur du poisson à cause des arêtes. T’as beau me dire que le poisson, c’est bon pour le phosphore, il suffit qu’une arête me racle le fond de la gorge pour que je recrache tout d’un seul coup. J’ai horreur aussi des gros haricots verts avec des fils, du gras dans le jambon, de la crème dans le lait et des épinards. Je ne vous parle pas des morceaux de légumes qui trempent dans la soupe. Je plaque, je planque, je pluque. Pour que papa ne remarque pas le carnage, je dresse devant moi une barricade avec les bouteilles de bière et de vin à disposition. Après, je plonge obstinément mes yeux dans le fond de mon assiette pour éviter de croiser son regard. Quand il repère mon stratagème, je suis envoyé directement au goulag (en bas de l’escalier dans le couloir glacial) pour terminer ce que je n’ai pas encore commencé. Je bougonne, ronchonne et marmonne dans mon coin. Quand papa élève trop la voix, je me dis que je dois venir tout droit de l’assistance publique comme les enfants du Père Halluin, Oliver Twist et Quéqué du Moulin. Si ça tombe, on m’a trouvé dans une poubelle ou sous le porche d’une église (comme mon arrière-arrière-grand-père, à ce qui paraît). Cette hypothèse ne tient pas longtemps car vu mon nez et vu son nez, mon papa, c’est mon papa. Franchement, la ressemblance saute aux yeux (pas besoin de la loupe de Sherlock Holmes pour vérifier). Parce que les Lécaillé, c’est au nez qu’on les reconnaît. Comme dit mon oncle René : « Les chiens ne font pas des chats. »

 

Toi, Papa, on dirait que ta vie, c’est un peu tous les jours lundi. Chaque matin, tu te réveilles en toussant fort. Très fort. Tu te lèves, allumes la radio et avales un café. Puis tu aiguises ton rasoir, fais mousser ta barbe avec le blaireau et te rases avant d’humecter tes joues d’eau de Cologne.

Avant de prendre le chemin du boulot, tu sors une gauloise, la coinces entre tes lèvres, grattes une allumette puis tires une ou deux bouffées. Et hop ! te voilà parti pour la Maison Petit. Jean Petit (le patron) est chauve comme une boule de billard. Avec son  crâne d’obus, on dirait Kojak. Pour toi, les jours se suivent et se ressemblent. Parfois,  tu rentres le soir, un peu fâché alors c’est soirée gâchée surtout si de Gaulle s’invite à la télé. Tu lui préfères Guy Mollet[1]. Tu dis  que c’est lui  qui a étendu à trois semaines la durée des congés payés.

De Gaulle et  toi, vous ne vous êtes jamais compris. J’ai pourtant appris dernièrement qu’il avait été le caporal de papi à la caserne Shramm dans les années 1910 lorsque papi accomplissait son service militaire au 33ème R.I. d’Arras[ii]. Papi l’admirait beaucoup (ceci explique peut-être cela). Papi, il a vraiment pas eu de bol, après ses trois ans de service militaire, il a dû faire du rab à cause de la guerre 14-18. En tout, ça fait sept ans.

 

Papi, tu ne m’as jamais parlé de ta guerre, alors c’est moi qui vais en parler. Parce que j’ai cherché. Cherché. Je retrouve ta trace au Bois de la Mine le 2 septembre 1915 dans les tranchées françaises dans une odeur de soufre et de poudre brûlée, au milieu des éclats d’obus,  des plaintes et des hurlements de tes frères d’armes et des ennemis allemands dans la désolation des champs de bataille. Pauvres martyrs. Pauvres semblables. Pauvres inconnus. Le 24 octobre 1916, tu participes à la  reprise de Douaumont et de Vaux avec le 401ème régiment d’Infanterie. Tu progresses lentement avec tous tes compagnons d’infortune dans un brouillard épais, t’engouffrant dans les moindres brèches. Tu traverses le ravin de Bazil et atteins l’étang de Vaux dans un chaos de boue, exténué, enlevant quelques positions ennemies dans le brouhaha des bombardements furieux et des lamentations de corps déchiquetés. Le 15 décembre 1916, malgré la vigoureuse résistance adverse, tu conquiers les ouvrages d’Hardaumont et du Muguet. L’armistice signé, tu es décoré (le 24 décembre 1918) du ruban avec étoile émaillée rouge, destiné aux blessés de guerre  et tu reçois un « hommage de ceux de Verdun » pour ta ferveur patriotique et ta participation au mémorial de la bataille de Verdun.

 

Le 9 novembre 1970 vers 19 heures, la télé interrompt ses programmes et annonce la mort de de Gaulle. Papa, tu ne dis rien.

