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LE CHEMIN DE L’ECOLE
En automne, sur le chemin de
l’école, parfois, le vent du Nord sec et froid rafraîchit l’atmosphère. Il nous
picote le bout des doigts et nous glace le visage. Climat de pluie, d’averse et
de crachin. De bruine, de brume et de brouillard. Brrr ! Brrr ! Brrr !
On craint bronchite, angine, otite à tout moment.
Dans un ciel bleu pétrole, une nuée
d’étourneaux file au-dessus de nous. Ils migrent par dizaine vers des pays plus
chauds, vers des contrées lointaines, plus clémentes et plus belles. Au loin, huit
taches lumineuses progressent lentement, je ne sais pour quel autre rivage.
Peut-être, sont-ce des hérons cendrés aux plumes argentées ou bien alors des
oies sauvages. Comme un escadron de bombardiers, ils forment un gigantesque V
renversé. Paraît qu’ils volent ainsi pour s’économiser, un peu comme ces
échappés du Tour de France qui
roulent en éventail pour lutter contre
le vent, profitant en même temps de l’aspiration du coureur placé devant.
Au-delà du Moulin,
d’âcres fumées blanchâtres s’échappent des fourneaux de l’usine Bracq. Dans le
ciel tourmenté, on assiste encore à des mouvements d’étourneaux, exécutant des figures
en parfaite harmonie. Tiens, voilà qu’un oiseau réfractaire s’éloigne en
prenant une direction contraire. Je le suis d’un œil complice et bienveillant. Un
autre retardataire peine à rejoindre le peloton et accélère pour accrocher le
bon wagon. Quelques hirondelles forment une partition sur les fils électriques
(je me demande comment elles font pour ne pas s’électrocuter).
Miracle de la
nature, un arc-en-ciel irise maintenant le ciel bleu nuit aux nuances superbes.
On dirait que Dieu a sorti ses crayons de couleur. Beauté du ciel d’automne.
Lumières particulières, inhérentes à l’Artois. Sublimes et uniques.
Sur le chemin
de l’école, je croise Etienne, le facteur. Etienne, il est pansu, ventru, dodu,
joufflu, mafflu. Il a un vrai ballon à la place du visage, un ballon violacé,
prêt à éclater comme son ventre. Ses joues, on dirait des fesses. Je me demande comment il parvient à escalader la
côte de la rue de Dakar, grasse et glissante, avec son vieux biclou quand je
vois ses pneus complètement raplapla et la lourde sacoche qu’il trimbale.
Même en baissant la tête, Etienne n’a pas l’air d’un coureur. Qu’à cela ne
tienne, il saque dur sur sa machine. Parfois, à bout de souffle, il pédale en
zigzag au beau milieu de la rue, le bas de son pantalon resserré par des
pinces. La pente est si raide qu’il n’en voit pas le bout et menace d’exploser
à tout moment.
Je passe devant
les fermes voisines des deux Georges : Georges Houplain et Georges Darras.
Moi, ce que j’aime chez les deux Georges, c’est leur dame : Madeleine et
Maria. Madeleine, droite et digne. Maria, douce et tendre avec un léger sourire
qui en dit long sur ses petites misères du quotidien. D’humeur soucieuse, elle
paraît absorbée par des tracasseries tenaces et insolubles.
Plus loin encore, en retrait de la route, se
dressent les fermes d’Henri Pavy et de Camille Legrand. Parfois, je croise
Julie, la femme de Camille. Julie, c’est la bonté absolue que c’est même pas
possible que ça existe. Avec elle, même les moches, elles sont belles. Elle a
de beaux yeux bleu gris, couleur ardoise, qui ne voient pas les apparences mais
l’âme des gens. Une pensée juste, un esprit vif, une parole claire. Elle dit que
les pires prisons sont celles que nous nous construisons et résume le bonheur à
trois composantes : quelque chose à faire, quelqu’un à aimer et quelque
chose à espérer.
Julie, généreuse
et drôle, possède une élégance d’âme et sourit avec les yeux. Elle dit de maman
que c’est une sainte et voue pour elle une affection profonde, teintée
d’admiration, alors nous, quand on la croise, on touche les dividendes : un
regard d’une infinie tendresse. Quand Julie dit de maman que c’est une sainte,
elle veut simplement dire qu’elle est humaine, aimante et généreuse. Julie, c’est quelqu’un de bien
aussi. J’ai pas les mots pour le dire. Sans me connaître vraiment, on dirait
qu’elle me comprend. J’aime les gens qui ont l’intuition de vous.
