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LEÇONS DE CATECHISME

 

 

Pour assister aux leçons de catéchisme, on sautait du lit plus tôt que d’habitude. En automne, quand on pointait le nez dehors, on était réveillés définitivement par la fraîcheur du petit jour et la froide clarté matinale. A moitié cachés par des écharpes de brume, les contours de l’église se dessinaient peu à peu, laissant deviner la lumière mosaïque des vitraux. Vu de loin comme de près, Bénoni avait raison : l’église d’Achicourt était vraiment moche. Sur le chemin, on croisait de temps en temps, Adrien, une pelle et un seau à la main, en train de ramasser le crottin chaud et fumant des chevaux.

Les leçons de caté étaient consacrées aux exercices pieux. Moi je préférais déjà le pieu aux exercices. Au cours du catéchisme, on apprenait que Dieu avait créé la terre, le ciel, le soleil, la mer et François Deguelt en six jours et qu’il s’était reposé le septième ! Moi, je me disais que pour avoir créé autant de choses en si peu de temps, les jours avaient dû durer des milliards d’années. Six jours de travail pour un jour de repos ! Bénoni faisait tout le contraire. Il se la coulait douce pendant six jours et ne bossait que le dimanche ! (je l’enviais parfois, surtout les jours de compo).

Au caté, Bénoni nous disait que Dieu s’était baladé sur les eaux, avait changé l’eau en vin et multiplié les pains. Un vrai magicien de La Piste aux Etoiles. Moi, je le croyais volontiers parce que c’était lui. Parce que le bon Dieu, qui faisait tout plein de miracles, n’était même pas fichu de me calmer mon mal de dents quand je le suppliais. Ou alors, il se faisait vachement prier !

Moi, si j’avais été Dieu, j’aurais supprimé carrément la douleur. Je ne l’aurais même pas inventée. Cette idée qu’il faille souffrir pour aspirer aux cieux est une idée vraiment nulle dans la théorie de Dieu. Alors, si dans son prochain programme, Dieu stoppait les guerres et vainquait le cancer et toutes les maladies, je voterais sans hésitation pour lui. Encore aujourd’hui, je me demande comment il peut décréter qu’un tel peut naître beau, riche et en bonne santé et un autre moche, pauvre et malade. Injustice de la vie et cruauté du sort. Oui mais on me rétorquera pour ceux qui sont moches que ce qui compte, c’est la beauté intérieure. Tu parles, ça c’est des bobards de bonnes femmes laides. Des fois, je me dis que le bon Dieu, il s’est quand même carrément gouré. Dernièrement, j’ai croisé une naine avec un bras en moins ! En plus, elle louchait, je vous jure que c’est vrai.

 

Dans les leçons de caté, Bénoni nous parlait de la lumière divine et affirmait que le soleil était né de cette lumière. Moi, naïvement, je le croyais. Bénoni était tellement convaincant qu’il parvenait à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Parfois, je me disais : « Il est sûr de ce qu’il dit ? » Parce que, quand même, de bouche à oreille en bouche à oreille, la vérité a dû sérieusement se déformer au fil des siècles (je le vois quand on joue au jeu du téléphone arabe au Centre aéré : le message final n’a plus rien à voir avec la phrase initiale).

Au caté, Bénoni parlait aussi de pénitence, de salut et de jugement dernier. Moi, je ne pigeais pas tout. Un exemple, il paraît que la Sainte-Vierge a eu Jésus par l’opération du Saint-Esprit ! Moi, je veux bien mais je ne sais pas comment elle a fait  (remarquez, dans l’entourage de Bénoni, il y a eu aussi des naissances inexpliquées !).

 

J’ai découvert plus tard que la religion divisait les hommes plus qu’elle ne les unissait. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment des religions d’amour et de charité peuvent s’incarner dans la haine, l’intolérance et le rejet de l’autre. Je suis toujours surpris que des êtres si proches de Dieu puissent être si éloignés des hommes. En tout cas, moi j’ai rencontré des gens bien qui ne croyaient peut-être pas mais qui étaient capables d’aimer et de pardonner sans attendre en retour une quelconque récompense : le salut céleste, par exemple. A côté de ça, j’ai croisé quelques bigotes renfrognées, bien plus préoccupées par le salut de leur âme que par le sort de leurs voisins (et de leurs voisines). C’est bien simple, certaines d’entres elles se concentrent tellement sur leur petite personne qu’elles en oublient les autres. Enfin, passons et ne généralisons pas, même si, à la fin de la messe, les bigotes souvent, ça papote, ça complote, ça colporte quelques ragots malveillants et quelques perfidies assassines. Je vous assure que les bigotes connaissent les messes basses et si leurs jambes ne les portent plus comme à vingt ans, leur langue reste active. Et pas qu’un peu. Avec une réserve de ragots au cas où. Vous avez remarqué que quand elles médisent, leurs lèvres s’incurvent vers le bas avec un pli de supériorité méprisant à chaque commissure. Leurs cheveux blancs, on dirait que c’est plus des cheveux mais de la barbe à papa et leurs yeux, on dirait qu’ils pleurent tout le temps. C’est peut-être parce qu’ils n’ont plus de cils ou qu’ils ont rétréci.

