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ENTREE EN MATIERE

 

 

- Votre nom ? 

- Lécaillé. 

- Epelez, s’il vous plaît ? 

- Elle-essaya-hideuse-elle-est ! 

- Comment ? 

- L-é-C-A-I-2L-é  avec un accent aigu sur les é.

 

Ah ! ces deux é qui m’ont valu tant de railleries à l’école communale d’Achicourt où mon nom fut si souvent écorché. Tout y est passé : Lecaille, Le cahier, L’écaille et même La caille, encore que ces deux derniers sobriquets soient devenus la marque d’une affection particulière lorsqu’ils me sont adressés aujourd’hui.

La caille, n’a-t-elle pas une réputation d’oiseau lascif n’aimant que la chaleur ? Ne dit-on pas : chaud comme la caille, c’est-à-dire : ardent en amour ? D’ailleurs, la caille coiffée est une femme éveillée, amoureuse et sensuelle et le sifflet servant à attirer la caille, appelé le carcaillou, a dialectiquement un sens phallique !

 

La caille est un oiseau solitaire, difficile à capturer qui vit dans les champs, s’abrite dans les moissons, les genêts et les buissons et piète quand s’approche d’elle. On dit que la caille margotte ou carcaille lorsque le danger devient pressant. On dit aussi que  plus la caille carcaille, plus chères sont les semailles. Quant à l’écaille, ouvrir l’écaille signifie dépuceler une fille et sortir de l’escaille devenir adulte. Vaste programme.

Lécaillé, ça commence comme ça finit, par « Lé » et la boucle est bouclée à double tour de clé. Entre les deux, vous avez  « cail »  (c-a-i-l), l’anagramme de laïc.

Laïc, comme l’école publique et républicaine, chère à mon cœur, celle qui doit transmettre la connaissance et instruire la conscience. L’haïk est aussi le nom du grand voile carré que portent les femmes musulmanes par-dessus leurs vêtements. Vous avez dit l’haïk. Tiens ! Tiens ! Y a vraiment là comme un petit… hic !

Monsieur continua son interrogatoire.

 

- Votre prénom ? 

- Jean-Luc.

- Votre date de naissance ? 

-  14 juin 1956 à Achicourt. 

 

C‘est vrai, le 14 juin 1956, un peu avant midi, je suis né  (dans les blés comme les cailles). Je ne me connaissais pas encore, je n’avais même pas conscience de n’avoir pas conscience. Surgi du vide et de l’obscurité, j’étais là et nulle part à la fois, étranger à la vie et déjà dans la vie. Moi, effaré devant vous. Vous, affairés devant moi.

A l’aube de la vie, moi devant vous, comme un immense et précieux privilège. J’ignorais ce qu’était le temps mais le temps commençait déjà son compte à rebours dans ce parcours du cœur battant où le cœur bat comme un tambour sans jamais s’arrêter pourtant. J’étais 70 % d’eau, un soupçon de carbone, d’azote et de calcium, un chouïa de phosphore, de soufre et de sodium et pour clore le tout, une touche de…chlore.

Avant même de naître, je n’étais rien mais alors rien du tout. Même pas une illusion pour donner une image du rien et puis, au milieu de ce rien, je suis né après avoir séjourné dans la nuit noire et profonde du ventre de ma mère.

 

Je suis né. Certaines langues mal intentionnées diront que je suis nez, en oubliant Nanot, l’aîné de la famille : le nez de la famille, s’il en est. C’est d’ailleurs, mon petit Nanot, tout étonné et alerte, qui courut comme un dératé annoncer la bonne nouvelle à l’oncle René et à la tante Berthe.

- C’est un garçon,  s’exclama-t-il ?

Quatre enfants, quatre garçons : Jean, Joël, Philippe, Jean-Luc. Carton plein.

Madame Bol (la sage-femme qui avait accompagné ma mère tout au long de sa grossesse) se hasarda à pronostiquer une fille pour la prochaine fois.

- Mais il n’y aura pas de prochaine fois !  soupira l’heureuse maman, quelque peu désarçonnée.

- Oh si, et bien plus vite que vous ne le pensez,  répliqua la sage-femme.

A ces mots, elle expulsa du ventre de ma mère une petite boule de chair sanguinolente, précipitée dans la vie comme par enchantement. Une petite fille insoupçonnée, soucieuse de ne pas m’abandonner au monde. A peine née et déjà généreuse et attentionnée. Tellement étonnée de naître à la vie qu’elle tarda à pousser son premier cri !

 

Nanot dut reprendre ses jambes à son cou (essayez, c’est pas facile) et cavaler comme un beau diable jusque chez l’oncle René une deuxième fois, puis une troisième pour avoir égaré en chemin le prénom composé de ma petite sœur jumelle. « Y a aussi une fille, s’exclama-t-il, à la grande joie de la tante Berthe, elle s’appelle Marie-Christine. »

Surpris par cette arrivée inopinée, il fallut réquisitionner, en toute hâte, un panier d’osier en guise de berceau.

Patricia, la petite dernière, complètera la seconde vague, trois ans plus tard (je dis seconde vague parce que huit ans séparent Philippe : le troisième de Joël : le deuxième).

 

L’abbé Bénoni, Monsieur Bultez (le maître d’école), le Docteur Gérin  (le médecin de famille) et le maire (Monsieur Lancial), défilèrent à la maison le soir même pour honorer ce petit duo de nouveau-nés, sujet d’étonnement et de curiosité.

C’est d’ailleurs le maître du village qui me fixait du regard dix ans plus tard.

- Votre adresse ? poursuivit-il.

- 66 bis, rue Pasteur, Achicourt.

 

Depuis que je suis né, je n’ai toujours connu que cette adresse. Peut-être, parce que je ne me suis jamais senti aussi bien que chez moi.

 

Rentrée des classes 1965-1966. CM1. Ecole des garçons, rue de Dakar.