Polis et bien élevés, on dit
bonjour à toutes les personnes qu’on croise. Les gens ont leurs habitudes. Ils
vont, ils viennent. Certains empruntent chaque jour le même chemin. Souvent, je
rencontre un Monsieur à l’air arsouille, affligé d’un tic à la face qui
l’oblige à donner un coup de menton sec toutes les dix secondes dans un
mouvement nerveux, incontrôlé et répétitif. Je suis infoutu de me souvenir de
son nom. Je sais juste qu’il habite rue de Pas, à deux pas de chez nous, dans
le quartier où vivent les familles Jansen, Bogaert et Sturbois. Il parle tout seul
et tout bas. A la place du nez, il a une grosse betterave. En plus, il
chique ! Les mauvaises langues disent (non sans humour) que son fils c’est
son portrait…craché. La langue des gens, c’est comme la queue des chiens, vous
ne pouvez pas l’empêcher de balancer.
Je passe aussi devant le café
Béghin. Quand je franchis la porte, c’est pas pour boire un coup mais pour me
faire ratiboiser les cheveux parce que Béghin, il a deux casquettes : il sert
à boire dans l’immense salle du devant et il boucle ses fins de mois en jouant des
ciseaux dans la pièce du fond. On passe allégrement du saloon au salon par une
porte à deux battants comme celles qu’on voit dans les westerns de John Wayne.
Dans la salle d’attente, la
table basse en bois est peuplée d’illustrés : Kit Carson, Fantasio et Le Journal de Mickey avec Picsou, Donald
et la moche Tartine (avec son menton en galoche) et ses trois galopins. Moi,
j’aime bien lire Pim, Pam, Poum, Zorro et Akim. Akim, c’est la doublure de
Tarzan. En blond et sans Jane. Il est aussi l’ami des singes, des éléphants et
des lions. Faut voir comment il les porte sur ses épaules. Lorsque j’ai
le temps, je feuillette aussi Spirou, vous
savez le petit groom rouge avec sa
mèche jaune. Je me rappelle très bien de Spirou et les plans du robot et Spirou sur le ring (vous vous en fichez mais pas moi parce que si
je m’en souviens, ça veut dire que je ne fais pas encore Alzheimer).
Ca y est, Monsieur Béghin m’invite d’un geste de la main à venir le
rejoindre. C’est à mon tour d’être scalpé. Je me hisse sur le fauteuil en skaï tout
noir et tout glissant. Il appuie sur la pédale pour me surélever et clac-clac-clac,
c’est parti. Avec ses ciseaux, déjà une mèche en moins et de deux et de trois et
de quatre. Béghin, c’est le spécialiste de la coupe au bol. Son arme
favorite : la tondeuse (elle nous tond comme des moutons).
Béghin, il porte bien son nom, vu que le béguin, c’est une coiffe,
même que, comme elle tombe facilement sur les yeux, elle rend aveugles les
amoureux. Paraît qu’avoir le béguin vient de là. « Faut bien dégager les oreilles »,
a martelé maman. Je lui répète à Béghin mais pas trop fort pour pas qu’on me
traite de « boule rasée » ou de « crâne chauve » après. A
la fin, à trop bien les dégager, on ne voit plus que nos oreilles d’âne. On
dirait qu’elles sont décollées et t’as la nette impression qu’elles ont triplé de
volume. Quand tu sors, ça te fait une auréole de froid tout autour du crâne
avec tout plein de frissons frissonnants qui frissonnent agréablement. De retour
à la maison, j’essaie de plaquer, avec de la brillantine, un méchant épi réfractaire.
Toujours le même. Même si j’aime pas trop les raies impeccables dans les
cheveux, cet épi me hérisse sérieusement le poil. (Entre nous, moi je dis à
ceux qui n’ont presque plus de cheveux sur le caillou qu’il est interdit de se
faire pousser une mèche de deux mètres de long pour se la rabattre au-dessus du
crâne. Ca sert à rien et ça fait moche.)
