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CAMPING
Première sortie camping et première expédition au bout du Monde : destination
Boileux-au-Mont. Rendez-vous en terre inconnue. En pleine cambrousse. A quinze
kilomètres de la maison mais à des années-lumière. Nous, pionniers d’un nouveau temps. Découvreurs de nouveaux espaces. Aventuriers de l’extrême, prêts à se
coucher à la belle étoile et à se nourrir de racines et de vers de terre. Comme
les hippies de Woodstock, j’ai les
cheveux longs et les idées folles (petite remarque au passage : en 1969, les
hippies de Woodstock dansaient nus en fumant de la marijuana, faisait l’amour
dans la boue, rêvaient d’un monde « peace and love » et criaient :
« Paix au Vietnam ». Quarante ans plus tard, ils sont un peu plus
dodus, beaucoup moins chevelus, prennent du Viagra
et ont perdu toutes leurs illusions dans le crack boursier !).
Sur le chemin de l’aventure, on marche en file indienne en chantant : Un
kilomètre à pied - ça use ça use - un kilomètre à pied - ça use les souliers.
Avec mon bob sur le crâne, mon tee-shirt échancré, mon bermuda à fleurs bleues
et tout mon barda sur le dos, j’ai tout l’air d’un aventurier. La meilleure façon de marcher - c’est encore
la nôtre - la meilleure façon de marcher - c’est de mettre un pied devant
l’autre…
Au bout de deux heures, on atteint enfin la terre promise. Sous une
chaleur accablante, on déballe notre paquetage : piquets, maillets, oeuillets, sardines et
tapis de sol. On plante les tentes près de la voie ferrée (à proximité du pont)
avant de choisir notre place. Surtout pas aux extrémités. Trois inconvénients
majeurs. Primo : on t’écrabouille pour entrer ou sortir de la tente. Deusio : t’es la cible privilégiée
des moustiques et des monos la nuit. Tertio : quand il pleut des cordes, t’es
le premier noyé. Dans l’attente du premier feu de camp, on gonfle nos
matelas pneumatiques. Comme les shadocks, on pompe, on pompe, on pompe. Au fur
et à mesure, les boudins bleus s’enflent. Aussitôt qu’ils sont raidis, on pince
l’accès à la valve et on enfonce sèchement le petit bouchon jaune de peur de
voir tous nos efforts anéantis en une seconde.
Après le repas du soir, Christiane et Michel rassemblent assez de petit
bois pour allumer le feu de camp. Très rapidement, on l’alimente à grands
renforts de ballots de paille, chipés
dans le champ voisin. Vous verriez l’embrasement. Un véritable incendie. Tout
le village illuminé s’apprête à flamber. Les flammes gigantesques qui montent au
ciel nous dessinent des visages de mangeurs d’enfants et les filles, installées
en cercle, reculent de trois bons mètres pour ne pas griller comme Jeanne d’Arc.
Les monos se cassent la tête pour nous offrir une première veillée sympa
avec en vedette américaine Monsieur Coop (qui a toujours une bonne blague à
raconter). Exemple : « Pourquoi les coqs n’ont pas de mains ? Parce
que les poules n’ont pas de seins. »
Et puis, les jeux s’enchaînent : le
tombeau de Napoléon, Pierre appelle Paul, la vache qui tache, la diligence…
Parfois, tourmentée par le vent, la fumée s’affole, change de direction et se
rabat sur nous. Plus de salive dans la bouche. Que de la cendre. Alors, on
toussote tellement ça nous picote dans le fond de la gorge.
Au beau milieu de la veillée, lorsque la fraîcheur du soir descend, on récupère
un pull dans la tente, vous savez : un de ces sous-pulls acryliques à col
roulé, jaune orangé ou vert caca d’oie que vous avez dû porter aussi et qui
vous grattent la peau quand vous n’avez rien en dessous (le vôtre, peut-être était-il
vert olive ou rouge sang-de-bœuf ?). Pour l’enfiler, c’est la galère parce
que votre tête est toujours trois
fois plus grosse que l’encolure, alors pour l’enfoncer : faut saquer dessus
comme un malade. Pour le
retirer, c’est plus compliqué encore que d’ôter des bottes de caoutchouc les
jours de pluie (sauf qu’au lieu des pieds, c’est la tête qui dérouille). A
chaque fois, vous êtes à deux doigts de vous étrangler le cou et de vous arracher
les oreilles ? Après, vous avez
les cheveux tout électriques qui se dressent comme ceux de Desireless. Parfois,
c’est curieux : on se bat avec nos vêtements comme s’ils étaient vivants.
On dirait même qu’ils se rebiffent
(manquerait plus qu’ils pensent).