 

Il paraît que Dieu est partout mais moi, je ne l’ai jamais vu, vu qu’il est invisible. En tout cas, si Dieu existe, j’ai besoin de personne pour lui parler. Je traite directo avec lui. J’ai pas envie de passer par des intermédiaires qui interprètent mal mes propos. Parfois, je passe quand même par ses saints : Saint-Antoine de Padoue surtout. Franchement lui, il m’a rendu bien des services quand je paumais des trucs. Il m’en rend encore aujourd’hui (quand le bon Saint-Antoine ne suffit pas, j’implore Sainte-Rita, la patronne des causes désespérées).

Dieu, j’avais l’impression parfois qu’il m’observait à travers les murs épais et glacés de l’église. Je lui jalousais sa faculté de pouvoir les transpercer comme l’Homme Invisible. Je lui enviais surtout son don d’ubiquité. Etre ici, ailleurs, partout et nulle part. Moi, je croyais qu’il me voyait même quand j’étais enfermé dans les toilettes. Le vicieux ! Remarquez, en certaines circonstances, j’aurais voulu être à sa place (je ne vous dirai pas lesquelles, petit salopiaud).

Avant le caté, avec Dudu, Cucu et Bébert, on se livrait à des parties de foot devant le porche, les deux bancs scellés servant de buts. Les prolongations se jouaient, le jeudi après-midi, derrière l’église. Elles opposaient la rue du Belloy, du Malvaux et la rue Pasteur à la rue Paul Hantz (renforcée par les enfants de la Coop). On était Lens, ils étaient Reims. Bébert était le roi des crocs-en-jambe, des chandelles et des pointus. Moi, j’étais Georges Lech. Tout en technique ! Eh oui, déjà ! Et ce, malgré le terrain gadouilleux de la Bassure. Sur ce sol détrempé, on réalisait  des glissades monumentales et nos godasses gorgées d’eau faisaient un bruit de succion obscène à chacune de nos accélérations.

        

Les jours d’interro, Bénoni nous éparpillait aux quatre coins de l’église. Le froid qui montait des dalles nous gelait les gambettes. Comme à l’école, on était notés. Alors, même si dans la Maison du Seigneur, on n’osait pas trop lorgner sur le voisin, on comptait tout de même les uns sur les autres (comme le bon Dieu sur ses apôtres). Une fois, figurez-vous qu’ayant surpris Cucu en train de zyeuter sur le cahier de Dudu, Bénoni ne trouva rien de mieux que de lui balancer une de ses pompes (du de Funes craché, je vous disais, mais en plus baraqué et plus sanguin !). En plus, ses pompes étaient immenses parce que le Bénoni devait bien chausser du  « 54 fillette », vu qu’on y voyait toujours ses chaussures noires dépasser largement de sa soutane. Ce jour-là, Cucu jura ses grands Dieux qu’il n’avait pas triché. Moi, j’en aurais pas mis ma main à couper. Même ses parents ne l’ont pas cru quand il a nié farouchement. De toute façon, Bénoni avait des yeux dans le dos. C’est Dieu qui avait dû les lui greffer (privilège quand on est bien avec lui). Il était même capable, en une seconde, de tourner sa tête sur 360 degrés à la manière d’un périscope. Il avait l’œil sur tout le monde. Voyait tout, entendait tout, repérait tout. Pareil que Dieu. Et quand il ne voyait pas, Madame Nison et Bébé Cadum étaient ses yeux de rechange.

Au catéchisme, Madame Nison (la fille de Charles Lecointe) s’occupait des filles.  Vêtue d’un tailleur bleu marine sobre, d’un corsage blanc à collerettes strict et coiffée d’un chapeau à voilette, elle n’était jamais prise à défaut. C’est marrant mais Madame Nison (sauf le respect que je lui dois), je ne l’imaginais pas danser le french cancan (et encore moins, faire une partie de jambes en l’air avec Bébé Cadum !).

