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BIGARD CHEF DE GARE

 

 

Bigard, c’est notre juge de touche à nous. Il est connu comme le loup blanc sur tous les terrains du District et sa renommée dépasse largement la région. Faut dire que le roi du lever de drapeau, c’est lui. Il ne cherche pas à comprendre. Il ne connaît qu’une seule règle et sa règle à lui, c’est qu’Agny gagne à tout prix. Alors, Bigard lève son drapeau comme un vrai chef de gare à chaque attaque adverse. Automatique, systématique, c’est sa tactique. Il le lève d’un coup sec et le rabaisse, quelques secondes après le coup de sifflet de l’arbitre, en le faisant claquer au vent. Lever le drapeau, c’est sa façon à lui de défendre sa patrie et sa patrie, c’est Agny (ça tombe bien, c’est la mienne aussi, même si c’est d’adoption).

Avec Bigard, pas de demi-mesure, les hors-jeu limites deviennent flagrants, preuve à l’appui. « Un mètre » qu’il crie au public hostile en prolongeant ses propos d’un geste explicite (le même qui caractérise le pêcheur marseillais quand il évalue avantageusement la taille de sa prise avec les mains).  Comme le ralenti n’existe pas, Bigard a toujours raison. Avec une mauvaise foi absolue. Plus mauvaise foi que lui, c’est impossible (sauf moi, parfois !). Bigard n’est gentleman fair-play que lorsqu’on mène largement au score. Dans ce cas-là, il peut même être limite compassionnel.

·                                                                                                                                                                 Bigard, c’est comme qui dirait notre douzième homme. Au sommet de sa forme, il vous gagne un match à lui tout seul. Une fois, il a surpris tout son monde. Hors-jeu flagrant de l’ailier gauche adverse. Notre charnière centrale lève la main mécaniquement et s’arrête de jouer. L’arbitre fait signe de continuer. Résultat : but ! On crie au scandale et on cherche après Bigard, le traître responsable. Rétamé par terre, il avait exécuté un de ces vols planés à l’amorce de l’action et son bâton avait valdingué à cinq bons mètres. Il s’est pris une engueulade maison, je ne vous dis pas.

·            Le dimanche suivant, il s’est racheté. Alors qu’on était largement menés au score : 3-0 en Coupe d’Artois, un cri déchira le ciel. Le sien. Comme le renart d’Ysengrin, il était allongé, raide mort. Attroupement général. Même si Bigard avait été quelque peu chahuté par un ou deux supporters de l’équipe adverse, il en avait profité pour jouer son va-tout en simulant un attentat. Résultat : bagarre générale entre spectateurs et joueurs ! Puis entre joueurs et joueurs. L’arbitre a interrompu la rencontre avant d’établir un rapport carabiné. Quinze jours plus tard, Agny s’est imposé sur tapis vert. Score inversé. Quand il a appris la sanction,  Bigard a levé les bras au ciel, tel un sorcier en transe lubrique. Ça a été, de loin, sa meilleure performance.

·            Le Bigard ne lève pas que son drapeau facilement, il peut aussi lever le coude (y compris la veille des matchs pour fêter déjà la victoire du lendemain). Cette fois-là, il avait poussé le bouchon un peu loin. Conséquence : le dimanche après-midi, dans l’impossibilité d’oeuvrer sur la touche, il rongeait son frein derrière la main courante, tout en distillant de précieux conseils à son remplaçant. Eh bien, le Bigard, rétrogradé derrière la main courante, nous a encore sauvé la mise. Alors que l’ailier gauche adverse avait enrhumé toute la défense et filait droit au but pour égaliser, un coup de sifflet assourdissant creva ses tympans et interrompit net son action. Sauf que c’était Bigard qui avait usé de son arme pour anéantir l’avancée ennemie. Il s’est fait expulsé manu militari dans la pâture voisine. En attendant, on a gagné 1-0. Je vous le dis : notre douzième homme.