A la fin de la veillée, le feu s’amenuise. Plus il faiblit et plus on s’en approche. Le
tiot Moineau (un petit moineau bien de chez nous, pas très friquet) tente de le ranimer en
le couvrant de petit bois. Moi, je scrute le ciel à l’affût d’une étoile
filante ou d’une soucoupe volante (on a beau m’expliquer que certaines étoiles
sont éteintes depuis des millions d’années, je n’arrive toujours pas à
comprendre pourquoi elles brillent encore). Pourquoi, pourquoi, pourquoi
? Parfois, je me pose trop de questions et à trop m’en poser, je suis fatigué
d’être moi-même. Mémé du Moulin, elle a sa réponse toute prête. Quand je lui
dis : pourquoi ceci, pourquoi cela, elle répond : « Par s’
queue c’est pas par s’ tête ! » Après ça, j’ai plus qu’à me taire (et
je reste bête).
Après Boileux-au-Mont, les expéditions en terre inconnue se sont
multipliées, plus agréables les unes que les autres : Thièvres, Etrun, Berles-au-bois,
Maroeuil (à la lisière du bois, pas loin de la fontaine Sainte-Bertille[i]), Acq
(à deux doigts des deux pierres[ii]) et surtout
Warlus, dans une prairie verdoyante, entourée d’arbres, à l’ombre d’une vieille
bâtisse en pierres blanches.
Un beau jour ou peut-être
une nuit - Près d’un lac-Je m’étais endormi - Quand soudain semblant crever le
ciel - et venant de nulle part - Surgit un aigle noir …
Premiers secrets, premiers émois et moi et moi, autour du feu de camp à
fixer secrètement son visage et ses longs cheveux bouclés noirs. Intrigué. Subjugué.
A cet instant précis, je veux lire dans ses pensées. Deviner le sujet de ses
songes. Je ne sais pas pourquoi mais une partie de moi l’aime déjà beaucoup et mes
yeux en disent long sur mes intentions. Je le fixe pour mieux accaparer son
attention. Ça, c’est un de mes pouvoirs magiques, quand je fixe quelqu’un, il
finit toujours par capter mon regard persuasif. Sans blague, c’est vrai ! Ca
ne rate pas. Il plante ses yeux dans les miens et esquisse un sourire discret. A sa façon de promener son regard sur
moi, on dirait qu’il s’intéresse à ma personne. Si ça tombe, il m’apprécie un peu.
Pas sûr. Moi, je l’aime déjà beaucoup, il faut être miro pour ne pas s’en
apercevoir. A me suffire de le
regarder, mon cœur bat follement et
ces battements affolés semblent provenir des ailes d’un oiseau enfermé dans
cette petite cage de muscle et de sang battant la chamade. On ne cueille pas l’amour comme on cueille sur le bord du chemin, un
oiseau qu’on met en cage chante Nana. Moi, je lui chanterais bien :
« Je voudrais dormir près de toi » de Frédéric François. Je vois que vos têtes se dé-com-po-sent rien
qu’à entendre le nom de Frédéric François. O.K., c’est pas Ferrat chante
Aragon : « Que serais-je sans toi » ou « Aimer à perdre la
raison » et alors ! Moi j’aime bien cette chanson parce qu’elle exprime
exactement mes sentiments du moment. Il y a comme ça, des refrains de chansons populaires
qui reflètent parfaitement vos états d’âme. C’est le cas (ne riez pas, j’ai
même acheté son 45-tours). Si vous insistez, je vais vous interpréter
« Laisse-moi t’aimer toute une nuit » de Mike Brant et vous aurez gagné. Parce que moi des
chansons comme ça, j’en connais des tonnes (je l’ai déjà dit et je le répète).
Vous aussi, peut-être, que vous associez certainement à des bons souvenirs (de
Mike, je préfère quand même : « Dis-lui »).
La deuxième nuit, fort de son adhésion silencieuse, nos deux duvets
n’en font plus qu’un. Alors, rapidement se couler, coulisser, se glisser dans
ce duvet commun. Doux comme un bonheur divin. Je suis heureux, ça crève les yeux. Heureux,
ravi, comblé. Pas envie de dormir. Alors, toute la nuit, on a parlé, parlé, parlé
de tout et de rien et au petit matin, on s’est assoupis, mon corps contre le sien,
comme deux petits animaux qui cherchent à se réchauffer. Un peu comme un refuge
contre le froid de l’aube. Et puis après, je l’ai juste enlacé. Pas de baiser
ni rien. Sauf quelques gouttes de lait caillé dans le duvet (évidemment, ça
reste entre nous). Le lendemain matin, vivre dans l’attente de la nuit
prochaine.