 

En juillet 1978, tu es dans la charrette des condamnés. Licencié à 55 ans (avec tes copains Christian et Charles). Un chef comptable qui ne compte plus. Déçu. Déchu. Passé en pertes et profits. Tu ne dis toujours rien. Quelques mois après, tu tombes malade. Problèmes à la gorge. Le 9 avril 1980 : hospitalisation à la Clinique Bon Secours. Chaque fin d’après-midi, je te rejoins dans cette chambre 31 sans rien d’autre que nous dans ces instants sans mot. Je m’occupe de toi comme on s’occupe d’un enfant. Début juin, tu veux te faire la malle tellement tes douleurs te font mal. Courir, toi qui ne peux marcher, priant qu’on vienne te chercher avec un humour triste à voir, tellement il est inconcevable que tu puisses t’évader sans que tu tombes au premier pas. Un soir, tu serres les poings en lançant : « Mes enfants ». A la fin, tu ne veux plus de blouses blanches ni de cette odeur d’éther, ni plus rien dans la bouche, ni plus rien dans les fesses, ni plus rien dans les veines. Fatigué de tout. Epuisé. Il faut que je me dépêche de te regarder.

Le 15 juin, tu rends les armes. Finis les regards, les baisers, rayons cobalt pour apaiser ce mal creusé sur ton visage, le flash des radios pour bronzage. Finies ces nuits sans faire dodo à naviguer sur ton radeau. Finies ces bouteilles de perfusion, de vie en sursis, d’illusions. Finis ces traitements de choc, tous ces cachets cachés en stock. Ce mal qui gagne du terrain sans que tu puisses y mettre un frein. Finie cette douleur insupportable d’aller du lit jusqu’à la table, brisant tes os à chaque pas pour quelques miettes de repas. Finie cette petite cuillère moins remplie aujourd’hui qu’hier. Ce supplice pour boire un peu d’eau ou pour te mettre sur le dos. Fini cet estomac de plâtre. Cette langue blanchie, si peu rafraîchie. Ce cœur qui continue de battre. Finis l’alcool, la cigarette, ce mal qui jamais ne s’arrête. Finis ce manque d’appétit, la banque et la Maison Petit, l’Assedic, licenciement, chômage et ce parcours du combattant  pour qu’ils te dédommagent. Fini. Ton cœur s’est arrêté de battre le jour de la fête des pères. Ce qu’on croit tenir, on le perd.

Tu sais, j’aurais pu dire que je t’aimais mais tu es parti et je n’ai pas dit grand-chose. Je suis sûr que ça t’aurait fait plaisir. A moi aussi. Mais quand c’est trop tard, c’est trop tard.  Tu ne te racontais pas. Plutôt du genre silencieux comme Le vieux de Guichard. Alors, j’ai appris à te connaître sans beaucoup te parler. Moi, j’aime bien quand les gens comprennent sans qu’on ait à parler. Tu n’entrais pas non plus dans nos discussions animées. Le samedi après-midi, tu pouvais rester des heures entières, calé dans ton fauteuil, les yeux rivés sur l’écran, lâchant de temps en temps un nuage de fumée.

 

Je n’ai reçu ni leçon, ni conseil de toi. Je crois que je n’aurais pas aimé. Je n’aime pas trop qu’on m’explique la vie. Ceux qui m’ont convaincu de l’existence sont ceux qui n’ont pas cherché à m’en convaincre (c’est curieux, tous ces gens qui vous expliquent la vie et qui veulent faire votre bonheur malgré vous). Tu parlais peu et ne posais pas de question. Je n’ai jamais pris ça pour du désintérêt mais pour de la retenue. Pas du genre à hurler avec les loups. Je ne t’ai jamais entendu dire du mal de quelqu’un sauf de de Gaulle, Zitrone et Pierre Bellemare. Ils étaient ta cible préférée (surtout quand tu rentrais tard). Très tard même. Ça t’arrivait. Un peu, beaucoup, passionnément. On va le dire comme ça.  Nous, la tête entre les barreaux de l’escalier dans l’attente du bruit de la deu-deuch. Dans la nuit, tellement peu de voitures passent qu’on l’entend arriver de loin, la deu-deuch de ton copain Gilbert. Faut dire qu’on a l’oreille aiguisée. Je suis sûr que si tu étais rentré un peu plus tôt, ça nous aurait rendu plus heureux. Tant pis, c’est comme ça. Je n’ai jamais eu la mémoire des regrets (ni même un goût prononcé pour la nostalgie). Et puis, il y a mille façons de raconter les histoires. Moi, j’ai choisi.

