43
BIGARD
CHEF DE GARE
Bigard, c’est notre juge de
touche à nous. Il est connu comme le loup blanc sur tous les terrains du District
et sa renommée dépasse largement la région. Faut dire que le roi du lever de
drapeau, c’est lui. Il ne cherche pas à comprendre. Il ne connaît qu’une seule
règle et sa règle à lui, c’est qu’Agny gagne à tout prix. Alors, Bigard lève
son drapeau comme un vrai chef de gare à chaque attaque adverse. Automatique,
systématique, c’est sa tactique. Il le lève d’un coup sec et le rabaisse, quelques
secondes après le coup de sifflet de l’arbitre, en le faisant claquer au vent.
Lever le drapeau, c’est sa façon à lui de défendre sa patrie et sa patrie, c’est
Agny (ça tombe bien, c’est la mienne aussi, même si c’est d’adoption).
Avec Bigard, pas de demi-mesure,
les hors-jeu limites deviennent flagrants, preuve à l’appui. « Un
mètre » qu’il crie au public hostile en prolongeant ses propos d’un geste explicite
(le même qui caractérise le pêcheur marseillais quand il évalue avantageusement
la taille de sa prise avec les mains). Comme
le ralenti n’existe pas, Bigard a toujours raison. Avec une mauvaise foi
absolue. Plus mauvaise foi que lui, c’est impossible (sauf moi, parfois !).
Bigard n’est gentleman fair-play que lorsqu’on mène largement au score. Dans ce
cas-là, il peut même être limite compassionnel.
·
Bigard, c’est
comme qui dirait notre douzième homme. Au sommet de sa forme, il vous gagne un
match à lui tout seul. Une fois, il a surpris tout son monde. Hors-jeu flagrant
de l’ailier gauche adverse. Notre charnière centrale lève la main mécaniquement
et s’arrête de jouer. L’arbitre fait signe de continuer. Résultat : but ! On
crie au scandale et on cherche après Bigard, le traître responsable. Rétamé par
terre, il avait exécuté un de ces vols planés à l’amorce de l’action et son
bâton avait valdingué à cinq bons mètres.
Il s’est pris une engueulade maison, je ne vous dis pas.
·
Le dimanche suivant, il s’est racheté. Alors
qu’on était largement menés au score : 3-0 en Coupe d’Artois, un cri
déchira le ciel. Le sien. Comme le renart d’Ysengrin, il était allongé, raide mort.
Attroupement général. Même si Bigard avait été quelque peu chahuté par un ou
deux supporters de l’équipe adverse, il en avait profité pour jouer son va-tout
en simulant un attentat. Résultat : bagarre générale entre spectateurs et joueurs
! Puis entre joueurs et joueurs. L’arbitre a interrompu la rencontre avant d’établir un rapport carabiné. Quinze
jours plus tard, Agny s’est imposé sur tapis vert. Score inversé. Quand il a
appris la sanction, Bigard a levé les
bras au ciel, tel un sorcier en transe lubrique. Ça a été, de loin, sa
meilleure performance.
·
Le Bigard ne lève pas que son drapeau facilement,
il peut aussi lever le coude (y compris la veille des matchs pour fêter déjà la
victoire du lendemain). Cette fois-là, il avait poussé le bouchon un peu loin. Conséquence :
le dimanche après-midi, dans l’impossibilité d’oeuvrer sur la touche, il rongeait
son frein derrière la main courante, tout en distillant de précieux conseils à
son remplaçant. Eh bien, le Bigard, rétrogradé derrière la main courante, nous
a encore sauvé la mise. Alors que l’ailier gauche adverse avait enrhumé toute la
défense et filait droit au but pour égaliser, un coup de sifflet assourdissant creva
ses tympans et interrompit net son action. Sauf que c’était Bigard qui avait usé
de son arme pour anéantir l’avancée ennemie. Il s’est fait expulsé manu
militari dans la pâture voisine. En attendant, on a gagné 1-0. Je vous le dis :
notre douzième homme.