Troisième nuit. Mes mains
tremblent un peu. Pas beaucoup mais un
peu. Respirer son odeur. Déranger ses cheveux. Demander sans rien demander. La
chaleur monte dans la nuit. Une moiteur animale. Je brûle d’envie de me serrer
contre lui. De passer un bras autour de sa taille et de sentir dans mes doigts
son cœur battre. C’est curieux, on dirait que son corps est fait pour le mien. Alors,
nouer mes jambes aux siennes, un genou contre sa cuisse. Explorer ses contours.
Et puis poser mes lèvres sur les siennes et sentir sa bouche vivante et chaude
répondre à mon premier baiser osé. Fugace, fugitif, éphémère. Après, baiser
ardent, fervent, fougueux. Enflammé, endiablé, passionné. Rien à dire. Amour
entre deux mêmes qui s’aiment. Sentiments hyper forts. L’amour donné un jour
est donné pour toujours. Je voudrais éterniser cet instant. Si vous voulez une
définition du bonheur, c’est ça : son corps contre le mien. Après c’est
carré blanc. Top secret. Sauf qu’au petit matin, j’ai la gaule. Mon Général !
Sur le coup de sept heures, le
bavardage matinal des oiseaux nous réveille. Let the sun shin. Un rai de lumière filtre à travers la toile. Meuglements
de vaches dans la pâture voisine. Emerger
de la tente à quatre pattes, hébété de sommeil. Pointer le museau. Respirer la
fraîcheur du matin. Se dégourdir les jambes, les sandalettes mouillées par la
rosée du matin (vous savez ces
sandalettes à lanières qui laissent apparaître les orteils).
Dans le lointain, le petit tas de cendres fume encore. Je tourne autour
en poussant du pied les résidus de branches vers l’œil jaune et rouge central.
Des étincelles jaillissent vers le ciel et retombent aussi vite en flammèches. Après,
je me débarbouille et me rince la bouche
au robinet du jerrican. Dudu va chercher le lait à la ferme et Simon, le pain
chez le boulanger voisin. C’est vraiment un pur bonheur que de tremper les
baguettes croustillantes dans le lait chaud, mélangé au chocolat Banco. A l’air libre.
Au milieu de la journée, alors que le soleil sèche la rosée du matin, on
enfourche nos bécanes pour assurer le ravitaillement de la journée (parce que
se nourrir de racines et de vers de
terre, ça va bien un temps). Sitôt
franchi le pont, on file à toute berzingue, le nez dans le guidon. Mano a mano
avec Moineau. On se tire la bourre mais je ne suis ni rouleur, ni grimpeur, ni
sprinter. Moyen en tout et génial en rien. En plus, on ne peut pas dire que ma
position aérodynamique, avec mon bob sur le crâne et mes mains sur les cocottes,
facilite ma progression. Alors Merckx lâche Poulidor facilement. Avec son vélo
de femme bien trop grand pour lui, Irénée pédale, bouche ouverte, comme un
damné et toujours en danseuse. Il est largué dès la première bosse. Il y a des
évidences incontournables : une descente est une pente quand on la grimpe et
Irénée l’apprend à ses dépens. Il en a plein les cannes. Arrivés à la supérette
des Hauts Blancs Monts, on accomplit
nos emplettes en pilotant le caddie comme Jim Clark sa lotus sur le circuit de Montlhéry.
On s’approvisionne en crème Mont Blanc,
raviolis, boîtes de corned-beef et paquets de chips. Puis on fait la queue à la
caisse. Vous avez remarqué que dans les files d’attente, la file d’à-côté
avance toujours plus vite que la vôtre. Ca ne loupe pas. Merde.
Sitôt rentrés, les estomacs gargouillent alors la Compernole prépare la
tambouille (c’est son tour). Elle pose une casserole d’eau, y plonge les
saucisses Garby à l’eau frémissante
et les sert avec des lentilles. Dans l’autre groupe, Simon prépare un steak
haché avec des pommes de terre sautées. Il rajoute une tonne de mayo sur son steak archi poivré. Jean-Jacques
dit que le poivre, c’est du sel qui pique.
Pouillaude dit pire. Il dit que le poivre brûle les lèvres tout de suite
et plus tard le cul. A la fin du repas, on fait tourner une cuillère
pour savoir qui effectuera la vaisselle. Après, c’est sieste et puis jeux avec
les monos.