Après quelques années de coupes, quand Béghin a définitivement rangé ses
ciseaux et que ma mère m’a dit : « Jean-Luc, va te faire couper
les cheveux », je lui ai répondu : « Maman, chez Stéphane, si tu veux. » Oh
yeah ! Stéphane, c’est un fana de foot, installé à l’Octroi. Quand je
vois le nombre de salons de coiffure attifés d’un nom à la con, moi je me dis
que Stéphane, il a bien fait de ne pas donner de nom à son salon. Parce que franchement,
en matière de noms, c’est à qui trouvera le plus ringard. Je ne résiste pas au
plaisir de vous en citer quelques uns.
Vous avez tout d’abord ceux qui finissent par « tif » (à
vous dresser les cheveux sur la tête) : « Coup’tif »,
« Créa’tif », « Evolu’tif », « Imagina’tif », « Diminue
tif » et même « Rabotifs Coiffure » (un peu raie-barbe-à-tif,
celui-là). Un cran au-dessus, vous avez ceux
qui ne manquent pas d’ « hair » : « Légend’hair »,
« formul’hair », « Invent’hair », « Planet’hair ».
Et pour couronner le tout : ceux qui décoiffent : « Fantastif’s »,
« Tignasse coiffure » et pire encore « Gomina coiffure » (je
vous jure que c’est vrai). Qu’est-ce que vous dites de : « Titif et Gominé ».
Pas mal, hein ! C’est de moi. Avouez
que certaines enseignes frisent tellement le ridicule qu’à la place de leurs
auteurs, je raserais carrément les murs.
Dans le même genre, vous
avez aussi les couples gnangnan qui baptisent leur maison d’un nom cucul-la-praline.
En matière de ringardise, les noms attribués aux maisons, ça vaut bien les
nains de jardin. Ca tombe comme un cheveu dans la soupe ce que je dis là mais
je voulais le dire quand même (j’écris ce que je veux). En parlant de cheveu, vous allez rire, mais le Stéphane, il en a un
sur la langue. Remarquez, vaut mieux avoir un cheveu sur la langue qu’un poil
dans la main. Je dis des bêtises.
Moi, parfois, sur le chemin de
l’école, je me prends à suivre du regard quelqu’un. Je le dévisage pour mieux
l’envisager autre. Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé. Je lui invente
une histoire et puis je l’abandonne sans savoir ce qui le fait réellement vivre.
Parfois, je m’imagine un court instant être à sa place. Je me glisse dans sa
peau. C’est curieux, ces rencontres éphémères. Ces gens qu’on croise comme ça
et qu’on ne reverra plus jamais. Je me dis : j’aurais pu être lui et
je suis moi et ça me va très bien comme ça. Trop de gens sont tellement si
loin d’eux-mêmes.
Parfois, je joue aussi les
équilibristes sur le bord du trottoir. Je m’invente des défis. Si j’arrive à la
ferme de Georges Darras avant qu’une voiture me double, j’aurais une bonne note
à la compo d’histoire. Gagné. C’est comme ça que naissent les superstitions :
un truc qui réussit plusieurs fois et qui n’a rien à voir avec le résultat. Un
peu comme Chantecler qui pensait que c’était son chant qui faisait lever
le soleil.
Après, je parviens à hauteur
des Bains-Douches (situés en lieu et place de l’ancien temple protestant, construit
en 1835). J’ai horreur des Bains-Douches. Si j’aime pas les Bains-Douches,
c’est parce que c’est dans ce lieu de
torture que se déroulent les séances de vaccination, et moi, j’ai une peur
panique des piqûres. Quand je vois l’aiguille toute pointue qui pique le « qû »
du mot piqûre, ça me fout déjà la trouille.
Avant le jour de l’exécution,
je ne dors plus pendant au moins une semaine. Le matin de la vaccination, je ne
voudrais pas être moi mais qui voulez-vous que je sois d’autre. Ça n’existe pas
de ne pas être soi à un moment donné (sauf peut-être lorsqu’on rêve). Ou alors,
j’aimerais bien exister à ce moment précis et puis un peu plus tard mais pas
entre-temps : le temps de la piqûre mais c’est impossible de sauter du
temps. Dieu, il sait pas faire ça et moi, encore moins. Alors, à l’heure
butoir, quand je pars à l’abattoir, j’ai le cœur qui s’emballe. Sur le chemin, j’ai
l’air d’un vrai cadavre ambulant avec une tête de déterré (c’est marrant comme
expressions). Arrivé sur les lieux, je fais la queue dans cette interminable
file d’attente. En attendant, ce serait déjà fini si j’étais passé le premier. Rien
qu’à respirer l’éther et à repérer la seringue, mon cœur cesse de battre. Le docteur me saisit le bras. Tchac ! il enfonce
l’aiguille. La douleur dense me fait tourner de l’œil en un clin d’œil. J’ai
beau faire un effort sur moi, je ne contrôle plus rien. Jambes en coton, mains
moites et besoin d’oxygène. Comme d’habitude, maman humecte un mouchoir d’eau
de Cologne et me tamponne le front. Puis elle me tapote les joues et je reviens
à moi doucement.
