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LEÇON DE  CALCUL

 

 

 Deux et deux quatre - quatre et quatre huit -huit et huit font seize… Répétez ! dit le maître.

 Monsieur nous rabâche que pour être balèze en calcul, il faut commencer par savoir bien lire. Bien lire l’énoncé, même lire entre les lignes : les lignes de chemins de fer, par exemple, avec ces trains qui partent à des heures impossibles, qui roulent à vive allure pour se croiser entre Paris et Lille, je ne sais où et je ne sais quand. C’est bien là le problème : déterminer l’heure à laquelle ils se croisent. Même pas sauvés par les grèves, avec Monsieur, les trains roulent toujours.

 

En calcul, il est le roi des coups tordus. Il nous dégote toujours un robinet qui ferme mal, un lavabo qui se bouche ou une baignoire qui fuit. Comme il ne faut vraiment pas compter sur lui pour les réparer, on doit calculer le temps nécessaire pour remplir, à ras bord, le récipient placé sous le robinet servant à récupérer l’eau.

Je crois que Monsieur ferait mieux de nous apprendre à changer le joint directement parce qu’avec Lulu, on craint l’inondation à tout moment. Du coin de l’œil, je le guette. Il se prend la tête entre les mains, fait mine de se plonger dans la résolution du problème, aligne des chiffres qu’il barre aussitôt, invente des opérations fantaisistes. Pauvre Lulu, il est tellement désespéré que je vois bien qu’il est au bord des larmes. En géométrie, c’est pas mieux. Une fois, il a confondu pi 3.14 avec Pi XII. Il croyait aussi que le parallélépipède était un animal préhistorique. Un jour, il a affirmé qu’un carré, c’était un rond avec des coins ! C’était joli comme définition, non ? Je crois que Lulu, c’est un poète. Libre dans sa tête. Je sais souvent à quoi il pense. Faut dire que j’ai développé un don unique : je suis capable de savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu’un, rien qu’en l’observant. Je sais tellement bien ce qui se passe dans sa tête que je me demande bien parfois si Lulu, c’est pas un peu moi.

Monsieur, il est plutôt obtus. Pas du genre à arrondir les angles alors quand il dit qu’on n’additionne pas des torchons avec des serviettes, Lulu, en délicatesse avec les opérations, ne comprend rien à rien. Du coup, le torchon brûle entre eux et je crains toujours que Monsieur lui fasse une tête au carré.

 

Monsieur, il est balèze en calcul. Les seuls problèmes de calcul qu’il ne parvient pas à résoudre (ou à dissoudre), ce sont les calculs qu’il a dans la vésicule (peut-être parce qu’il se fait un peu trop de bile pour nous).

 

Figurez-vous qu’un jour, il inscrivit au tableau un chiffre astronomique : 142 857. Sympa, il invita Lulu à le multiplier par 1. Lulu leva un regard inquiet, rejoignit l’estrade et, après mûre réflexion, s’exécuta. « Bien »,  fit Monsieur en se raclant la gorge. Sur ce coup-là, Lulu (au summum de sa forme) s’en tira à bon compte et tout à sa joie, savoura même son triomphe. Puis Dudu dut multiplier le chiffre par 2, en posant les retenues, Cucu par 3 et ainsi de suite jusqu’à 6. Ce qui donna :

 

142 857 x 1 =  142 857

142 857 x 2 =  285 714

142 857 x 3 =  428 571

142 857 x 4 =  571 428

142 857 x 5 =  714 285

142 857 x 6 =  857 142

 

- Vous ne remarquez rien ? interrogea Monsieur, en décochant un coup de menton en direction du tableau.

Ca cogitait dur dans nos crânes mais sans aucun résultat. Monsieur laissa planer le suspens un instant puis libéra les esprits.

- Regardez bien, ce sont toujours les mêmes six chiffres qui reviennent. Ils changent simplement de place en avançant comme un ruban.

Curieux, non ? Mais on n’était pas au bout de nos surprises. Monsieur s’empressa de multiplier le chiffre par 7.

 

            142 857 x 7 = 999 999

 

Nous, on n’en croyait pas nos yeux. Rien que des 9 à la queue-leu-leu. Monsieur était devenu un vrai magicien des nombres. Einstein en personne. Ni une, ni deux, il insista :

- Regardez, en additionnant : 142 + 857, on obtient : 999. Encore trois 9 d’affilée.

On allait d’étonnement en étonnement. Bizarre, ce chiffre quand même, parce que renversé, c’est le chiffre de la bête 666 qui apparaît dans l’Apocalypse de Jean à travers cette phrase mystérieuse : « Que celui qui a l’intelligence compte le nombre de la Bête. Car son nombre est un nombre d’homme et son nombre est 666 ».  Vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre ! Y aurait pas de Dieu dans tout ça ! Remarquez, quand on cherche des signes, des coïncidences amusantes, des concordances et des rapprochements, on finit toujours par en trouver. Pas vrai ? Vous en connaissez peut-être d’autres ?

 

Un jour, Monsieur aborda les satanées fractions. Passe encore de partager une tarte en deux, chacun prend sa moitié et on n’en parle plus mais la couper en trois, c’est aussi compliqué que de couper les cheveux en quatre. A la maison, pas de souci, tout ce qui est partagé en quatre ou six  l’est toujours en parts égales. Qu’il s’agisse des savoureux gâteaux de riz caramélisés (dont je n’ai plus jamais retrouvé le goût) ou des succulents puddings imbibés de rhum et truffés de raisins secs.

