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 LES BAUDETS D’ACHICOURT

 

 

Les baudets d’Achicourt, vous connaissez ? C’est le surnom donné aux habitants. Je ne sais pas si c’est parce que je descends d’eux mais les baudets, je les appréciais déjà beaucoup avant que Monsieur leur consacre une leçon.

Pour expliquer l’origine du surnom, il remonta loin dans le temps, au temps de Jacquou le Croquant, et s’appuya sur un mémoire rédigé par Bernard Lefebvre (paru en 1962 et intitulé : La Population d’Achicourt au XIXe  siècle).

Le premier tome nous révèle qu’en 1836, les ânes sont légion dans le village puisqu’on n’en dénombre pas moins de 450 pour 1289 habitants, soit un baudet pour trois Achicouriens. (A titre comparatif, la France compte à l’époque trois millions de chevaux, un million d’ânes et presque autant de mulets. Rapport inversé dans la localité puisque les chevaux sont répertoriés au nombre de 90.)

En 1865, les ânes (189) et les mulets (44) sont encore majoritaires dans le village par rapport aux chevaux (76). En 1882, ils atteignent la centaine de têtes (69 ânes et 33 mulets) mais ils sont en baisse notable au profit des chevaux (126). Ce déclin s’accélère à la fin du XIXe siècle avec la mutation de l’agriculture et l’arrivée de la mécanisation. En 1898, on n’en recense plus que 35 (20 ânes et 15 mulets) pour 189 chevaux. La population dépasse alors les 1300 habitants et se consacre, dans sa grande majorité, à l’agriculture

Compagnons de labeur des maraîchers et des maraîchères, les baudets sont utilisés principalement pour les petits travaux des champs et le transport des légumes jusqu’au marché d’Arras (c’est bien connu : Achicourt, depuis toujours, est le potager d’Arras). Durs au mal, les baudets fournissent d’énormes efforts dans les travaux champêtres et jusqu’au début de la mécanisation, ils demeurent les fidèles serviteurs des maraîchers du village. Ils tirent, traînent, portent. S’épuisent, s’échinent et se tuent au labeur, accomplissant leurs besognes dans la peine et la difficulté.

Au cours de la leçon, Monsieur nous expliqua que le mot « baudet » (originaire du XVIe siècle) provenait de l’ancien français « bold » et du mot germanique « baud » signifiant :  plein d’ardeur ! Il est probable  que le mot ait été appliqué à l’âne en tant que dérivé de « bald » au sens de lascif (s’ébaudir). Lascif ? Tiens, tiens comme… les cailles !

 

Concernant l’origine des baudets d’Achicourt, Monsieur avança une autre explication. Au XIIIe siècle, avant de devenir le Sire Bauduin, châtelain d’Arras et seigneur d’Achicourt, le jeune Bauduin, fidèle aux traditions familiales, s’adonne à la poésie sans grande réussite. Il a beau se prendre pour un poète, l’inspiration ne le visite pas beaucoup. En raison de son insuccès, Vilain d’Arras n’hésite pas à le comparer à un âne. L’origine réelle du surnom « baudet » peut être recherchée dans le nom même du jeune Bauduin qui tente vainement d’accéder au titre de meilleur trouvère dans un concours dont le thème est : Le moulin. Pour la circonstance, il compose les vers suivants : Ermenfroid sera li mausnier-et sire Bauduin asnier-cou est droiture dou moulin-manoir i doivent Bauduin  (vous avez compris quelque chose à son poème ? Moi, rien du tout.). Si le mot « baudet » est bien originaire du XVIème siècle, cette hypothèse ne peut être retenue puisque cette anecdote se situe trois siècles plus tôt.