Je me demande bien pourquoi Pasteur
n’a pas éradiqué tous les virus de la Terre. Les germes, les microbes et les
bactéries. Merde. Faut dire que toutes ces petites bébêtes qui prolifèrent partout
sont sur Terre depuis bien plus longtemps que nous. Vous connaissez Pasteur ?
Mais si, c’est celui qui a donné le nom à ma rue et qui a découvert que
les microbes provoquent des maladies infectieuses, notamment la maladie du
charbon. Il a surtout inventé une technique de vaccination contre la rage.
Pasteur, c’est comme qui dirait mon bourreau puisqu’il est à l’origine des
vaccins (je confonds peut-être avec Pierre et Marie Curie). C’est aussi mon
sauveur. Pasteur, on lui doit le lait pasteurisé et du lait pasteurisé au Lécaillé,
lui et moi, on était fait pour se rencontrer. Pasteur, il a aussi dit un truc
bien sur la nature. Il a dit : « le meilleur médecin est la nature,
elle guérit les trois-quarts des maladies et ne dit jamais de mal de ses
confrères. » Pas mal, hein !
Pour les prises
de sang, aujourd’hui, j’ai mon infirmière attitrée : ma petite sœur Patricia.
Après m’avoir comprimé le bras par un nœud en caoutchouc, elle dit que pour ne pas
penser à la piqûre, il faut que je respire fort et que je pense à mon pied
alors je respire fort et je pense à mon pied mais j’ai des sueurs tout de même dès qu’elle me plante l’aiguille et me
pompe tout mon sang. Je résiste dix secondes (allez quinze) et puis je m’affale
sur le divan. Blanc comme un mort.
Vous ne me
croirez peut-être pas mais c’est tout un cirque aussi pour décoller le timbre
antituberculeux super glue qui est scotché sur mon torse. Je m’y attelle toute la
nuit en tentant de détacher, par petites touches successives, les quatre coins du
timbre. Ça pique, ça gratte. Ca ripe, ça râpe. Un peu timbré quand même, le yéyé,
sur ce coup-là. Ben ouais, que voulez-vous que je vous dise, on ne se refait
pas. A chacun ses forces et ses faiblesses. En plus, les timbres
antituberculeux, faut les vendre. T’as même un carnet entier à refourguer à
tout prix. Aux voisins et à la famille…Moi je rechigne (quand même pas maso) et
finis par m’y résoudre. Ma voisine Yvette est sympa, elle m’en achète toujours deux.
A quelques centaines de mètres des
Bains-Douches, l’église se profile à l’horizon. La rue de Dakar et l’école ne
sont plus très loin. Le magasin de Quinquin non plus, à l’angle de la rue, avec
plein de bonbons en vitrine : bâtons
de réglisse, malabars, carambars et ces souris en chocolat qui vous arrachent
les dents… Moi, j’aime bien acheter du roudoudou, vous savez cette succulente
confiserie constituée d’une pâte sucrée, coulée dans un coquillage qu’on lèche
avidement (le roudoudou, c’est aussi le pourpre des chardons qui s’accroche au
gilet de Murielle et Pierrette lorsqu’on les mitraille en été dans les champs
de blé).
Parfois sur
le chemin de l’école, je croise Marc, le garde-champêtre. Il est vêtu d’un uniforme
kaki et coiffé d’un képi qui ressemble à celui d’Etienne. Comme on a toujours
quelque chose à se reprocher, quand on l’aperçoit, on rase les murs. Même si ça
fait peur aux enfants : garde-champêtre comme métier, ça va encore, mais
je me suis toujours demandé quel rêve d’enfant pouvait pousser quelqu’un à
devenir : huissier ou inspecteur des impôts ! On dirait que certains
adultes n’ont jamais été des enfants.
