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AVENTURE
EN PLAINE NATURE
Je suis né dans les blés comme les cailles et comme elles, j’ai passé
le plus clair de mon enfance au milieu des champs et des pâtures. Dès que possible, sensibles à l’appel des
cousins (Patrick, Régis, Jean-Marc, Murielle et Pierrette), on court les
rejoindre en haut du jardin.
Au-delà du verger de Monsieur Caupain, la
plaine s’étend à perte de vue, s’ouvrant sur des chemins de terre, des champs
de blé, d’avoine et de luzerne et de vertes pâtures. Un bosquet pointe à
l’horizon et puis, un peu plus loin : le bois de Wailly. Après, c’est la fin du
monde.
Combien de
fois, ai-je parcouru ces chemins d’aventure, serpentés et poudreux. Il me plaisait
d’imaginer que des bandits (de grands chemins) avaient pu les emprunter à
cheval ou à pieds avant moi. Peut-être, avaient-ils détroussé des voyageurs
imprudents, revenant de Wailly ou en partance pour des villages alentour.
Les jours
sans école, cet espace de liberté, ouvert à tous les vents, devient notre Eldorado et le sentiment d’une intense liberté nous saisit, loin des regards
contraignants des adultes. De bon matin, on part à
On trotte, galope, cavale sur
des chevaux imaginaires à la conquête des meules de paille. Après s’être
emparés des lieux, on repousse les assaillants qui montent au combat et espèrent
nous déloger à grands coups de bottes de paille. Seconde après seconde, les
ballots se désagrègent sous les assauts répétés de nos luttes acharnées. C’est Alamo, Fort Apache, Fort Sumter. Cochise, Geronimo, le colonel Custer. Les
cousins déclenchent de nouvelles offensives. On résiste à la fulgurance de
leurs attaques. Ils insistent. On riposte. Et la bataille fait rage et
s’éternise des matinées entières sous un soleil caniculaire. Murielle, à chaque
fois, nous rejoue le coup de La captive
aux yeux clairs. Avec ses airs de sainte Nitouche et son regard de vierge
effarouchée, elle ne veut pas qu’on la touche mais ses yeux disent le contraire
alors elle finit toujours par se laisser faire. On lui ligote les poignets et
chevilles avec de la vieille ficelle et on la torture gentiment. La cousine Pierrette,
c’est pas
De temps en
temps, au loin, un impressionnant nuage de poussière annonce l’arrivée
imminente d’un attelage, tracté par deux chevaux de trait. Aussitôt qu’on l’aperçoit,
on dégringole de la meule et on se camoufle derrière elle en la contournant à
mesure que le convoi progresse. Parvenu à notre hauteur, l’équipage ralentit sa
marche puis parfois, s’immobilise. « Merde, c’est Bidart (le frère de
Georgette, la copine à maman !) » En constatant l’état dégradé de la
meule, il grogne quelques injures. Faut dire qu’après nos luttes rudes et âpres,
les meules de paille (ou les champs de blé) sont bien plus dévastées qu’après un
méchant orage d’été alors, on craint toujours qu’il cafte à maman (via
Georgette). Quand Bidart nous repère, on détale comme des lapins à travers
champs. Bien souvent, l’attelage continue sa lente progression vers une
destination lointaine sans même s’arrêter.
Parfois,
pliée en deux, les fesses en l’air et piquant du nez, on aperçoit Rose Damour, cueillant
des fraises avec délicatesse. Rose Damour, c’est son nom de jeune fille. Un bien
joli nom quand on y pense. Nous, on lui dit bien bonjour à Rose. Hypocrites
qu’on est parce qu’on sait très bien que la veille au soir, on lui a piqué les
plus grosses et les plus belles et les plus rouges de ses fraises et qu’on les a
dévorées avec une fringale d’affamé et ce plaisir non dissimulé qui n’appartient
qu’aux maraudeurs de fruits défendus.
Robert (Clober), son mari, est riche
comme Crésus. Des sous, il en a comme les chiens ont des puces. Il a fait
fortune avec ses tomates. Faut dire qu’il a compris (avant tout le monde) que
les tomates pouvaient mûrir en avril, à condition de pousser dans des serres. Alors,
il en a édifié d’immenses. Du coup, ses
tomates sont rouges avant toutes les autres. Il les vend à tous les lycées
d’Arras par cageots entiers. Robert n’a pas de chevaux mais un petit tracteur
gris qui ronronne et le conduit partout. Plus vite et plus loin. Malin comme un
singe, il emploie en été des ouvriers marocains et arrose ses champs avec de gigantesques
arroseurs automatiques super perfectionnés aux jets d’eau rapides, sifflants et
coupants. Par temps de fortes chaleurs, quel bonheur de s’y rafraîchir le
visage.