Je vous jure que Bigard assure le spectacle à lui tout seul. Faut le voir sprinter à côté de l’ailier adverse en mordant sur le terrain pour le gêner sitôt que notre arrière latéral rame dix bons mètres derrière. C’est pas qu’il est costaud le Bigard, il est même plutôt gaulé comme un gringalet mais il est du genre nerveux-morveux. Parfois, il interpelle l’arbitre pour se plaindre des spectateurs. Surexcités, ces derniers lui donnent rendez-vous à la fin du match. Sauf qu’au coup de sifflet final, pour éviter les représailles, Bigard est encadré, illico presto, par sa garde rapprochée  : Toto (avec son physique de déménageur) et Turlotte (avec ses épaules de maître-nageur). On dirait Charlot coincé entre deux policemen. Ces deux mastodontes ne sont peut-être pas des rapides mais c’est du solide. Faut les voir en match jouer les faucheuses dès qu’ils sont pris de vitesse par un attaquant échalas. Parfois, pour mieux le découper en morceaux, ils te le prennent en sandwich avec leurs gros jambons. A la fin de la partie, si sa garde rapprochée ne suffit pas, on rameute Richard, notre ailier gauche : un petit roquet toujours prêt à mordre et à rendre service. Avec lui, c’est chaud bouillant, avant, pendant et après le match. Il est tellement enragé qu’il a toujours de la bave blanche qui lui colle à la bouche. En toute circonstance, vaut mieux l’avoir avec soi que contre. A la fin des matchs, il est aussi rouge qu’un homard qui aurait trempé dans de l’eau bouillante et toujours prêt à casser la figure à l’arbitre.

C’est con, le Bigard, il est mort bêtement, en traversant le toit de son garage. Tenez, en sa mémoire et pour service rendu à la nation d’Agny, je réclame une minute de silence. (Vous pouvez vous lever). Top !

 

 

Merci pour lui ! Si ça se trouve, il aurait apprécié. Il a tellement défendu nos couleurs « sang et or ».  Mon premier maillot n’était pas  « sang et or » mais  jaune. Il ne l’est pas resté longtemps, parce que les maillots, fallait les laver soi-même. Au bout de cinq lavages, il y avait autant de nuances de jaune que de maillots sur le terrain. Ça allait du jaune poussin passé pisseux au jaune jonquille orangé. Certains maillots, bouillis avec d’autres vêtements, arboraient des couleurs qu’on n’avait même jamais vues. Quant au maillot décoloré de Toto, au bout de trois matchs, il avait tellement rétréci qu’on y voyait sa grosse bedaine.

 

Si les années 70 n’ont pas été la période la plus glorieuse du foot français (je me souviens notamment d’un cinglant 5-0 encaissé contre l’Angleterre en 1969), elles ont été fastes pour l’E.S. Agny. C’était au bon vieux temps du Président Petit, à une époque où le club comptait parmi les meilleurs de la région d’Arras avec les trois clubs atrébates déjà cités mais aussi avec l’A.S. Beaurains, Saint-Nicolas et Sainte-Catherine.

Première saison minimes et premier titre : Champion de deuxième division. Première accession. Eh oui ! Faut dire qu’on possédait un ailier droit magique : Valet. C’était notre Magnusson à nous, capable de dribler deux adversaires dans un mouchoir de poche et de vous loger la balle dans la lucarne. C’est pas pour me vanter, mais le roi de la roulette, de la talonnade et du petit pont, c’était bibi, je l’ai déjà dit mais je le répète. Didier (le fils de Robert), c’était pas pareil. On l’appelait moissonneuse-batteuse. Il fauchait tout sur son passage. Dans une mêlée de cinq joueurs, il s’extirpait du magma en fusion et ressortait toujours seul avec la balle.

La deuxième saison (toujours en minimes), on s’est pris une sacrée rouste : 10-0 contre le R.C. Arras, au stade Degouve. Une débâcle, un désastre, une déroute (je ne jouais pas parce que blessé.) Sauf qu’au match retour, on avait arraché un méritoire match nul 1-1 (je jouais parce que rétabli, vous voyez la différence ?).

 

L’année suivante, on les avait joliment écartés de la Coupe du Nord minimes dans un parcours qui nous avait conduits jusqu’en huitièmes de finale. La Coupe du Nord, c’est comme la Coupe de France : les petits contre les gros, les amateurs contre les pros et des exploits en perspective.

 Dernier représentant du Pas-de-Calais à atteindre ce stade de la compétition avec Noeux, Béthune et le R.C. Lens, on avait successivement éliminé les deux formations d’Arras (l’A.S.P.T.T. et le R.C. Arras) et deux autres équipes évoluant en Honneur : Billy-Montigny et Waziers. Eh oui ! Opposés en huitièmes, à Ferrières, on s’était inclinés 2-1 contre les  favoris de la compétition.