La chaleur accablante de certaines après-midi nous contraint à
rechercher les coins d’ombre. Quand il fait une chaleur à crever, on s’amuse à arroser
les filles avec des pistolets à eau en plastique. Les monos s’invitent à la
fête en s’armant de seaux. C’est douche froide pour tout le monde et partie de
rigolade assurée. Et puis, vers seize
heures, l’oreille collée au transistor, on suit les exploits des coureurs du Tour
de France. « Ici la route du Tour, Poulidor s’est échappé »
Youpi ! « Il est sur le point d’être rattrapé » Merde. Moi, depuis
la victoire de Gimondi en 1966, j’en connais un rayon sur le Tour et c’est pas
du bidon (vous pouvez m’interroger). Les
après-midi de mauvais temps, on joue à des jeux de société sous les tentes en écoutant
She’s a lady de Tom Jones, Eloïse de Barry Ryan et Tu veux ou tu veux pas de Zanini. Avec Moineau, je veux toujours. Et quand je veux une chose, je le veux si
fort que je l’obtiens. Je dois être un gros obsédé, possédé du démon avec des
pouvoirs magiques insoupçonnables.
En fin d’après-midi, a lieu le grand match de foot. Notre équipe joue torse
nu et l’équipe de Simon, en maillots de corps. On est Lens, ils sont Reims. Bébert,
sur les rotules, capitule rapidement et Simon, myope comme une taupe, joue les
passoires. Pas grave, c’est le goal adverse. Les filles commentent nos exploits
avec des regards qui en disent long sur leurs envies. Les filles, faut pas
chercher à comprendre, c’est soit amoureuses, soit jalouses (et quand c’est
amoureuses, ça veut se marier et avoir plein d’enfants).
Avant le repas du soir, les parents de Christiane nous rendent visite.
Sa maman ne vient jamais les mains vides. Elle amène toujours avec elle un paquet
de bonbons. Du coup, quand je la vois, je l’appelle Madame bonbons. Après en avoir choisi un (même deux), on dit merci.
Madame Bonbons laisse filer sur ses lèvres un sourire doux
et nous offre son silence en retour. Elle affiche à chaque fois une
bonne humeur discrète et je sens toujours dans son regard de la bienveillance. Son
mari, c’est pareil. Le soir, pour
aller plus vite, on réchauffe une boîte de raviolis dans une casserole dont le
fond accroche. Pas grave, c’est bon.
Après,
à l’heure où le soleil rougeoyant enflamme l’horizon, on profite de la douceur
du crépuscule pour écouter le silence des ténèbres. Jean-Jacques demande pourquoi
le soleil est rouge quand il se couche ? Chut ! Je n’en reviens
pas de tant de bonheur. Parfois, avant de rejoindre les tentes, on fait le tour
du village. Une fois, Dudu a mitraillé
d’oeufs un convoi militaire qui traversait Warlus. Moins une, il nous déclarait
la guerre.
Cette nuit, ce n’est pas le moment de se dégonfler. Ca fait deux jours qu’on
ronge notre frein. Christiane et Michel nous l’ont pourtant promis : on va
aller voir les feux follets à minuit pile. Paraît qu’ils hantent les cimetières
la nuit. Privés qu’on a été deux fois à cause d’Irénée. Alors aujourd’hui,
c’est la bonne, sauf que bibi lolo (c’est moi), il a le trouillomètre à zéro. La
peur dans les boyaux. Il est minuit, docteur Schweitzer. Ca y est, l’expédition
macabre marche en direction du cimetière. Groupée, serrée, collée. Dans la rue
déserte, les sens sont en alerte. C’est curieux le pouvoir qu’a la nuit de
changer les choses les plus anodines en étrangeté. Le gémissement du vent dans
les arbres ajoute à cette atmosphère lugubre et menaçante. La Compernole parle,
parle, parle. C’est sa façon à elle de masquer sa trouille grandissante. Un
aboiement au loin. Le cimetière se rapproche. On échange quelques plaisanteries,
histoire de se rassurer. Franchissement de la grille. A pas de loup, on pénètre
dans l’allée centrale. Silence de mort. Je voudrais bien vous y voir ! On
marche entre les tombes. Alignées, on dirait des petits lits d’un dortoir en
plein air. Quand je pense qu’à l’intérieur, il y a des corps allongés qui ont aimé,
ri, bu et chanté, ça me fait tout drôle. On balaie l’allée du regard. Rien. Si ça continue,
le Simon va faire dans ses marronnes. « Les feux follets, faut les repérer
sans s’affoler » qu’il a dit Michel mais lui s’est bien gardé de nous
accompagner. Une soudaine envie de pisser me contracte le bas ventre (vous avez
remarqué que ces choses-là arrivent toujours au mauvais moment). Tant pis, je
me retiens. Tout à coup, à quelques pas de nous, un filet de lumière cisaille
le sol. Après avoir lâché un rire incongru, la Compernole est clouée sur place.