En novembre, lorsque je rentre
de l’école, la lumière baisse d’un seul coup. C’est rideau noir à six heures du
soir. La ferme des Grossemy n’est plus très loin. C’est un point de passage
obligé, sinon faut longer le Crinchon et ça te fait une sacrée trotte. Julienne
et André Grossemy me connaissent bien, c’est surtout leur chien complètement
hystérique qui ne peut pas m’encadrer. Un vrai fou furieux. Rien à voir avec le
chien de Belle et Sébastien. Je ne
sais pas qui lui a bourré le mou mais à chaque fois que je longe leur ferme, il
est de mauvais poil. Sous le lourd portail en bois, défendant mordicus son
territoire, il montre les crocs et aboie à mort avec une gueule baveuse et
hargneuse, prête à me bouffer un mollet. Pourtant, je vais rien lui voler.
Un soir, il s’est sauvé. Je le
repère de loin. Trop tard pour rebrousser chemin et filer à toutes jambes. Il
est déjà à mes basques, à me suivre et à me renifler. A croire que le trottoir,
c’est aussi son territoire. J’accélère mais lui aussi, il accélère comme moi.
Je stoppe. Lui aussi. Bref, il fait tout pareil que moi. C’est chiant, ces
chiens qui ne vous lâchent pas d’une semelle. Un poil énervé, je grogne en
tentant de le rembarrer : « allez, dégage, tire-toi » mais ce
sale clébard est toujours à me renifler le cul (pourtant j’ai mis un slip blanc
tout propre). Il me marque à la culotte (comme on dit au foot) avec un air
soupçonneux. Heureusement, la chienne des Darras surgit sur le trottoir d’en
face, la truffe au ras du sol. Elle fait sa mijaurée. Visiblement, son cul
l’attire plus que le mien et c’est tant mieux (le cul, toujours le cul). Le
chien des Grossemy lui emboîte le pas et disparaît. Jusqu’à la prochaine fois. Vous
avez remarqué, des fois, après l’amour, les chiens restent collés cul à cul. On
dirait alors de gros monstres à deux têtes et huit pattes qui avancent et reculent.
Ca peut durer longtemps !
En rejoignant la maison, je
dis bonsoir à Nana qui habite la ferme en face de chez nous. Nana, elle a fini
par ressembler à ses oies sauf que les oies n’ont pas de poils au menton. Nana se
dandine comme elles, tordue et voûtée. Y a des personnes comme ça qui finissent
par ressembler physiquement à leur animal. C’est marrant. Vous avez peut-être remarqué
comme moi que les gros bouchers arborent souvent des têtes de petits cochons roses
et les éleveurs photographiés avec leurs animaux au Salon de l’Agriculture ressemblent à s’y méprendre aux grosses
bêtes avec lesquels ils posent. C’est un mimétisme amusant et curieux. Nana, il
paraît qu’elle a plutôt le baiser picotant. Son visage, on dirait une groseille
à maquereau et quand elle parle, les poils sur son menton frétillent pareil que
lorsque qu’une chèvre mâche de l’herbe. Moi, ça me fait rire quand son dentier
sort de sa bouche. Son premier mari a été tué à la guerre 39-45. Il n’est pas revenu. C’est maman qui
nous l’a dit. C’est pas drôle la guerre quand même. Nana n’en parle pas. A quoi
bon se laisser aller à d’aussi oiseuses réminiscences. Nana vit avec son fils Henri
qu’elle veut marier à tout prix avec Félicie (la cousine à maman).
Lorsque je franchis le seuil de
la maison, je suis heureux de rentrer au chaud. A la coyette ! comme
on dit. Le feu ronronne, la vie aussi. Les
jours de tempête, maman coince une wassingue au bas de la porte d’entrée pour éviter
l’inondation. Le soir, comme dessert, elle nous prépare des poires au vin ou des
pommes cuites au four avec du beurre et du sucre à l’intérieur tout caramélisé
que c’est même très, très bon. L’automne, c’est la saison des pommes,
châtaignes et champignons. C’est aussi le temps des tartes et des clafoutis. On
se régale.
Avant, on montait
se coucher après Bonne nuit les
petits, maintenant, on
attend la fin du feuilleton de 19 heures 20. On attend aussi papa. Des noms de
feuilletons me reviennent en mémoire : Noële
aux Quatre Vents, L’Abonné de la Ligne
U , Les Habits Noirs. Les Habits Noirs, vous vous souvenez ? Mais si, c’était
l’histoire d’un dénommé Monsieur Mathieu qui changeait de tête et se déguisait
en unijambiste au dernier épisode pour se venger de je ne sais plus qui. Drôle
d’idée. C’est marrant, personne ne s’en souvient. A croire que j’étais seul
devant la télé.
