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EDUCATION PHYSIQUE

 

LE PLAISIR DE LA CORDE  RAIDE

 

 

Tous les trente-six du mois (lorsque ce n’était pas à la Saint-Glinglin), on jouissait (!) d’une heure d’éducation physique. Monsieur (qui ignorait ce qu’était un short) passait volontiers le témoin à Monsieur Fayolle, cheminot de métier et prof de sports à l’occasion. Avec ce passionné d’athlétisme, les séances d’éducation physique se résumaient souvent à des échauffements, étirements, flexions, contorsions et se concluaient souvent par de la course à pied.

Direction le stade municipal. A petites foulées, on trottine sur la cendrée rougeâtre en tentant d’éviter le point de côté fatidique et douloureux. Guère habitué à l’exercice physique, Lulu tire la langue et sue à grosses gouttes après un tour de terrain. Il grimace, s’essouffle, s’éponge le front. Pantelant, haletant, chancelant. Lulu, c’est pas le fils de Jazy (ni de Jean Wadoux), ça se saurait. Si ça tombe, il va nous faire un arrêt cardiaque ! Voilà maintenant qu’il vacille en tournoyant comme un oiseau foudroyé et s’affale de tout son long. Vraiment pas vernis le Lulu, faudrait le dire au bon Dieu, même en sport, son poids excessif le pénalise. Penché sur lui, Monsieur Fayolle, attend patiemment qu’il retrouve ses esprits pour reprendre la séance (parce que, mine de rien, au cas où vous en douteriez, Lulu, il a plusieurs esprits  même si ça ne se voit pas toujours au premier coup d’oeil).

 

Parfois, Monsieur Fayolle nous emmène au Polygone. On court sur les sentiers longeant le Vivier et les murs d’enceinte de la Citadelle, escaladant les buttes abruptes et dévalant les pentes scabreuses à une allure vertigineuse. Lulu crache tripes et boyaux dans ce parcours du combattant (situé pas loin du mur des fusillés !). Cucu prend des raccourcis. Faut dire qu’il connaît le Polygone comme sa poche. Moi, tout en haut des crêtes, j’attrape le vertige pareil que quand je m’approche des abords du Crinchon. L’impression d’être happé, attiré, aspiré (ça ne vous est jamais arrivé ?). En automne, à cause des feuilles rouillées qui tapissent les sentiers et nous collent aux semelles, on dirait que nos baskets pèsent dix tonnes. En hiver, le lieu est féerique. Les arbres couverts de neige donnent l’impression qu’on se déplace dans une immense église aux lustres lumineux, éblouie d’une lumière retenue prisonnière.

Quand c’est gym, Dudu exécute facile des roulades arrière, des sauts périlleux et des triples saltos. Son corps, c’est rien que du caoutchouc et de l’élastique. Quant à Lulu, il confond souvent assouplissement et assoupissement. On dirait qu’il a du mal à tenir ses paupières ouvertes. Moi, j’aime pas lancer le poids. Avec mon bras de rachitique, je m’arrache l’épaule à chaque fois pour une piètre performance. Faut dire que je ne sais jamais de quelle main je dois lancer l’engin, vu que je suis un faux gaucher pas très bien latéralisé (ne le dites pas mais encore aujourd’hui, je dois regarder mes mains pour distinguer ma droite de ma gauche).

 

A la fin de chaque trimestre, se déroule le traditionnel concours de saut en hauteur. Avant de m’élancer, je suis super concentré. Comme un vrai sauteur en hauteur, je fixe longuement l’élastique rouge. Seulement, je ne sais jamais sur quel pied m’élancer. Prendre son appel comme on prend sa respiration. Le gauche ou le droit ? J’appelle mon pied mais mon pied d’appel ne répond pas toujours. Je trottine sur place, avance, recule, ralentis, accélère et finis souvent, au moment du saut, par toucher lamentablement l’élastique tendu entre les deux poteaux. Même qu’une fois, j’ai tellement hésité à la dernière foulée que je me suis emmêlé les pinceaux et que l’un des poteaux m’a fracassé le crâne. Comme je ne m’appelais pas Fosbury pour inventer le Fosbury Flop, ce jour-là, j’ai inventé le…flop tout court. Vous connaissez Fosbury ? Mais si, c’est le premier qui, en 1968, a sauté dos à la barre en pivotant sur lui-même. Je ne sais pas comment il faisait celui-là : il courait en arc de cercle, tournait légèrement le dos à la barre au moment de donner son impulsion et privilégiait un appel du pied extérieur très loin du sautoir. Grâce à sa vitesse de course et son angle d’attaque de l’obstacle, il rejetait ses jambes en l’air et retombait sur ses épaules ! Impressionnant. Moi, je n’avais pas encore intégré le rouleau ventral, alors, vous pensez bien que je n’aurais pas pu inventer le Fosbury Flop.

Si l’âne saute sa hauteur au garrot sans élan, moi, je dois humblement reconnaître que je ne sautais pas très haut mais comment voulez-vous que je saute haut puisque je sautais en ciseaux. Et moi, de sauter en ciseaux : ça me coupait carrément les jambes.

 

De temps en temps, Monsieur Fayolle nous regroupait sous le préau pour des séances de grimper de corde. Avant d’accomplir son service militaire et de devenir un homme : un-vrai-un-dur-un-pur, pour être un garçon : un-vrai-un-dur-un-pur, fallait savoir grimper à la corde. Comme si la virilité se mesurait au grimper de corde. Encore que !

La grosse corde, à la fois lisse et rugueuse, tombe de la poutre vers le tapis-brosse. Dudu grimpe comme Tarzan. Lulu descend avant même d’être monté. Le regard braqué vers le haut pour mieux évaluer l’ampleur de la tâche, il saisit la corde, se suspend à elle, tente vainement de croiser les pieds, se balance puis retouche terre aussi vite, les paumes de main écorchées à l’éminence du pouce. « Allez Lulu, allez », on l’encourage pour son deuxième essai. Sans succès. Pour Dudu, c’est une simple formalité. Quasiment à la force de ses biceps, il atteint le sommet en deux temps trois mouvements et redescend aussi vite que les acrobates de La Piste Aux Etoiles. On le suit des yeux, époustouflés et un peu envieux. Moi, je limite la casse.

 

Ce jour-là, je m’étais emmêlé les pieds dans la corde à cause d’une très mauvaise prise. Alors que j’éprouvais les pires difficultés à rétablir la situation, à plusieurs reprises, la corde frotta mon entre jambes tandis que je stagnais à mi-hauteur, les yeux rivés vers le haut. En atteignant  péniblement le  sommet du mât, subitement, j’ai senti monter en moi comme une sensation agréable et  inconnue jusqu’alors qui venait de je ne sais où. Enfin si, qui venait de mon zizi avec la nette impression qu’il n’y avait pas que la corde qui était raide. Tout à coup, une petite bouffée de chaud gonfla mon short. Une ou deux gouttes perlèrent furtivement et m’emplirent d’un bonheur étrange et particulier. Plaisir indicible qui répondait à la question : à quoi sert un zizi quand ça ne sert pas à faire pipi ? Parce que ces deux ou trois gouttes qui vidèrent mes jambes, c’était pas du pipi mais des gouttes de plaisir.

Dès lors, j’attendais avec impatience ces séances de grimper (malheureusement programmées au compte-gouttes) pour goûter de cette ondée bienfaisante. Rassurez-vous, j’ai trouvé rapidement d’autres moyens de m’offrir cette petite sensation divine, en remplaçant la corde raide par la veuve poignet ! En attendant mieux.