Je vous jure que Bigard assure
le spectacle à lui tout seul. Faut le voir sprinter à côté de l’ailier adverse en
mordant sur le terrain pour le gêner sitôt que notre arrière latéral rame dix bons
mètres derrière. C’est pas qu’il est costaud le Bigard, il est même plutôt gaulé
comme un gringalet mais il est du genre nerveux-morveux. Parfois, il interpelle
l’arbitre pour se plaindre des spectateurs. Surexcités, ces derniers lui donnent
rendez-vous à la fin du match. Sauf qu’au coup de sifflet final, pour éviter
les représailles, Bigard est encadré, illico presto, par sa garde rapprochée :
Toto (avec son physique de déménageur) et Turlotte (avec ses épaules de
maître-nageur). On dirait Charlot coincé entre deux policemen. Ces deux
mastodontes ne sont peut-être pas des rapides mais c’est du solide. Faut les
voir en match jouer les faucheuses dès qu’ils sont pris de vitesse par un attaquant
échalas. Parfois, pour mieux le découper en morceaux, ils te le prennent en
sandwich avec leurs gros jambons. A la fin de la partie, si sa garde rapprochée
ne suffit pas, on rameute Richard, notre ailier gauche : un petit roquet toujours
prêt à mordre et à rendre service. Avec lui, c’est chaud bouillant, avant,
pendant et après le match. Il est tellement enragé qu’il a toujours de la bave blanche
qui lui colle à la bouche. En toute circonstance, vaut mieux l’avoir avec soi
que contre. A la fin des matchs, il est aussi rouge qu’un homard qui aurait
trempé dans de l’eau bouillante et toujours prêt à casser la figure à l’arbitre.
C’est con, le Bigard, il est
mort bêtement, en traversant le toit de son garage. Tenez, en sa mémoire et
pour service rendu à la nation d’Agny, je réclame une minute de silence. (Vous
pouvez vous lever). Top !
Merci pour lui ! Si ça se
trouve, il aurait apprécié. Il a tellement défendu nos couleurs « sang et
or ». Mon premier maillot n’était
pas « sang et or » mais jaune. Il ne l’est pas resté longtemps, parce que
les maillots, fallait les laver soi-même. Au bout de cinq lavages, il y avait
autant de nuances de jaune que de maillots sur le terrain. Ça allait du jaune
poussin passé pisseux au jaune jonquille orangé. Certains maillots, bouillis
avec d’autres vêtements, arboraient des couleurs qu’on n’avait même jamais vues.
Quant au maillot décoloré de Toto, au bout de trois matchs, il avait tellement
rétréci qu’on y voyait sa grosse bedaine.
Si les années 70 n’ont pas été
la période la plus glorieuse du foot français (je me souviens notamment d’un
cinglant 5-0 encaissé contre l’Angleterre en 1969), elles ont été fastes pour
l’E.S. Agny. C’était au bon vieux temps du Président Petit, à une époque où le
club comptait parmi les meilleurs de la région d’Arras avec les trois clubs
atrébates déjà cités mais aussi avec l’A.S. Beaurains, Saint-Nicolas et
Sainte-Catherine.
Première saison minimes et premier
titre : Champion de deuxième division. Première accession. Eh oui ! Faut
dire qu’on possédait un ailier droit magique : Valet. C’était notre Magnusson à
nous, capable de dribler deux adversaires dans un mouchoir de poche et de vous loger
la balle dans la lucarne. C’est pas pour me vanter, mais le roi de la roulette,
de la talonnade et du petit pont, c’était bibi, je l’ai déjà dit mais je le
répète. Didier (le fils de Robert), c’était pas pareil. On l’appelait moissonneuse-batteuse.
Il fauchait tout sur son passage. Dans une mêlée de cinq joueurs, il s’extirpait
du magma en fusion et ressortait toujours seul avec la balle.
La deuxième saison (toujours en
minimes), on s’est pris une sacrée rouste : 10-0 contre le R.C. Arras, au
stade Degouve. Une débâcle, un désastre, une déroute (je ne jouais pas parce
que blessé.) Sauf qu’au match retour, on avait arraché un méritoire match nul
1-1 (je jouais parce que rétabli, vous voyez la différence ?).
L’année suivante, on les avait joliment
écartés de
Dernier représentant du Pas-de-Calais à
atteindre ce stade de la compétition avec Noeux, Béthune et le R.C. Lens, on
avait successivement éliminé les deux formations d’Arras (l’A.S.P.T.T. et le
R.C. Arras) et deux autres équipes évoluant en Honneur : Billy-Montigny et
Waziers. Eh oui ! Opposés en huitièmes, à Ferrières, on s’était inclinés
2-1 contre les favoris de la compétition.