 

Moi, depuis toujours, j’aime bien les baudets. Les baudets ou les ânes si vous préférez. Ane et baudet, c’est kif-kif bourricot. C’est bonnet blanc et blanc bonnet. Encore que si vous dites « bonnet d’âne », chacun comprend ce que vous voulez dire tandis que si vous dites  « bonnet de baudet », alors là, ça ne veut plus rien dire du tout. En français moderne, le baudet évoque le labeur (ne dit-on-pas : chargé comme un baudet) et l’âne est plutôt tenu pour le symbole de la bêtise et de l’ignorance même si ces deux associations sont profondément injustes (pour ne pas dire une  pure…ânerie !).

On dit que l’âne est bête. Vous le croyez vraiment ? Avez-vous déjà essayé de faire courir un âne à Longchamp ou même sur l’hippodrome d’Arras sous le soleil impitoyable du mois de mai. Ah ! Pas bête le baudet, moins bête que le bidet !

Moi, je dis que si le cheval a du réflexe, l’âne a de la réflexion. Il peut même faire semblant de boiter quand il a décidé de ne pas travailler. Sitôt le libérez-vous dans le pré qu’il part en courant et vous pète même à la figure !

L’âne est plus futé qu’il n’y paraît. Comme lui, j’aime bien faire l’âne pour avoir du son. C’est une de mes techniques préférées : me faire plus bête que je ne suis pour obtenir ce que je désire. Parfois, j’obtiens même plus que ce que j’espère. Pas bête, l’animal. Retenez la leçon. La leçon, l’âne la retient rapidement. Sachez qu’il ne trébuche jamais deux fois sur la même pierre.

 

On dit aussi que l’âne est têtu. C’est ridicule, complètement ridicule. L’âne n’est pas têtu, il pense. Il pense comment il va pouvoir vous rendre le coup de pied qu’il vient de prendre. Comme lui, je ne suis pas rancunier mais je n’oublie pas que la revanche est un plat qui se mange froid. A l’ombre du beffroi d’Arras, la mule du pape a fait des émules. A bon entendeur salut. Et puis, à supposer que le baudet soit têtu, je le préfère encore au mouton de Panurge.

Non, l’âne n’est pas têtu, il est simplement obstiné dans sa pensée et prudent face aux événements. Ainsi, pour mieux capter les sons et mieux prévenir les dangers, il dresse ses longues oreilles pointues. Selon leurs positions, elles expriment sa colère, sa crainte, sa surprise ou son attention. Attention, lorsque l’âne secoue la tête sans raison apparente, c’est signe de mauvais temps.

 

Moi, j’aime bien le baudet avec sa tête allongée, ses yeux doux en amande, sa voix tonitruante et son œil vif et clair. Y a pas plus doux que le nez d’un baudet. Vous ne trouvez pas ? Même si ses coups de dents et de pieds sont légendaires, le baudet est populaire parce que c’est un brave et un vrai gentil avec son regard attendrissant, Plus gentil qu’un baudet, il n’y a que deux baudets (et Adamo). Parmi ses qualités, j’aime sa douceur, son humilité mais aussi sa robustesse parce que l’âne a beau être le cheval du pauvre, les plus vieux ânes dépassent allégrement les 60 ans alors que les vieux canassons atteignent péniblement les 25 ans.

Moi, j’ai fait du baudet mon cheval de bataille parce que le baudet est vaillant, endurant, curieux, courageux, patient.

 

On prétend qu’il est aussi un modèle de sobriété, alors là, permettez-moi d’en douter. Le baudet d’Achicourt est loin de posséder cette qualité (si c’en est une). On ne peut pas dire qu’il carbure à l’eau comme les chameaux. D’ailleurs, depuis que je suis né, j’en ai vu plus d’un rentrer à s’ baraque, complètement bourrés et fêtés néanmoins par leur chien  quand ils en ont un (on devrait rendre grâce aux chiens : jamais ils ne condamnent ni ne jugent leur maître même si celui-ci rentre à quatre pattes, à quatre heures du matin, à moitié ivre mort. Non seulement il ne le juge pas mais il l’accueille triomphalement en lui faisant la fête (José Ambre (devant une bière ambrée, couronnée de mousse) raconterait cela beaucoup mieux que moi. Faut l’entendre parler de la casquette d‘sin père et réciter : ch’est mi que ch’suis ch’ dernier bidet. In in brairo.

