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COMPARUTION IMMEDIATE
Monsieur était tellement réputé pour son extrême sévérité que tous les
maîtres de l’école n’hésitaient pas à lui expédier les élèves les plus turbulents
et les plus cancres de leur classe (instituteur
à l’école des garçons pendant 32 ans - de 1952 à 1984 - vous imaginez le nombre
d’enfants qui ont défilé devant lui, profil bas).
Dans la hiérarchie des sanctions : atterrir chez Monsieur était de
loin la plus redoutée. Pas besoin de garde à vue de 24 heures ni d’enlever la
ceinture et les lacets à ses chaussures. Pas de conseil de discipline non plus,
la spécialité de Monsieur était le jugement
en comparution immédiate.
L’accusé frappait timidement à la porte. « Entrez », rétorquait-il,
d’une voix sèche. Le coupable glissait sa tête dans l’embrasure, le trouillomètre
à zéro. Monsieur, l’oeil noir et torve, lui ordonnait de le rejoindre. L’infortuné
se dirigeait vers l’estrade d’un pas hésitant, les mains derrière le dos, le
nez pointé vers le bas. Après s’être hissé sur l’échafaud, il bredouillait quelques
mots en essayant de minimiser sa faute, la tête rentrée dans les épaules (une
vraie tête de condamné).
Une récitation mal apprise, une leçon non sue, un zéro en dictée, une
récidive de bavardage pouvaient vous précipiter directement dans sa classe. Les explications et l’audience ne
s’éternisaient pas. Monsieur ne cherchait pas à comprendre. Il ne connaissait
pas le droit de la défense ni même les circonstances atténuantes (encore moins les
comités de soutien). Parfois, les yeux suppliants du condamné tentaient
d’obtenir une grâce inespérée. Fallait pas trop spéculer sur sa clémence. Je ne
l’ai jamais vu ni flancher ni fléchir.
Nous, dans nos petits souliers, on assistait à l’audience et à la
sentence sans broncher. Le tarif était connu d’avance. On savait que la sanction
allait être lourde, immédiate et sans appel. Pour les défenseurs des causes
perdues, ils repasseront. Pour la graduation de la peine, on se fiait à
l’intonation de sa voix et à la façon dont il fonçait sur la victime. Le
jugement tombait instantanément sans aucune autre forme de procès. Exécution
expéditive ! Une main lourde. Monsieur pouvait aussi tirer les joues, vous
décoller les oreilles ou vous taper sur le bout des doigts avec sa règle rigide.
Les multirécidivistes bénéficiaient d’un régime de faveur. Comme Lulu, ils étaient
soulevés de terre et atterrissaient en haut de la bibliothèque, à côté du
squelette Martin. Certains esquissaient un haussement d’épaule en découvrant
les ossements de Martin et son sourire narquois.
Je peux aujourd’hui vous l’avouer parce qu’il y a prescription mais la
sanction, qu’elle quelle fût, vous marquait à vie. J’en ai fait l’amère expérience
une fois. Je vous raconte.
Récitation. Les deux premiers appelés (Dudu et Cucu) calent lamentablement.
Passablement irrité, Monsieur tapote nerveusement son crayon sur le bureau. Au tour
de Lulu. Je crains le pire. Panne sèche. Il ne démarre même pas. C’est
malin ! On voudrait mettre de l’huile sur le feu qu’on ne s’y prendrait
pas mieux. Des fois, je me demande si Lulu ne le fait pas exprès car je perçois
bien l’agacement de Monsieur monter d’un cran sur son visage. Ca ne loupe pas. Exaspéré
par ces trois échecs successifs, il entre dans une colère froide et décide de
priver toute la classe de récréation. Etre privé de récré, c’est comme être
privé de Thierry
Je n’ai pas forcément un don sacrificiel mais je suis choisi du regard par
la classe pour tenter d’implorer sa clémence alors je me jette à l’eau (au sens
figuré parce qu’au sens propre, j’aime pas trop). Avec Monsieur, il faut plutôt
la jouer fine. Mea culpa et profil bas. Ça peut marcher. Ca marche ! Monsieur
qui ne lâche pas le bout de gras facilement consent à lever la sanction et à la
commuer en une amnistie générale mais pas à n’importe quel prix. Il se campe
devant moi et me fixe. Sûr que s’il avait un fusil à la place des yeux, il m’exécuterait
sur place : « Ah, tu veux que je retire la punition ? Eh bien, je
vais la retirer. » A ces mots, il m’administre une claque monumentale qui s’écrase
tout à plat sur mon oreille. C’est la seule que j’ai reçue de lui mais je vous
jure que j’ai rarement vu mon oreille dans un état pareil. Elle a bourdonné et chauffé
pendant au moins une heure.
Je comprends pourquoi tous les
Lulu qui ont subi ses foudres régulièrement en aient gardé quelque amertume. J’ai ravalé ma salive et me suis bien
gardé de raconter mon exploit à la maison. A cette époque, t’avais pas intérêt à
te plaindre aux parents, parce que, séance tenante, ils t’infligeaient la double peine sans chercher à comprendre. L’autorité
du maître n’était pas contestée.