Le jour du match, Bigard, sapé comme un milord, avait troqué son
drapeau contre un clairon assourdissant à vous réveiller tout un régiment
d’infanterie quand il s’époumonait dedans. Je vous jure que son drapeau nous
avait cruellement fait défaut parce que le deuxième but adversaire avait été entaché
d’un hors-jeu flagrant que l’arbitre officiel avait omis de signaler et que Bigard
aurait même anticipé. Du coup, dans le bus du retour, sous ses cheveux plats gominés,
il avait la tête des mauvais jours.
Je ne résiste pas au plaisir de
vous citer le nom des héros de cette épopée
71 : Darras, Simon, Boulnois, Grossemy, Cagin, Douillet, Bonnel, Pigache, Génio,
Vasseur, Lécaillé, Bouget, Lefranc (avec une mention spéciale à Joël
Douillet (devenu pro par la suite au R.C.Lens et à l’U.S.Noeux avec un certain
Gérard Houllier comme entraîneur).
Après avoir porté le maillot agnynois,
j’ai revêtu celui de l’A.S. Beaurains au cours de la saison 73-74, en Division
d’Honneur Juniors (on a dû terminer troisième). Autre titre de gloire ( !)
: Champion d’Artois de deuxième division seniors avec Agny (encore), puis vice champion
de Promotion de 1ère division avec les Cheminots d’Arras, avec en
prime une accession en Régionale en 1977-78. Un vrai palmarès de
star.
Parfois, avec Nanot, Jojo,
Philippe et papa, on assiste à des matchs de foot à Lens. Aux abords de
Bollaert, la foule se presse et se
compresse. A l’intérieur, sous la lumière des projecteurs : Georges Lech. J’ai
les yeux pleins d’étoiles et j’en prends plein la vue tout au long de la partie.
A la mi-temps, on se régale d’une énorme portion de frites bien grasses et bien
salées. J’ai le souvenir d’un match retour explosif contre Bastia en demi-finale de Coupe de
France (en 1972). Le match aller à
Furiani, chaud bouillant, avait mis le feu aux poudres et s’était soldé par un score
net et sans bavure à l’avantage des Corses : 3-0. Alors, la foule des grands soirs, solidaire et soudée,
s’était donnée rendez-vous à Bollaert. Fumigènes, pétards et ambiance électrique.
Lens grignota son retard mais pas suffisamment : 2-0 (malgré Faber et Gregorzik).
A la fin du match, dans les allées du stade, (em)porté par la foule compacte et
drue, même un cul-de-jatte aurait pu sortir sans difficulté. Impressionnante,
cette marée humaine, presque aussi impressionnante que le chahut des
Carnavaleux de Dunkerque. Surtout le
rigodon final sur la place Jean Bart lorsque les joyeux fêtards jouent des
coudes en attendant les jets de harengs (vous imaginez de Funes, embringué en
première ligne, tentant de résister à ce tsunami humain et tous ces gens
qui poussent !). Le Carnaval de Dunkerque, c’est quoi ? Des hommes qui se
déguisent en femmes, en pirates ou en bébés roses. Et c’est la fête et la pluie
de parapluies jaunes ouverts et les rires et les chants et la bière coulant à
flots et surtout le plaisir partagé.
Moi, j’ai connu un sacré joueur
à Lens : Farès Bousdira. Gamin, il avait effectué ses classes à l’A.S.
Beaurains (avec Freddy, le cuistot du collège Bodel, un fana dingue de foot).
Le Farès, il te réalisait la totale avec un ballon : dribles chaloupés,
feintes de corps, amorties, contre-pieds, passements de jambe et reprises de
volée. Il inventait même des grigris que je n’ai pas revus depuis. Un petit
Pelé, quoi. Avant le repas de treize heures, dans la cour du collège Jean Bodel, quand on
jouait avec lui, il faisait tourner bourrique toute l’équipe adverse avant de
décocher des frappes de mule plein cadre. Alors, quand se profilait le match
profs-élèves du lycée de garçons (au stade Degouve), on se frottait les mains
en imaginant la raclée que les profs allaient prendre et à l’humiliation qu’ils
allaient subir. Le jour J, Farès éclaboussait la partie de toute sa classe. C’est
fou comme l’aisance a un parfum d’arrogance.
Pour la petite histoire footballistique, son frère Sam a été mon dernier
entraîneur à l’U.S. Croisilles dans les années 1985 (lorsque j’ai monnayé mon incomparable
talent à prix d’or avant de clore ma brillante carrière!). Grandeur, splendeur
et décadence ! Vous croyiez que j’étais très bon, faut pas exagérer non
plus !