Simon n’émet plus le moindre son et Dudu a les yeux ronds comme des soucoupes. Il
ne nous en faut pas plus pour décamper vite fait. Sur le trajet du retour, on n’arrête
pas de plaisanter en essayant de percer le mystère. Chacun y va de son
explication. Deux jours plus tard, Michel vend la mèche (c’est le cas de le
dire). C’est lui qui l’avait allumée.
Au retour, après l’ultime ronde de Christiane, on profite de l’état de
décomposition des filles pour enfiler des masques de sorcière et se diriger sur la pointe des pieds vers
leur tente. On rit comme des fous en anticipant la réaction de la Compernole. Ca
ne loupe pas. Surprise en plein sommeil, elle pousse un cri de film d’horreur. Nez
à nez avec Frankenstein, elle n’en aurait pas poussé un aussi fort. Sûr qu’elle
a cru qu’un fantôme l’appelait des ténèbres. On s’étrangle de rire avant de
filer à toutes jambes. Une heure plus
tard, on rit encore tandis que les filles méditent leur vengeance. Elles
connaissent mon point faible : je suis super chatouilleux des pieds. Ça ne
rate pas. Le lendemain, l’expédition punitive a lieu lâchement à l’heure de la
sieste. Pas le temps de réagir que le commando se jette sur moi, me saisit les poignées et me chatouille à l’endroit
stratégique. Si ça continue, je vais crever de rire, pareil que Fernandel dans François 1er lorsque cette satanée chèvre
lui lèche la plante des pieds lors d’une séance de torture mémorable. La
Compernole rit comme une otarie. Je ne dois mon salut qu’à l’arrivée de Moineau.
Nous, en camping, ce qu’on craint le plus : ce sont les orages. Paraît que pour éviter la foudre, faut
s’allonger par terre et s’éloigner des objets pointus. Moi, aussitôt que
les éclairs fusillent le ciel, je cours comme un lapin me mettre à l’abri. Paraît
aussi que le tonnerre est la voix des ancêtres courroucés par certains
comportements humains. Je crois qu’Irénée a dû vachement les contrarier pour
que le ciel enrage à ce point. En l’espace de quelques secondes, il s’assombrit et se zèbre d’éclairs. Dudu
dit que quand des éclairs cisaillent le ciel, c’est que le bon Dieu prend
Faut
être maboule pour sortir par un temps pareil mais que voulez-vous, je ne peux
pas dire d’un côté que les héros des bouquins ne font jamais pipi et ne pas faire
quand j’ai envie. Alors, je sprinte sur le sol détrempé vers le premier
arbre venu. Le concours de celui qui pissera le plus loin est remis aux
calendes grecques. Je ne vous parle même pas du concours de branlette, c’est vraiment
pas l’heure de se cailler le pipi. Vous ne savez peut-être pas mais « se
cailler le pipi » signifie « se masturber » au Québec (Le Général
de Gaulle connaît bien l’expression : il y est allé une fois et il a
dit : Vive le Québec libre). Pour « se masturber, les Québecquois
disent aussi : « se poigner le moine » (!), « se hâler la
broche » ou encore « faire
marcher son p’tit moulin » mais je m’égare un peu.
Quand
je réintègre la tente, la toile s’est tellement creusée que l’eau dégouline sur
les duvets. On a le cul trempé. Le lendemain matin, pas un nuage, on dirait que
le soleil dispose du ciel pour lui tout seul. Tant mieux, on fait sécher ce qui
peut l’être.
Certaines nuits, la
chaleur étouffante livre le campement aux moustiques. Les moustiques font
partie des insectes les plus agaçants que je connaisse parce qu’ils cherchent
toujours à vous mordre et à vous sucer le sang. Simon le sait. Pourtant, il a oublié de fermer la tente. Alors, ces bébêtes antipathiques, planquées en
habits de camouflage, nous attendent de pied ferme. Pas la peine de
parlementer avec les moustiques, ils sont plutôt hermétiques au langage
diplomatique. N’ont qu’une obsession en tête : piquer. Leur tactique, elle
est simple, c’est l’attaque à outrance. Frénétique, hystérique. A peine,
entre-t-on dans la tente que ces vampires lilliputiens nous attaquent. On a
beau se réfugier sous les duvets, ils insistent. Impossible de leur expliquer
qu’il y a d’autres manières d’aborder les gens. Comprennent rien. A ce moment
précis, je vous jure que j’aimerais bien me transformer en chauve-souris pour les
réduire en bouillie. Mais je ne suis ni chauve (ça viendra), ni souris et
encore moins chauve-souris. Alors, je fais ce que je peux comme Jonathan face à
Dracula. Ca y est, ça m’irrite et ça me gratte. C’est sûr, l’un d’entre eux m’a
piqué l’omoplate.
