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COMPOSITION
Ca y est, Monsieur se dirige vers le fond de la classe, extrait de
l’armoire les cahiers rouges (synonymes de composition) et les distribue. Plus
personne ne bouge. On a tous trente de tension. Quand c’est compo de géographie,
on a la trouille de se mélanger un os, un col, un pic : le col du fémur et
le col du Perthus, par exemple (le col de l’utérus, on connaissait pas encore).
Paraît qu’il y a deux cents os dans le corps humain, comment voulez-vous qu’on
les mémorise tous ? A la récré, une fois, Cucu m’a demandé si je savais comment
s’appelait le doigt le plus long de la main. Moi, pas savoir. Alors, il a tendu
le doigt du milieu, a contracté les autres et m’a dit : « Il
s’appelle le doigt d’honneur ! » (J’ai appris plus tard qu’il
s’appelait aussi le majeur).
Le jour de la compo d’histoire, on craint de ne plus se souvenir des dates.
La date du sacre de Charlemagne, par exemple. Vous la connaissez ? Pourtant
je l’ai rappelée au chapitre précédent. Je me demande si vous ne sautez pas des
pages pour achever au plus vite mon bouquin (ça ne vous plaît pas ce que j’écris ?).
Quel que soit le sujet choisi, Monsieur le note au tableau. Après avoir jeté la craie dans la rainure et
s’être frotté sèchement les mains, il nous invite à passer à l’action.
« Je veux entendre les mouches voler », menace-t-il, en balayant des
yeux la classe.
Rapidement, Lulu, rétif à la mémorisation des dates, galère sévère (il
est tellement fâché avec les dates qu’il ne retient même pas sa date de
naissance). Cucu dit qu’il a une mémoire de poisson rouge. Il est aussi allergique
aux numéros des départements. Il n’en connaît qu’un, le 01 : l’Ain. Selon
la volonté de Monsieur, on entend les
mouches voler dans la classe. Elles, au moins, elles sont pénardes. Pas de devoirs ni de leçons à apprendre. Rien.
Elles vivent leur vie de mouche tout simplement sans même savoir qu’elles sont
mouches. Moi, je sais que je suis moi et que je suis en train de suer à grosses
gouttes devant ma page blanche. Lulu, lui, est incapable de se concentrer
longtemps. Son œil décroche. Voilà qu’il traîne désormais sur la gravure des
trois écorchés vifs, accrochée au mur. L’un d’entre eux plie le bras pour exhiber
ses gros biceps. Rudement musclé celui-là. Le deuxième a les tripes à l’air. Beurk !
Le dernier qui n’a plus que les os ricane ! En l’observant, Lulu rit
jaune. Il n’a encore rien écrit et je vois bien des larmes filer sur ses joues.
Soudain, Monsieur quitte son bureau et se dirige vers le fond de la
classe, les mains derrière le dos. C’est la chance de sa vie à Lulu. Lorsque
Monsieur a le dos tourné, il en profite toujours pour lorgner sur la copie de
Cucu, histoire d’accrocher une ou deux réponses. Il attend que Monsieur soit
derrière lui pour appliquer son plan d’attaque. D’un seul coup, il lève les
yeux au plafond, une petite lueur dans le regard. Il incline la tête comme pour
implorer le ciel, l’air de chercher une improbable réponse. Puis, il jette un oeil
de souris sur la feuille de Cucu. Raté ! Le premier coup d’œil n’est pas
le bon. Alors, il récidive. Se gratte les cheveux, pose la main sur son front,
devient borgne, lorgne, louche. Trop tard, Monsieur a déjà rejoint son bureau
et inspecte la classe comme un véritable radar. Un peu bigleux, le Lulu.
Lorsque Monsieur arpente la classe, j’ai horreur quand il zyeute
par-dessus mon épaule ce que je suis en train d’écrire : ça me coupe tous
mes moyens. Alors là, je rumine comme les vaches mais du cerveau. Quand il nous
surveille de son bureau du coin de l’oeil, j’ai développé une technique hyper pointue
qui me permet de visionner de tous les côtés en donnant l’impression de
regarder devant moi. Ça m’oblige à faire des contorsions impossibles avec les
yeux (Joe Dassin a dû utiliser la même technique, à voir comment il louche aujourd’hui).
Dans la classe voisine de Monsieur Grard, les élèves du certificat d’étude
entonnent à mi-voix : Ami,
entends-tu sur la plaine… . Ca nous distrait un peu. Mais pas beaucoup.
Dans la classe de Monsieur Grard, y en a qui sont rudement sérieux, ils font
déjà vieux.
Après une heure, Monsieur consulte sa montre et nous invite à la
récréation par un claquement de mains sec.