Novembre est
aussi le mois du 11 novembre avec son ciel gris métal, le froid et le verglas… aglagla !
La veille, on chante à l’école, les chants diffusés à la radio scolaire : En passant par
Le 11
novembre a lieu la cérémonie au Monument aux Morts (face à l’église) avec
Monsieur Le Maire[i],
ceint de son écharpe tricolore, et tous les enfants des écoles. Après les roulements
de tambours et la levée des couleurs, je capte tant bien que mal des bribes du
discours que Désiré Vercoutre, le premier magistrat de la commune, lance à la
cantonade : « Combattants de la guerre 14-18, morts pour la France. Guerre
de tranchées, batailles rangées. Enfer. Obus, mitraille et gaz asphyxiants. Poilus.
Gueules cassées. Mutilés. Boucherie. Tuerie. Douze millions de morts dans le
monde. Plus d’un million en France. Armistice. Survivants honorés, décorés. Arc
de Triomphe. Le soldat inconnu. Médaille de la croix de guerre. Devoir
d’histoire ».
Quand je
pense que papi a fait Verdun, il a dû en baver dans les tranchées. Il n’en
parle jamais. Il nous parle uniquement de topinambours et de rutabagas. L’oncle
Gaston (l’un des frères à pépé Alcide) a eu la mâchoire fracassée par une balle.
Elle est entrée par une joue et est ressortie par l’autre. Il en a gardé une cicatrice
qui le contraint à parler bizarrement. On dirait qu’il zozote. Papa dit qu’à la
guerre, qu’importe l’endroit, le moment et la cause, ce sont toujours les mêmes
qui trinquent.
Le 11 novembre, à la télé, on
voit parfois le Général de Gaulle avec une vaste veste sombre. Il a un énorme pif
et des grandes oreilles et quand il passe à la télé, sa tête occupe tout l’écran
(aujourd’hui, des physiques pareils, ça n’existe plus). Papa l’aime pas beaucoup. Même pas du tout. Alors
de Gaulle en prend pour son grade mais il reste impassible, drapé dans son costume noir
de Président. Je crois que papa ne peut pas trop encadrer les grands autoritaires.
Trop imposants, trop écrasants. Ses cibles préférées : de Gaulle, Pierre
Bellemare et Léon Zitrone. C’est le trio gagnant dans l’ordre ou placé. Ceux-là,
vaut mieux pas qu’ils passent à la télé, sinon, c’est soirée gâchée, à coup sûr
(surtout si papa fait du rab au boulot !). Il dit qu’ils sont
condescendants et que les condescendants descendent des cons. Pas faux. Moi,
j’ai toujours eu du mal à prendre au sérieux le sérieux des messieurs trop sérieux !
Remarquez, papa, je me demande s’il aurait apprécié les petits excités nerveux à
l’ego surdimensionné (si vous voyez ce que je veux dire). Parce qu’au moins, lorsque
de Gaulle parlait, il parlait au nom de
A la fin du discours, Désiré dépose
une gerbe de fleurs, accompagné par Chopin et sa Marche funèbre. Les tambours des musiciens sont harnachés de
pompons et les clairons brillent autant que les chromes de la traction noire de
Tonton Auguste (le frère de papa). Alignés en rangs d’oignons, on attend impatiemment
la distribution des friandises. Quinquin, qui est porte-drapeau mais aussi et
surtout le propriétaire de la confiserie à côté du Monument aux Morts, se frotte
les mains. Il a pas tort. Ensuite, direction la salle des fêtes où La Madelon vient nous servir à boire et
quand
Aux premiers frimas de l’hiver,
sur le chemin de l’école, on se les caille. Le vent vif de décembre nous
fait pleurer les yeux, un vent sec et glacial qui nous mord le visage. Pour
affronter les rigueurs hivernales, c’est mission camouflage de la tête aux
pieds : passe-montagne, cache-nez, pull-over, manteau boutonné jusqu’au col, pantalon
et brodequins. Moi, j’ai horreur des bottillons à crochets avec des lacets interminables
à croiser, impossibles à nouer quand t’as
les doigts congelés (j’aime pas non plus les gilets qui ont trop de
boutons). Avec ce froid polaire, on se croirait revenu à l’ère glaciaire. On a
les lèvres gercées, la goutte au nez et des engelures aux doigts. Complètement
frigorifiés, on craint l’hypothermie à tout moment.