 

Aujourd’hui, devant moi : quelques photos noir et blanc. Sur la première, tu es assis sur un coin d’herbe, une pipe à la main. Je suis debout à tes côtés et Titine, teint de porcelaine et nœud dans les cheveux, n’est pas très loin de moi. Elle n’est jamais très loin de moi. Tu parais tourmenté. Je ne sais pas pourquoi. D’autres photos défilent. Sur l’une d’entre elles, tu as l’air d’un vrai dandy à côté de maman, élégante et follement amoureuse. J’égrène ces photos comme si je tournais les pages d’une vie qui n’est pas la mienne. C’est bizarre. Après quoi on court ? La vie, c’est trop court.

 

Vous n’êtes plus là mais comme aux premiers jours, j’essaie de garder votre confiance. Je sais, ç’aurait pu être beaucoup mieux avec vous mais dans la vie, il y a des choses qu’on ne choisit pas.

En tout cas, où que vous soyez, j’espère que vous êtes fiers de moi. Au fond, c’est un peu pour vous que j’écris. En écrivant ces quelques pages, je vous célèbre à ma façon. Lisez que je vous aime. J’aurais dû commencer par là. J’ai de l’amour pour mille ans.



[1] Maire d’Arras  et ancien Président du Conseil sous la IVe République.



[i] LES GEANTS COLAS ET JACQUELINE : Contrairement à ce qu’on peut penser, les géant Colas et Jacqueline qui font partie du patrimoine arrageois ne sont pas Arrageois mais Achicouriens. Les premières traces de Colas et Jacqueline remontent à 1812. Cette année-là, le poète Leguay fait allusion à deux maraîchers d’Achicourt dans une chanson créée pour les fêtes d’Arras. La chanson connaît un succès tel qu’un Arrageois du nom de Fontaine lance un jour l’idée de donner vie aux deux personnages mythiques. La proposition, soutenue par le comité des fêtes, se concrétise en 1891. Les deux corps des deux mannequins de 6,25 mètres de haut sont fabriqués par un vannier d’Arras, Mr Capron, et les deux têtes sont réalisées à Paris. Colas et Jacqueline sont habillés à la manière des paysans artésiens du XIXe siècle.

Au cours de la guerre de 14-18, les géants sont détruits par les bombardements allemands. Ressuscités après, ils périssent de nouveau en 1940. Ce n’est finalement qu’en 1981 que la ville décide de faire renaître ses géants. Colas et Jacqueline ne mesurent plus que quatre mètres  mais gardent leur costume d’origine : celui des maraîchers d’Achicourt.

Le costume traditionnel des maraîchères était extrêmement sobre avec un bonnet blanc et une croix d’or, tenue par un ruban pour égayer sa rigueur. Le bonnet blanc était de toile ou en batiste, parfois en nansouk, la passe était tuyautée en plusieurs rangs garnis de brides.

 

[ii] DE GAULLE : Après une année de préparation au collège Stanislas à Paris, de Gaulle est reçu en octobre 1909 au concours d’entrée à l’Ecole spéciale de Saint-Cyr en 119ème position sur 212. Le 10 octobre 1909, comme il est d’usage pour les jeunes reçus, de Gaulle signe un engagement volontaire de 4 ans et est détaché comme simple élève officier et incorporé à la 9ème compagnie du 33ème  R.I. d’Arras pour y effectuer son stage « troupe ». Il y franchit tous les grades subalternes, devient caporal en avril 1910 puis sergent en septembre. Il découvre pendant cette année de formation de base, dans cette unité composée essentiellement de jeunes recrues du Pas-de-calais, la vie militaire mais aussi les gens du Nord auxquels il est fier d’appartenir.

Le 33ème R.I d’Arras le marquera suffisamment pour qu’à sa sortie de Saint-Cyr en 1912 (au 13ème rang sur 211), le sous-lieutenant de Gaulle demande à nouveau à servir dans ce Régiment dont le commandement a été confié entre-temps au colonel Pétain. Il s’affaire à recueillir les recrues. Au mois d’octobre 1913, il est promu au grade de lieutenant et se trouve sous les ordres du colonel Pétain quand éclate la guerre 14-18. Au début de la guerre, de Gaulle et son régiment du 33ème Régiment d’Arras font partie du dispositif de la Vème  armée qui va de Mézières à Verdun.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sources d’information : Internet, La Voix du Nord, L’Écho du Pas-de-Calais, La Population d’Achicourt au XIXème siècle de Bernard Lefebvre, Achicourt : Regards sur le passé de Marie-Thérèse Nison-Lecointe, Léopold Bernard, instituteur écrit l’histoire de son village : Achicourt des origines à 1900 de Jean-Michel Decelle et le site : Bienvenue à Achicourt avec René Lagache. Remerciements.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Achevé d’imprimer par l’Imprimerie Sensey

            à Saint-Laurent-Blangy en avril 2010

               

ISBN  2-9508804-6-0