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LA PECHE AUX EPINOCHES

                                                              

 

 Le dimanche, avant de rendre visite à mémé du Moulin, marraine et aux trois cousines  (Corinne, Fabienne et Véronique),  on passe des heures agréables au bord du Crinchon[i].

Le Crinchon est un petit ruisseau qui arrose les villages alentour avant de serpenter Achicourt. Pas bien large ni bien profond, il se faufile discrètement entre peupliers, frênes et saules pour se répandre dans la Scarpe, au lieu-dit « Les Hées ».

Les après-midi d’été, les berges, tapissées de lierre et ensoleillées de boutons-d’or, fourmillent d’insectes et les arbrisseaux d’aubépine exhalent une odeur vive. Parfois, on repère des  poules d’eau et des crapauds. Les crapauds, c’est marrant : on dirait des gants visqueux, bourrés de pustules.

Les jours de grand soleil, l’eau de la petite rivière est d’une pureté cristalline et on aperçoit, par endroits, comme à la loupe, des épinoches, à l’arrêt dans le courant. Leurs minces corps d’argent reflètent la lumière. Parfois, ces petits poissons, aux écailles brillantes comme de la rosée, rompent le silence et bondissent à la surface de l’eau comme pour manger l’air avant de disparaître.

Certaines après-midi, avec Philippe et les cousins, on les taquine. On noue un fil à une branche de sureau, accroche un gros ver de terre à l’hameçon et on laisse le fil se dévider. Il n’est pas rare qu’un ou deux épinoches tournoient autour de l’appât mais je crois bien que nos vers (plus gros que des nouilles) leur font tellement peur qu’ils n’osent plus bouger. Ils s’immobilisent avant de s’enfoncer dans la vase. Moi, au moindre frémissement du bouchon (et sans même attendre qu’il s’enfonce complètement), je ferre d’un coup sec. Toujours trop tôt. Toujours trop vite. Trop impatient sûrement (Cucu a raison : je suis un très mauvais pêcheur). Du  coup, la prise d’une épinoche tient du miracle. Alors, lorsque l’un d’entre eux s’accroche à l’hameçon, cela provoque chez moi une émotion d’une intensité sans nom, la même que celle suscitée par la maraude des pommes vertes et dures dans le verger des Caupain.

 

En plus des parties de pêche, on organise des courses de bateaux, construits avec des branches de sureau. On suit attentivement du regard les petits morceaux de bois glisser lentement, bercés par les légers remous du courant. Pour ne pas les perdre de vue, on longe la berge et on s’amuse à contrarier l’humeur de la rivière en édifiant, en amont, un barrage de silex et de pierres. Le bateau stoppe sa progression puis dérive à nouveau.

Quand le soleil chauffe un peu trop, on sommeille sous la fraîcheur des feuilles en écoutant le bruissement des arbres et le murmure de l’eau. On dirait que le Crinchon clapote de plaisir. Une lumière douce filtre les feuillages. Agréable, ce vent léger qui porte en lui les parfums de l’été et nous frôle.

Parfois, on pousse jusqu’au pont d’Agny et on cueille sur des ronciers hostiles, des mures aux grains noirâtres et au goût suave et doucereux. Dé-li-cieux.



[i]Etymologiquement, le CRINCHON tire son origine de  crintio  qui désigne les barbes de l’orge, symbole de fertilité. Les abondantes récoltes maraîchères d’Achicourt qui ont nourri les Arrageois pendant des siècles témoignent de cette fertilité. Quant aux teinturiers atrébates, ils remerciaient le Crinchon pour ses eaux claires à l’origine d’étoffes d’une rare qualité et de riches tissus que les grands de ce monde s’arrachaient.

Le Crinchon prenait, jadis, sa source, entre le village de La Cauchie et de Bailleulmont, à un peu plus de 18 km de son confluent : la Scarpe. Aujourd’hui, la rivière a subi des modifications par la force du temps, de la nature et de l’homme. Le Crinchon coupe le village de Bailleulval, traverse Basseux et serpente le long du parc du Château, pour atteindre Rivière. Sur son chemin, il longe le manoir de Bellacourt, caresse le bois de Bretencourt avant d’entre dans le village de Wailly où il alimente les restes d’un moulin à eau. Il se dirige vers Agny puis serpente Achicourt, abreuvant d’eau les cultures maraîchères avant de se répandre dans la Scarpe. Vauban choisit de construire sa Citadelle entre Arras et Achicourt pour que ses eaux et ceux du ruisseau des Hautes-Fontaines remplissent les fossés de sa fortification.

Depuis plus de deux siècles, le Crinchon joue à cache-cache avec la ville d’Arras. Omniprésent mais invisible, il continue de vivre sous ses pieds, au gré des saisons. A qui appartient-il ? Une ordonnance de Philippe Le Bon, datant de 1426, indique que la ville d’Arras en est propriétaire.