 

Le premier dimanche de mai, on effectuait un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette[i]. Une croisade de quinze kilomètres à pied ! Pour aller à Lorette (c’était bien, c’était chouette), on sautait du lit à quatre heures du matin. Pour la route, maman (levée la première comme toujours)  nous préparait des sandwichs tartinés de sardines à l’huile (sans les écailles et les arêtes).

 Sur le trajet, on débitait des  Notre père  à tire-larigot, histoire de se mettre dans la poche le bon Dieu et d’engranger des points pour les prochaines compos. Les prières défilaient mécaniquement dans nos têtes mais nos pensées étaient ailleurs. A la sortie d’Arras, on devinait au loin les vestiges du Mont-Saint-Eloi[ii]. A mi-chemin, on s’arrêtait à La Targette pour prendre un café bien chaud avant de poursuivre notre périple. La route filait droit vers le Nord entre deux haies de peupliers qui se dégageaient de la nuit peu à peu. A l’approche de Souchez,  entre les cimetières tchécoslovaque et anglais, lorsqu’on levait la tête, on se désespérait du chemin qu’il nous restait à parcourir en apercevant la Basilique de Notre-Dame-de-Lorette et la Tour-lanterne, surplombant la colline. A droite, pointaient deux immenses pyramides noires (on aurait dit les deux seins pointus d’une métisse). A l’entrée du  village, on longeait le Cabaret rouge (rien à voir avec le film de Fernandel mais rendu célèbre par l’émouvant ouvrage d’Henri Barbusse,  primé au Goncourt 1916 : Le  Feu[iii]).

A la sortie de Souchez, on affrontait la dernière rampe avant d’atteindre la nécropole. Les petits filous qui avaient coupé à travers champs nous toisaient à l’arrivée. Pas grave. Bénoni accueillait chaleureusement chacun des groupes sur le parvis de la chapelle. Le Bénoni, rien qu’en te fixant droit dans les yeux,  savait combien t’avais récité de Je vous salue. Tu ne pouvais pas le tromper comme ça. Après la messe, la croisade devenait croisière  puisqu’on revenait tous en bus. De retour à la maison, on ne sentait plus nos pieds et on dormait le restant de la journée,  complètement anéantis.

 

Moi, j’aimais bien aussi le jeudi de l’Ascension parce qu’il annonçait la ducasse du dimanche. La ducasse d’Achicourt, c’est quoi ? Un mini Dadizele sans les chocolats blancs mais avec les nougats Charlot en plus.  Et la barbe à papa et les chevaux de bois qui montent et descendent, les auto-tamponneuses et leurs klaxons assourdissants et le cœur arraché des filles, hurlant à mort dans les chenilles aux vagues vertigineuses. Le pompon qu’on attrape pour un petit tour gratis et les cartons percés et les pétards qui claquent et les premiers baisers et les cornets de frites, bien grasses et bien salées et les saucisses grillées. C’est la Place engloutie de milliers de confettis. Musique. Accordéon. Et c’est Noël en mai, les habits du dimanche, souliers vernis et socquettes blanches. C’est surtout la tarte au libouli de la tante Berthe. Un délice.

 

Bénoni organisait également le 15 août la procession des Rogations, destinée à implorer le seigneur pour qu’il protège les récoltes. A cette occasion, tous les enfants de chœur, vêtus de leur traditionnelle soutane rouge et leur surplis blanc bordé de dentelle, l’accompagnaient. Le cortège sillonnait les rues et prenait possession des granges et des garages. A chacune de ces chapelles improvisées, Bénoni bénissait les fidèles et poursuivait son chemin.

 

Bénoni animait aussi le patronage que l’abbé Delfosse et deux religieuses (sœur Madeleine et sœur Jeanne) avaient assuré avant lui. Le jeudi, il proposait des jeux au Polygone et, de temps en temps, des excursions à la mer. Dix kilomètres après le départ, il stoppait net le bus sur la route de Saint-Pol et troquait sa soutane contre un costume de ville en disant : « A partir de maintenant, appelez-moi Monsieur ! » Arrivé sur la plage, vous l’auriez vu courir comme un lapin vers la mer. Ce n’était pas le dernier à se tremper le bout des orteils. Un vrai gosse.

 

Bénoni proposait aussi des séjours d’une semaine au château de Condette, réservés aux enfants de chœur et aux filles de la maîtrise. Dès que Bénoni investissait les lieux, il disait : «  Les garçons avec les garçons, les filles avec les filles. »  Résultat  : il logeait au château avec… les filles et Odette  (!) et les garçons avec les garçons se contentaient d’une espèce de verrière isolée avec…Monsieur Marquis. Le petit déjeuner avait un goût particulier d’évasion et de bon air. Après, tu mettais des heures pour descendre jusqu’à la plage ensoleillée et super belle d’Hardelot. Fallait dévaler un chemin macadamisé, bordé de peupliers. T’étais à peine arrivé sur le sable chaud (mon légionnaire) qu’il fallait déjà plier bagage et te retaper le trajet dans le sens contraire. C’est-à-dire dans le sens de la grimpette (dur, dur, pour les gambettes).