Le jour du match,  Bigard, sapé comme un milord, avait troqué son drapeau contre un clairon assourdissant à vous réveiller tout un régiment d’infanterie quand il s’époumonait dedans. Je vous jure que son drapeau nous avait cruellement fait défaut parce que le deuxième but adversaire avait été entaché d’un hors-jeu flagrant que l’arbitre officiel avait omis de signaler et que Bigard aurait même anticipé. Du coup, dans le bus du retour, sous ses cheveux plats gominés, il avait la tête des mauvais jours.

Je ne résiste pas au plaisir de vous citer le  nom des héros de cette épopée 71 : Darras, Simon, Boulnois, Grossemy, Cagin, Douillet, Bonnel, Pigache, Génio, Vasseur, Lécaillé, Bouget, Lefranc (avec une mention spéciale à Joël Douillet (devenu pro par la suite au R.C.Lens et à l’U.S.Noeux avec un certain Gérard Houllier comme entraîneur).

 

Après avoir porté le maillot agnynois, j’ai revêtu celui de l’A.S. Beaurains au cours de la saison 73-74, en Division d’Honneur Juniors (on a dû terminer troisième). Autre titre de gloire ( !) : Champion d’Artois de deuxième division seniors avec Agny (encore), puis vice champion de Promotion de 1ère division avec les Cheminots d’Arras, avec en prime une accession en Régionale en 1977-78. Un vrai palmarès de star.

Parfois, avec Nanot, Jojo, Philippe et papa, on assiste à des matchs de foot à Lens. Aux abords de Bollaert, la foule  se presse et se compresse. A l’intérieur, sous la lumière des projecteurs : Georges Lech. J’ai les yeux pleins d’étoiles et j’en prends plein la vue tout au long de la partie. A la mi-temps, on se régale d’une énorme portion de frites bien grasses et bien salées. J’ai le souvenir d’un match retour explosif  contre Bastia en demi-finale de Coupe de France (en 1972).  Le match aller à Furiani, chaud bouillant, avait mis le feu aux poudres et s’était soldé par un score net et sans bavure à l’avantage des Corses : 3-0. Alors,  la foule des grands soirs, solidaire et soudée, s’était donnée rendez-vous à Bollaert. Fumigènes, pétards et ambiance électrique. Lens grignota son retard mais pas suffisamment : 2-0 (malgré Faber et Gregorzik). A la fin du match, dans les allées du stade, (em)porté par la foule compacte et drue, même un cul-de-jatte aurait pu sortir sans difficulté. Impressionnante, cette marée humaine, presque aussi impressionnante que le chahut des Carnavaleux de Dunkerque.  Surtout le rigodon final sur la place Jean Bart lorsque les joyeux fêtards jouent des coudes en attendant les jets de harengs (vous imaginez de Funes, embringué en première ligne, tentant de résister à ce tsunami humain et tous ces gens qui poussent !). Le Carnaval de Dunkerque, c’est quoi ? Des hommes qui se déguisent en femmes, en pirates ou en bébés roses. Et c’est la fête et la pluie de parapluies jaunes ouverts et les rires et les chants et la bière coulant à flots et surtout le plaisir partagé.

 

Moi, j’ai connu un sacré joueur à Lens : Farès Bousdira. Gamin, il avait effectué ses classes à l’A.S. Beaurains (avec Freddy, le cuistot du collège Bodel, un fana dingue de foot). Le Farès, il te réalisait la totale avec un ballon : dribles chaloupés, feintes de corps, amorties, contre-pieds, passements de jambe et reprises de volée. Il inventait même des grigris que je n’ai pas revus depuis. Un petit Pelé, quoi. Avant le repas de treize heures,  dans la cour du collège Jean Bodel, quand on jouait avec lui, il faisait tourner bourrique toute l’équipe adverse avant de décocher des frappes de mule plein cadre. Alors, quand se profilait le match profs-élèves du lycée de garçons (au stade Degouve), on se frottait les mains en imaginant la raclée que les profs allaient prendre et à l’humiliation qu’ils allaient subir. Le jour J, Farès éclaboussait la partie de toute sa classe. C’est fou comme l’aisance a un parfum d’arrogance.

Pour la petite histoire footballistique, son frère Sam a été mon dernier entraîneur à l’U.S. Croisilles dans les années 1985 (lorsque j’ai monnayé mon incomparable talent à prix d’or avant de clore ma brillante carrière!). Grandeur, splendeur et décadence ! Vous croyiez que j’étais très bon, faut pas exagérer non plus !