A propos des chauves-souris, ne
croyez surtout pas tout ce qu’on raconte sur elles. La nuit, elles ne
s’accrochent pas à vos cheveux, vu qu’elles sont dotées d’une espèce de radar
qui leur permet de voler dans l’obscurité totale sans même vous percuter. Et
puis, entre nous, elles ont d’autres chats à fouetter. Franchement, pourquoi
l’homme se croit toujours obligé de ramener tout à lui ? Non, la nuit, la
chauve-souris vit sa vie de chauve-souris, tout simplement, comme ces millions
de petites bêtes visibles et invisibles, insignifiantes et insaisissables qui peuplent
la nature et qui marchent, rampent, sautillent ou volent sans se soucier de
nous (comme elles ne prennent pas la pilule, faut pas s’étonner que toutes ces petites
bébêtes pullulent !).
En été, il n’y a pas que les
moustiques qui piquent. Il y a les abeilles et les coups de soleil. Parce que le
soleil, il a beau être à 150 millions de kilomètres de mon dos, quand il tape
fort, il me rôtit carrément la peau. Faut
voir comment mes épaules sont rouges. Avant de dormir, j’ai beau me badigeonner
de crème NIVEA, je ne sais plus sur quel côté m’allonger. Pour les piqûres
d’abeilles, paraît qu’il faut extraire le sac à venin et laver la peau. Facile
à dire. Pour les piqûres de moustique,
tante Berthe recommande d’appliquer de l’eau vinaigrée ou alors de frictionner
avec du persil ou des poireaux ! Elle dit que pour les morsures de
vipères, c’est la mort assurée (y a pas de vipères dans la région, ça tombe
bien).
Le dernier soir, Michel anime le
jeu de La couverture. Il recouvre
Moineau d’une couverture et annonce la couleur :
- Moineau, tu vas devoir nous montrer quelque
chose que tu as sur toi et que j’ai noté sur un carton. Tant que tu ne nous as
pas montré ce qui est écrit sur le carton, tu continues. On te répondra par oui
ou par non. O.K ?
- Ouais.
Sur ce, Michel nous présente le
carton sur lequel la chose en question est inscrite. Eclats de rire. Bientôt, plus
rien ne remue sous la couverture. Moineau gigote et glisse une chaussette. Le
mono s’en empare.
- Est-ce que c’est le mot « chaussette » qui
est écrit sur le carton ?
- Non, hurle-t-on,
en poussant des petits cris d’excitation.
Moineau retire alors sa montre
et nous la montre. Le même « non » jubilatoire retentit à la vue de l’objet.
Il enchaîne avec sa chaîne. Négatif. Il agite son polo. Toujours niet. Il ôte maintenant
son short, consent à abandonner son slip en l’agitant timidement comme un
guerrier agiterait un drapeau blanc avant de capituler. Les filles sont en
transe. Elles l’imaginent nu comme un ver sous la couverture (moi aussi). Penaud,
il passe sa tête et dit : « j’ai plus rien » « Tu en es
sûr, Moineau ? », interroge le
mono.
- Ben ouais !
- Et la couverture, elle n’est pas sur toi ?
C’est la couverture que tu devais nous montrer.
Drapé dedans, Moineau récupère
ses affaires et se rhabille à l’écart (la queue entre les jambes).
Après la veillée, les monos organisent un jeu de nuit. La règle
est simple. Michel part en cavale dans le bois, dix minutes avant tout le monde,
et nous signale sa position, de temps en temps, par trois coups de sifflets brefs
aussitôt lâchés à ses trousses. Le premier de la meute qui lui met la main dessus
a gagné. Armés d’une lampe de poche, on s’enfonce dans la profondeur du bois, à
la recherche du fugitif. Rapidement, le
vent se lève et se déchaîne, s’engouffrant dans la voilure des arbres. Un vent terrifiant.
Des masses gigantesques se meuvent et s’agitent devant nous. On dirait
que le bois est peuplé d’ombres étranges. Moineau est ma boussole. Je le suis les yeux fermés. Au bout de
dix minutes, on décide de rebrousser chemin et d’attendre le reste de la troupe
dans la tente. Histoire de s’offrir du bon temps. C’est réussi.
Quatrième jour. Le jour se lève. Le rêve s’achève. Debout les gars ! Réveillez vous !