Ce jour-là, Monsieur affirma que pour comparer deux fractions, il fallait les réduire au dénominateur commun.  Tu parles ! Quand il nous demanda si on préférait 1/3 ou 14/28 d’une même tarte, il nous en écoeura pour la vie. Enfin, j’exagère un peu parce que la tarte au libouli de tante Berthe, il ne m’en aurait privé pour rien au monde. Pas plus d’ailleurs que le somptueux clafoutis aux pommes de maman et son délicieux quatre-quarts, onctueux à souhait. Lorsque, penchée sur le four grand ouvert, elle jauge sa cuisson en piquant  la lame d’un couteau dedans, on n’attend pas toujours qu’il refroidisse pour s’en délecter. On suce même avec les doigts.

 

La leçon suivante sur les histoires de succession aurait pu vous brouiller toute une famille. Remarquez, en matière d’héritage et de partage, c’est pas compliqué: famille, héritage et partage ne faisant pas souvent bon ménage. Voyez comment le meunier du Chat botté partagea ses biens : le moulin pour l’aîné, l’âne pour le second et le chat pour le plus jeune (heureusement que l’animal avait plus d’un tour dans son sac).

 

Dans la famille, quand il fallut partager en trois le Moulin de la Cressonnière[i] et les quatre parcelles de terre appartenant à  pépé Alcide (en 1962, dix ans après son décès),  marraine Renée et tonton Pierre (demi-frère et demi-soeur de maman) héritèrent conjointement et indivisément du Moulin et de… mémé dans le lot (la seconde épouse d’Alcide). Même si quitter le Moulin de son enfance dut lui coûter, en optant pour les terres, maman (fille unique du premier mariage) opta pour sa tranquillité et la nôtre en évitant une cohabitation impossible avec sa belle-mère. A regret, elle abandonna le Moulin de son cœur et n’y mit plus jamais les pieds.

 

Petit exercice : si les 11100 m² de terre évalués à 12 000 francs représentèrent 1/3 de la succession. A combien le Moulin fut-il estimé ? Vous avez raison. C’est pas beaucoup.

C’est tout de même plus que les emprunts russes de pépé Alcide 1er et mémé Julia (mes arrière-grands-parents), qui s’envolèrent en fumée en une seconde.

 

Pépé Alcide 1er et mémé Julia n’ont vraiment pas eu de bol : ils ont perdu toutes leurs économies en investissant dans les emprunts russes. « Prêter à la Russie, c’est prêter à la France », clamait-on à l’époque. Alors dans l’engouement général, ils achetèrent. Deux boîtes à chapeau à claque remplies à ras bord. « Tu n’auras pas à travailler, ma chérie », promettait Julia à sa petite-fille. Une rente pour l’éternité ! surenchérissait pépé Alcide 1er. Manque de pot, l’éternité ne dura que quelques mois et l’idée géniale se transforma en fiasco complet lorsque les Bolchéviques répudièrent cette épargne (en 1918). En une seconde, les fameux emprunts russes ne valurent plus un sou, plus un rotin, plus un kopek. Plus rien du tout.

Ruinés en une seconde, Alcide et Julia décidèrent de les brûler jusqu’au dernier. Je ne vous dis pas la tête qu’ils firent, quelques années plus tard, lorsque la France et les souscripteurs floués intentèrent un procès à la Russie avec le secret espoir de  récupérer leur mise. Le procès n’eut jamais lieu. En un sens, heureusement pour Alcide et Julia car je crois qu’ils auraient été rongé par le remords jusqu’à la fin de leur vie si les souscripteurs avaient obtenu gain de cause  (chaque coupure de 500 francs (les plus répandues) vaudrait aujourd’hui, selon estimation : 11000 €).

Et dire que j’aurais pu être rentier. Dommage. Etre rentier, c’est un beau métier. Tu fais ce que tu veux de ton temps. Moi, j’aurais rien fait. Sauf à mettre la main sur le trésor des Templiers, je ne vois pas désormais comment je pourrais récupérer un gros magot et me reposer sur les lauriers des autres (paraît que le trésor est caché dans le château de Gisore mais je ne risque pas de tomber dessus, vu que je ne cherche pas beaucoup après).

 

Avec rentier, il y a un autre métier qui m’irait bien, c’est inspecteur des travaux finis. C’est maman qui le dit parfois. Elle n’a pas tort. Je crois que je suis fait pour ne rien faire. D’ailleurs, j’ai tellement besoin de temps pour ne rien faire qu’il ne m’en reste pas beaucoup pour travailler (de ce côté-là, je ne dois pas tenir des baudets).

 

Mémé Julia n’a peut-être pas légué ses emprunts russes à sa petite fille mais elle lui a offert beaucoup d’amour tout au long de sa vie et cet amour-là n’a pas de prix. Follement heureuse et fière, par exemple,  le jour où elle a appris que sa petite Geneviève tant aimée avait fini 1ère du canton à l’école communale. Alors, chaque fois que maman nous parle de Julia, ses yeux s’illuminent.

 



[i] : LE MOULIN DE LA CRESSONNIERE : moulin à eau avec sa haute cheminée est situé rue des maraîchers (ancien chemin vert) sur le territoire d’Agny (cf. photo p 172 dans Le Moulin d’Achicourt de Jean-Michel Decelle, Paulette Gournay et Francis Perreau). Bâti sur une propriété de 2146, il  a été acquis par Alcide Nirdol (meunier) et Julia Petit-Nirdol (mes arrière-grands-parents) le 30 juillet 1898 à Célestin Défontaine (meunier) et Laure Rivière.  Le 1er mai 1939,  il revient à leur fils Alcide Nirdol (employé de chemin de fer), veuf en premières noces de Félicie Legrand (décédée le 16 mars 1934) aux termes d’un acte contenant donation à titre de partage anticipé.