 

Vous savez, de l’âne du Cotentin à l’âne des Pyrénées, du baudet de Gascogne au baudet bourbonnais, du baudet de Provence au baudet catalan, du baudet du Poitou au grand noir du Berry, le baudet que je chéris vraiment par-dessus tout, c’est le baudet d’Achicourt. Comme moi, il peut s’éduquer mais il ne se dresse pas. Ne le bridez pas trop, vous le regretteriez car le baudet est résolu et opiniâtre. Je l’ai déjà dit mais je le répète, lorsqu’il est trop bâté, il peut se buter. Vous pouvez lui botter le cul en passant à côté pour le faire avancer : baudet battu, c’est cause perdue. Attention à vous, même le plus gentil des baudets garde toujours un coup de pied pour son maître. Alors, pour monter un baudet et le faire avancer, plutôt que le bâton, choisissez la carotte. Pas n’importe quelle carotte. La carotte d’Achicourt[i] bien entendu pour sa renommée et son goût croquant. Tenez, voyez avec quelle malice, de Funes, dans La Folie des Grandeurs, s’attelle à faire trotter l’âne sur lequel il est perché, en lui balançant sous le nez (à l’aide d’un bâton), une appétissante carotte.

 

Un autre petit conseil. Dans le pré, joignez-lui un compagnon parce que le baudet aime bien la compagnie. De ce côté-là, je ne lui ressemble pas vraiment. J’apprécie plutôt la solitude. J’ai été très tôt sensible à l’idée de la solitude. Je m’en suis fait presque une amie, une douce habitude… C’est vrai, je vis en solitaire. Limite ermite. Faut dire que la solitude est le plus grand des bonheurs. Elle présente au moins deux avantages : elle permet de ne pas supporter la folie des autres et de jouir de soi-même, en toute tranquillité. Et puis, est-on vraiment seul quand on aime et qu’on est aimé ?

 

Autre chose, je n’aime pas beaucoup crier « haro sur le baudet ». Vous ne savez peut-être pas mais au XIIe siècle, le haro était un cri de secours, permettant dans le droit coutumier normand de désigner à l’opprobre publique le coupable d’un flagrant délit et faisait à quiconque un devoir de l’arrêter. Lorsque le loup de la fable de La Fontaine : Les animaux malades de la peste crie : « haro sur le baudet », c’est pour le charger de tous les maux de la terre :

 

« Un mal qui répand la terreur - Mal que le ciel en sa fureur - Inventa pour punir les crimes de la terre - La peste… »

 

Aux yeux du loup, le malheureux baudet (devenu bouc émissaire en la circonstance) fut pendu haut et court.

 

« Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cours vous rendront blanc ou noir »

 

Moi, très tôt, j’ai aimé les ânes, peut-être grâce à l’histoire de Bim le petit âne, un film projeté lors du spectacle de Noël, organisé à la salle des fêtes et destiné aux enfants des écoles.  Je vous raconte vite fait le scénario. Dans un pays du Maghreb, Bim, le plus beau des ânes, appartient à Abdallah, un petit garçon très pauvre. Un jour, Messaoud, le fils d’un puissant caïd, décide de se l’approprier par la force. Abdallah fait tout pour récupérer son bien de cœur. Emouvant ! Avec Crin Blanc et Le Ballon rouge, Bim le petit âne a été un de mes films préférés d’enfance (et vous, quel a été le vôtre ?). J’ai appris dernièrement que ces trois petits chefs-d’œuvre avaient été réalisés par Albert Lamorisse.  