Il va falloir en mettre un coup. Fin du voyage, on plie bagage. Sitôt
rentrés à la maison (le samedi midi), on s’écroule sur le lit et on sombre dans
un sommeil comateux de vingt-quatre heures. Au lever, je n’arrête pas de penser
à lui. C’est bizarre, ces choses-là. Il me manque. Tout en lui me manque. Je l’imagine
le jour, la nuit. La nuit surtout. Il trotte dans ma tête et devient le seul à
occuper ma mémoire.
Le dimanche midi, à peine réveillé, je le suis en pensée. Je devine sa
chambre, l’imagine en train de déjeuner,
de taper dans un ballon et de rire. Je crève d’envie de le rejoindre. Moi, je
sais bien qu’il faut forcer le destin, prendre les choses en main sinon on
obtient rien. Alors, j’enfourche ma bécane et roule à mille à l’heure vers le bonheur. Je fais le tour du quartier. Passe,
repasse et re-repasse devant la grille de sa maison. Personne. Je poireaute un
bon quart d’heure à vingt mètres de l’entrée, consulte l’heure à ma Kelton bleue. Le guette autant que je l’espère.
Quand enfin il apparaît, je pédale à sa rencontre et m’étonne de tomber
sur lui. C’est une de mes techniques préférées : faire semblant d’être
étonné. J’invoque la malice du hasard. Tu parles ! Je sens à l’intérieur
de ma cage thoracique un petit oiseau palpiter. Ce doit être mon coeur. Il fait
boum boum. Je lui demande de se calmer mais il ne veut rien savoir. Moi, en
face de lui et c’est déjà la définition du bonheur. Comment calmer mes
ardeurs ? Je l’invite à jouer au foot dans son garage. Attention, un but,
un gage. « Je pourrais faire ce que je veux ? » Wouah ! Moi, un
truc comme ça, faut pas me le dire deux fois. Je me concentre hyper fort (comme
du temps où Murielle posait dans les champs de blé). But ! Balle au
centre. Ouais ! Faire ce que je veux et que, si ça se trouve, je pourrais
peut-être faire mieux encore. Waouh ! Génial, non ? Immense performance. En
moins d’un quart d’heure, j’aligne dix buts d’affilée et fais ce que je veux à
chaque but marqué (c’est la règle). Moineau
tolère sans colère, plutôt amusé. Ne pas abuser des bonnes choses (encore que je
me débrouille toujours pour faire durer ces choses-là). Quand c’est fini, je
retarde par tous les moyens le moment de lui dire au revoir. Puis le quitte à
regret.
De retour à la maison, j‘écoute sur mon petit transistor grésillant la retransmission des matches de
foot, particulièrement attentif à l’évolution des scores de Lens, Lille et
Valenciennes (un peu chauvin. Si peu). Valenciennes obtient un méritoire match
nul 2-2 à Nungesser contre Nantes (le futur champion de France).
Cinq mois plus tard, on fête Noël à Saint-Christophe. C’est le temps
des copains et de Martin Circus ! Je
m’éclate au Sénégal et bien plus
encore : ici et maintenant. Jeux de cache-cache dans la nuit ! Je le
cherche. D’un signe de la main, il m’appelle. Je prends son geste pour une
invitation alors je cours me blottir dans sa cache. Mon cœur tambourine dans ma
poitrine. Encore une fois, il fait boum boum. Je ne sais pas pourquoi mais je décide
subitement de coller ma bouche contre la sienne. Il y a parfois des gestes dont
vous n’êtes pas tout à fait maître (c’est le cas). Moi, vouloir d’un coup être
masseur, malaxeur, la main de ma sœur, adoucisseur, revitalisateur, enfin, tout
quoi ! Obligé. Avec plein d’impatience dans les mains. Je vous laisse
imaginer la suite. Je sens même comme un incendie s’allumer dans mon ventre. Avant
de se faire gauler, on partage un rire gamin câlin taquin. Je crois qu’on rit
tous les deux du seul plaisir d’être à deux. A ce moment précis, je peux dire
que ma vie est beaucoup plus belle que la vie de n’importe quel héros de
n’importe quel film vu à la télé.
A quatre heures du matin, je regagne la maison à vélo, un peu pompette.
Même si la dynamo ronronnante ralentit ma progression, aux abords du cimetière,
le nez dans le guidon, je roule à la vitesse de la lumière et dépasse le mur du
son. Au saut du lit, des marteaux cognent dans mon crâne. J’ai un goût de bile
dans la gorge et une barre au-dessus du front. J’ai dû picoler un peu trop.
Le samedi matin, au Centre aéré, comme je ne vais pas à la piscine, Moineau
reste avec moi et on multiplie les parties de ping-pong acharnés sous le préau.