La nuit, le vent froid de décembre
qui nous glace les membres traverse les murs de notre chambre, les perce et les
transperce, continuant de souffler et même de s’emballer. Ballets de feuilles
mortes et de feuilles affolées qui voltigent et virevoltent, toutes
déboussolées, et que le vent transporte jusque dans les allées, claquant volets
et portes, faisant partout voler, objets de toutes sortes avant de
s’essouffler.
Tenez, ce matin, le ciel est
chargé de neige. J’ai le bout des doigts qui gèle et le sang qui bout. Ça tombe maintenant à gros flocons têtus et
innombrables, en tourbillons imprévisibles et par bourrasques. Empaquetés des
pieds jusqu’à la tête, on progresse lentement, pire que Tintin pris dans les neiges du Tibet. Nos bouches transies de froid
envoient de grands jets de vapeur qui se diluent dans l’air. Cucu glisse la
main sur l’appui d’une fenêtre et rassemble assez de neige pour en faire une
boule et la lancer en direction d’un groupe de filles frigorifiées. Dans le
couloir de l’école, on claque les pieds très fort pour décoller l’épaisse
couche blanche, agglomérée sous nos bottines (couleur crotte de chien) qui nous
compriment atrocement les pieds. En hiver, Lulu est le premier à hiberner. Il
est dans un état d’engourdissement total. Plus de son. Plus de lumière. Plus d’activité
nerveuse et musculaire. On dirait qu’il lui manque le muscle qui relève
les paupières.
Le soir, sur le chemin du
retour, on abandonne le cartable et on glisse sur le Crinchon gelé. Patinage
artistique de hautes voltiges. Les champs longeant le chemin vert ressemblent à
un long étang de glace. C’est l’occasion d’interminables glissades et de chutes
sévères quand on n’a pas classe. Moi, sur la glace, désarticulé comme un tout
petit pantin, je suis aussi maladroit que Bambi. Devant chez lui, Alfred racle
la neige avec une énorme pelle, la dégage sur le côté en creusant une profonde tranchée.
Quand ça dégèle, on évite les flaques et les rigoles. D’autres rigolent en
sautant à pieds joints dedans. Après, les trottoirs sont pleins de bidouille.
Sitôt rentrés, on se réchauffe au coin du feu. Quand on se couche, on plaque dans
les draps une brique chaude, enveloppée dans un torchon, couleur pain brûlé. Le
jeudi midi, c’est soupe à la jambette. Papa moutarde de grosses tranches de
lard sur un morceau de pain. Il a vraiment
l’air de se régaler. Il appelle ça de la couenne (c’est pire que les tripes). Beurk !
Il dit que dans le cochon tout est bon, même la queue en tire-bouchon. Il
apprécie aussi les pommes de terre au four avec un simple soré.
En décembre 1965, on apprend à
la télé que le Général de Gaulle est réélu au premier tour face à Mitterrand.
C’est papa qui fait : beurk. On dirait que de Gaulle fait tout pour l’énerver.
Dans les lambris dorés de l’Elysée, lorsqu’en conférence de presse, il fait
rire tous les journalistes avec ses grandes petites phrases, eh bien, papa ne rigole
pas du tout. Pourtant de Gaulle y met de la bonne volonté en soignant ses
répliques. Une fois, il a même dit : « Des chercheurs qui cherchent,
on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche. » Une autre fois :
« Pourquoi voulez-vous qu’à soixante-sept ans, je commence une
carrière de dictateur. » La salle entière était pliée en deux, seul papa avait
les mâchoires crispées et tirait nerveusement sur sa cigarette. En plus, de
Gaulle, il a le chic pour répondre à des questions qui ne lui sont pas posées
et ça irrite encore plus papa. Quand il passe à la télé, de Gaulle a une haute,
une très haute estime de lui-même et je vois bien qu’il dédaigne papa. Remarquez,
papa lui rend bien (même s’il lui rend bien, je vous jure qu’il n’est en rien
responsable de l’attentat du Petit-Clamart).
Rien que pour l’embêter, de
Gaulle s’invite même à la maison à l’improviste. Figurez-vous qu’à la finale de
Parfois, de Gaulle se déguise en
Général pour l’irriter encore plus. « Etre gouverné par un Général, c’est
bon pour les pays d’Amérique du Sud », grogne papa, un brin énervé. C’est
vrai. Regardez le Général Alcazar dans Tintin.