Vous avez peut-être remarqué mais ces trois films racontent trois histoires d’amitié liant, à chaque fois, un enfant épris de solitude et de liberté à un animal ou à un objet. Dans Crin Blanc, Falco, un jeune pêcheur des marais camarguais, tente d’apprivoiser un magnifique étalon blanc, convoité par une bande d’affreux gardians. J’ai encore en mémoire les yeux terrifiants de ces brigands et la lumière blanche et aveuglante des dernières images. Dans Le Ballon rouge, conte merveilleux sans fée et sans sorcière, un petit enfant libère un ballon rouge d’un réverbère et s’attache naïvement à lui. Le ballon, magique et facétieux, espiègle et affectueux, devient vite son compagnon de jeu privilégié, provoquant la jalousie des autres enfants et l’irritation des adultes.

 

Au cours du spectacle de Noël, on riait beaucoup aussi aux facéties de Charlot et aux gags de Laurel et Hardy. A peine la salle était-elle plongée dans l’obscurité qu’on entendait grésiller dans les oreilles, le petit bruit régulier du projecteur dont le rai lumineux, traversé de poussière, balayait la salle entière. Moi, j’aimais bien l’obscur de la salle et les secondes qui précédaient la projection des films. Je revois encore Laurel, poursuivi par un lion, chialer comme un gamin en se shampouinant une mèche de cheveux. Parfois, avec ses yeux tristes, il esquissait un petit « au revoir » en tripotant sa cravate avant de se faire houspiller par Hardy.

 

Mais revenons à nos baudets si vous le voulez bien. Je fais miens les vers de la Fontaine, extraits du Meunier, du fils et de l’âne :

 Je suis Ane, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue

Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ;

Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien

J’en veux faire à ma tête… 

Comme tout baudet achicourien qui se respecte. 

 

Aujourd’hui, quand on se balade le long du Crinchon, on peut caresser un adorable petit âne noir qui répond au joli nom de Nanon. Il aime bien les chardons, c’est son pêché mignon. Nanon, c’est le baudet de René. Quand je dis qu’il est adorable, j’exagère un peu car Nanon a un caractère de cochon et c’est une vraie tête de mule. Il n’arrête pas de terroriser les pauvres petites biquettes qui partagent son enclos. Il les mord et les attrape par la peau du cou sauf la noiraude qu’il craint et qu’il n’approche pas à moins de deux mètres. René a mené son enquête pour en comprendre la raison et la raison est simple. Petit, Nanon a été élevé avec un gros chien noir qui grognait tout le temps après lui. Peut-être, croit-il que cet affreux clébard s’est réincarné en biquette noire.

Vous ne savez peut-être pas mais la grand-mère de René disait : « Celui qui n’est pas de ma rue, il n’est pas d’Achicourt. » Moi, je pourrais dire  : « Celui qui n’a pas fréquenté l’école communale d’Achicourt, rue de Dakar, n’est pas du Club des Baudets. »

 

Baudet, tu es. Baudet, tu restes. Bienvenue au club !

 



[i]LA CAROTTE D’ACHICOURT est réputée depuis le XVIe siècle. Ainsi, en 1768, par lettre datée de Conflans où est située la cour de Louis XVI, l’Archevêque de Paris demande au Cardinal de Rohan (abbé de l’Abbaye de Saint-Vaast) de lui envoyer « deux litrons » de graines de carottes d’Achicourt. Cette lettre atteste qu’ « à Achicourt où toutes les légumes sont très bonnes, la carotte surtout a une saveur et un goût qui lui est singulier».

Par ailleurs, dans l’ouvrage Le bon jardinier, publié en 1833 par l’éditeur parisien Audot, il est indiqué que «  la carotte jaune est douce et d’excellente qualité, surtout celle d’Achicourt, près d’Arras, qui est peut-être la meilleure de toutes les carottes ».

Jusqu’à une date récente, la carotte était simplement considérée comme un légume, appréciée par les  hommes mais aussi par certains animaux. Depuis, l’union européenne s’en est mêlée et la carotte a changé de statut en devenant un…fruit. En effet,  au sein de l’union européenne, un règlement précise que seuls les fruits peuvent servir de base à la confection de confitures. Pour protéger la confiture de carotte, spécialité locale portugaise, la carotte a aujourd’hui le statut juridique d’un fruit et non d’un légume !