Je ne vais pas à la piscine parce que je ne sais pas nager. J’ai appris tardivement
(à seize ans, à Dainville chez un particulier). La brasse uniquement. Le crawl,
c’est trop compliqué : faut mettre la tête sous l’eau, respirer par la
bouche et boire la tasse de temps en temps. Moi, entre l’eau chlorée des
piscines et l’eau immonde de la mer, j’ai choisi de ne rien boire du tout, alors
je nage la tête hors de l’eau et la bouche fermée. Remarquez, goûter l’eau des
marais n’est pas non plus très conseillé. J’en ai fait l’amère expérience au marais
de Heilly lors d’une partie de pêche avec Nanot et Philippe. Je vous
raconte.
En fin d’après-midi, alors que Nanot
avait vidé l’étang de tous les poissons et s’apprêtait à plier les gaules, debout
sur le ponton, j’ai voulu farcer Philippe. J’ai pointé du doigt la surface de
l’eau en criant : « Regarde, le gros poisson devant toi ! » et
puis j’ai reculé d’un pas. Le pas de trop. Plouf ! Tombé à l’eau, le yéyé.
Coulé à pic comme une brique. Touché le fond. Boire la tasse. Mourir une seconde
et puis, parce qu’il n’est pas question de mourir plus longtemps, refaire surface.
Nanot en profite pour m’empoigner par le paletot et me claquer sur le ponton
comme un vulgaire sac de patates. Opération de sauvetage réussie sauf que je pue
la vase à dix kilomètres à la ronde et que j’ai l’air d’un chien mouillé. J’ai horreur
de l’odeur des chiens mouillés (et de l’odeur des chats énurétiques aussi,
d’ailleurs). Sur le chemin du retour, Nanot m’asticote sévère (plus la peur que
la colère, je crois).
C’est sûr que si Nanot ne m’avait pas sauvé des eaux, il aurait eu ma
mort sur sa conscience toute sa vie (Berlette) et l’E.S. Agny aurait été privée
d’un de ses atouts majeurs !
[i]Selon une tradition, SAINTE-BERTILLE aurait fait sourdre cette
fontaine située sur la chaussée Brunehaut pour désaltérer ses moissonneurs.
Chaque année, le 8 octobre ou le dimanche suivant, un pèlerinage attire un
nombre de fidèles venus y puiser de l’eau pour se soigner les yeux. Ils en
prélèvent avec la main pour se frotter directement avec ou bien utilisent un
flacon afin d’en emporter pour les malades. Lors des tempêtes de 1990, l’arbre
qui se trouvait à côté est tombé sur le petit sanctuaire en épargnant la statue
de la sainte.
[ii] LES PIERRES D’ACQ : Les deux menhirs en grès, connus sous
différentes appellations : pierres d’Acq, pierres jumelles ou pierres du
Diable, sont situés sur le hameau d’Ecoivres, à proximité du Mont-Saint-Eloi et
du village d’Acq. Distants l’un de l’autre de
Première
hypothèse : il s’agirait de pierres levées celtiques datant de - 4000 à -3000
avant J-C. Extraits des collines voisines, on pense qu’elles auraient servi de cadre à des rites solaires
car elles sont orientées sur un axe de soleil levant.
Deuxième explication : ces pierres auraient été dressées, en 862,
par Baudouin Bras de Fer, pour perpétuer le souvenir de deux victoires qu’il
aurait remportées en ce lieu sur le roi de France : Charles le Chauve.
Baudouin enlève Judith, fille du roi Charles, pour en faire son épouse. Le père
mécontent prend les armes. Vaincu, il
est contraint d’accorder la main de sa fille à son vainqueur après l’intervention du Pape. Cette thèse est accréditée
par les Chroniques de l’abbaye de
Saint-Eloi. Des fouilles pratiquées vers 1820 permettent d’exhumer des
cercueils en grès brut renfermant des armes en
fer. Ces sépultures, probablement mérovingiennes, étayent cette légende.
Enfin, une autre légende, toute aussi répandue, affirme que ces deux
pierres ont été jetées de rage par le Diable qui n’arrivait pas à terminer la
chaussée Brunehaut à temps. C’est sans doute pour cela que les Pierres d’Acq
sont aussi connues sous le nom de pierres du Diable.
La légende raconte que Le Diable aurait proposé à la reine Brunehaut de
lui construire une route d’Arras à Thérouanne. Un pacte est conclu : le
travail sera effectué en une nuit. S’il est terminé avant le premier chant du
coq, l’âme de la reine lui appartiendra. La reine trouve une ruse pour sauver
son âme. Juste avant le lever du jour, alors que la route n’est pas encore
achevée, la reine réveille son coq et le fait chanter. Furieux de la
supercherie, le Diable ramasse deux énormes pierres sur le chantier et les
jette au sol.