 

Bénoni avait aussi ouvert, rue Michel Delis, un cinéma : Le Familia avec trois séances par semaine (une projection le samedi et deux : le dimanche). Les enfants de chœur étaient chargés de la distribution des friandises et du rembobinage. Quand les pellicules se cassaient, ils les recollaient si bien que les films étaient projetés à Achicourt avant même d’être programmés dans les salles arrageoises. Pendant la projection, ils filaient à bicyclette acheter des esquimaux à la confiserie Lefebvre à Arras et les vendaient à l’entracte. Yvette et Alfred (mes voisins) tenaient le bar. Souvenirs sympas et lointains où les actualités en noir et blanc précédaient les films de Belmondo : Cartouche ou L’Homme de Rio.

 



[i] La colline de NOTRE-DAME-DE-LORETTE demeure l’un des hauts-lieux de la guerre de 14-18, au même titre que Verdun, le Chemin des Dames et Vimy. Ce site est le théâtre d’âpres combats lors de la bataille de Notre-Dame-de-Lorette qui dure d’octobre 1914 à octobre 1915. 100 000 soldats périssent au cours des assauts répétés. Juchée à 165 mètres d’altitude, la colline de Notre-Dame-de-Lorette domine la plaine d’Artois. Pas étonnant qu’elle suscita autant de convoitises de la part des belligérants et constitua un enjeu.

Après l’armistice, ce point stratégique se mue en lieu de recueillement. Au sommet de la colline, théâtre des échanges d’artillerie, est établie une vaste Nécropole nationale. Le site se caractérise par deux édifices : la tour-lanterne et la basilique (oeuvre de l’architecte Cordonnier, la tour est inaugurée en 1925). Elle culmine à 52 mètres de haut et il faut gravir les 200 marches pour accéder au phare.

La basilique est consacrée le 5 septembre 1937 et malgré sa taille imposante, conserve le nom de « chapelle », en mémoire de celle qui fut construite sur place en 1727.

 

[ii] A l’origine, le MONT-SAINT-ELOI s’appelait Mons Albanus (mont Blanc). Il doit son nom à la couleur du sol crayeux qui le compose. A cet endroit, tout est blanc, y compris la pierre qui a servi à la construction du bâtiment que l’on croit devoir à saint Vindicien, évêque de Cambrai et disciple de Saint Eloi. Le problème reste que les vitae de ces personnages ne font guère allusion à cette abbaye. Déjà au XI ème siècle, Baldéric déplore le manque de documents sur cet évêque fondateur. Seule, une légende circule qui précise que saint Eloi aurait construit une cabane sur le mont au VIIe siècle, rapidement rejoint par une dizaine de disciples. Saint Vindicien, qui aime visiter les ermitages de son diocèse, aurait demandé à être inhumé sur le mont, ce qui fut fait après sa mort survenue à Bruxelles en 712.

 

[iii] LE CABARET ROUGE : Henri Barbusse, dans son ouvrage Le Feu, publié en 1916 (avec lequel il a obtenu le Goncourt), retrace, dans son chapitre XII « Le Portique » l’histoire d’un poilu nommé Poterloo. Natif de Souchez, Poterloo, après l’offensive victorieuse du 24 septembre 1915 contre les lignes allemandes dans le secteur, a envie de revoir le village où il vivait heureuxIl désigne du doigt un espace dans la plaine, d’un air stupéfait, comme s’il sortait d’un songe. –Le Cabaret rouge ! Dans ce chapitre très émouvant (que j’aurais volontiers rebaptisé Le Cabaret Rouge), Henri Barbusse  rend hommage à tous ces obscurs soldats morts obscurément. Cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté. C’est les faces moisies et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace… C’est les marches qui labourent et relabourent les terres, talent les pieds, usent les os… c’est les piétinements et les immobilités qui vous broient… les veilles, à guetter l’ennemi qui est partout dans la nuit et à lutter contre le sommeil…les gaz asphyxiants, les contre-attaques…

Certains passages me rappellent Rimbaud et Le Dormeur du Val : L’homme est sur le ventre, il a les reins fendus d’une hanche à l’autre par un profond sillon, sa tête est à demi retournée, on  voit l’œil creux et sur la tempe, la joue et le cou, une sorte de mousse verte a poussé.