Papa, il aime pas les uniformes. Il dit que l’uniforme, c’est un déguisement. Que
c’est fait pour faire baisser la tête. Il aime pas non plus les barrettes et
les galons. Je pourrais vous citer d’autres exemples où le grand Charles s’est invité
à la maison mais à quoi bon, je préfère vous dire qu’en 1967, Georges Lech a fini
deuxième buteur du Championnat de France, avec 25 buts et que Poulidor a gagné
le Bol d’or des Monédières. Pas mal, hein ! Ca n’a rien à voir. Et alors,
j’écris ce que je veux. Comme La Fontaine.
Au mois de mars, premiers parfums
et premiers gazouillis d’oiseaux. Moi, j’aime le printemps parce qu’il réveille
les senteurs, les couleurs et les saveurs. Sur le chemin de l’école, le soleil
redonne vie et lumière à toute chose. Les papillons blancs annoncent le
printemps et Hugues Aufray dit que les
filles sont jolies dès que le printemps revient. Tout le monde se sent
pousser des ailes. On dit bonjour,
bonjour les hirondelles. O jolies rondes des hirondelles qui se
poursuivent au ras du sol puis remontent, comme prises de folie, avant d’achever
leur course sous le toit des granges voisines. En chemin, d’humeur vagabonde, on
musarde au hasard des rencontres, vraiment pas très pressés de franchir la
grille. Hello, le soleil brille,
brille, brille et il me semble que tout est plus beau quand le soleil brille.
Les Parisiennes ont raison Il fait trop beau pour travailler.
Nous, on aimerait bien faire l’école
buissonnière comme Tom Sawyer et Huckleberry
Finn mais c’est l’école tout court, l’école toujours malgré le retour
des beaux jours. D’après Monsieur, il paraît que l’école buissonnière était à
l’origine une véritable école. L’expression « faire l’école
buissonnière » remonte à l’inquisition (par chez nous, on dit : faire queuette). A l’époque, les apôtres
du luthéranisme ne pouvaient ni prêcher ni enseigner dans les lieux publics.
Craignant d’être dénoncés, ils étaient contraints de transmettre leur savoir
dans des endroits retirés, en se dissimulant au milieu…des buissons. Ces
buissons devinrent rapidement leurs petits…halliers de circonstance !
[i] CHRONOLOGIE DES MAIRES
D’ACHICOURT DE 1804 à 2008
Distinguin
Jean : mai 1804-juillet
1821
Lhomme
Robert : août
1821-mars 1824
Hourig
Dominici : mai 1824-
novembre 1831
Bienfait
Joseph : novembre
1831-février 1835
Dehay
Louis :
février
1835-9 novembre 1835
Bonnel
Pierre-Joseph : décembre
1835-septembre 1849
Bienfait
François : novembre
1849-juin 1851
Pavy
Aimable Louis :
août
1851-août 1860
Dransart
Charles-Augustin : octobre 1860-août
1865
Legrand
Henri : août 1865-janvier 1881
Legrand
François : janvier1881-mai
1886
Petit
Henri :
juillet
1886- août 1896
Pavy
Henri :
septembre
1896-mai 1900
Legrand
Louis : mai
1900-novembre 1904
Wache
Augustin (adjoint) : décembre
1904-février 1905
Wache
Augustin : février
1905-juin 1908
Wache
Victor (adjoint) : juin
1908-octobre 1908
Wache
Augustin : novembre
1908-décembre 1911
Wache
Victor : décembre
1911-mai 1912
Legrand
Théodore :
mai
1912-novembre 1919
Wache
Victor : décembre
1919-mai 1925
Coche
Paul :
mai
1925-avril 1944
Deriencourt
Elisé, adjoint : avril
1944-septembre 1944
Bachelet
Paul :
septembre
1944-octobre 1947
Hantz
Paul :
novembre
1947-février 1955
Lancial
André :
février1955-mars
1959
Vercoutre Désiré
: mars 1959-mars 1971
Lancial
André : mars
1971-février 1983
Sourmail
Emile, adjoint : février
1983-mars 1983
Sourmail
Emile : mars
1983-mars 1989
Ménard
François : mars 1989-
mars 2008
Lachambre
Pascal :
mars 2008-