Le Robert a tellement amassé de
blé qu’il s’est payé le luxe de se construire une maison dans notre rue, entre
deux fermes inoccupées dont il est le propriétaire (pour ne pas être enquiquiné
par des voisins, il ne les loue pas). Sa première bâtisse (qui s’ouvre sur ma
plaine) est désormais à l’abandon. Dommage, elle était belle.
Parfois, en début d’après-midi,
camouflés dans les champs de blé, on guette l’arrivée des cousins et on les bombarde
à coups de mottes de terre, en imitant les coups de feu par des chuintements
brefs et répétés. Ils répliquent avec leurs arcs et leurs flèches en nous
visant carrément la tête (ils sont pas bien). Parfois, on évide des tiges de
sureau pour construire des sarbacanes et on les accueille par des feux nourris.
A s’amuser
des heures entières, on en oublie le temps. Alors, à l’heure du goûter, lorsque
maman bat le rappel, on rapplique comme des morfals et on engloutit des tartines
de beurre avec des gros carrés de chocolat. Moi, j’aime bien le chocolat à
tartiner des cousins dont j’ai oublié le nom (c’était dans du papier doré).
Super bon (non, ce n’était ni du Pastador
ni du Nutella, c’était meilleur
encore). Parfois, le goûter est constitué de tartines de confiture de fraise (la
confiture de groseille est réservée pour la brioche de Noël). Moi, j’aime bien
goûter à l’ombre du verger de Monsieur Caupain, à l’abri du vent et de la pluie (depuis Casimir, la petite
porte grillagée du verger est rouillée, verrouillée et condamnée, difficile de
pénétrer à l’intérieur).
Après avoir repris
des forces, on repart à l’aventure. En juillet, les blés s’étendent plus loin
que notre regard dans une suite d’ondulations qui ressemble à une immense
houle. En chemin, on plume un épi en le froissant dans les mains afin de
récupérer les grains. On les porte à la bouche et on les mâchouille comme des chewing-gums.
Parfois, on recueille un peu de fraîcheur en mâchant la tige d’un brin d’herbe.
Au mois d’août, quand les
moissons battent leur plein, d’imposantes machines rouges moissonnent jusque
tard dans la nuit. On les voit progresser lentement dans l’immensité des champs,
tels des navires au gréement bizarre, dans la poussière des grains et de la
paille. Après leur passage, il ne reste que des éteules dures et piquantes qui nous
écorchent les chevilles en traversant nos
espadrilles.
En chemin, j’aime bien regarder
les vaches paître[1] paisiblement.
Placides et impavides, elles se meuvent d’un pas languide en chassant, d’un balancement
de tête, les taons agglutinés autour de leurs yeux (paraît que ces sales bêtes
piquent avant le mauvais temps).
En s’approchant d’elles, on
entend le martèlement de leurs sabots sur le sol dur, chaque fois que leurs
pattes se lèvent pour chasser ces satanées bestioles. La plupart d’entre elles ont
le cul maculé de plaques de bouse agglomérée (à croire qu’elles ne s’essuient
jamais leur trou de balle). Parfois, elles meuglent derrière la barrière en
espérant une touffe d’herbe bienfaisante. Aussitôt qu’on leur tend, le museau
luisant de bave, elles la reniflent, méfiantes, d’un souffle lourd puis la
happent et la mâchouillent en faisant un bruit monstrueux. Tout autour d’elles,
ça sent la bouse sèche et on entend le bourdonnement des mouches engluées dans
l’air épais.
Certaines d’entre elles,
couchées sur le flanc, tirent leur langue blanchâtre, baissent leurs grosses
paupières avec leurs cils de stars et ouvrent leurs gros yeux globuleux !
Même étendues sur l’herbe, les longues après-midi d’été, elles ne paraissent pas
s’ennuyer. Pas plus que les veaux qui gambadent autour d’elles. Les veaux,
c’est super attendrissants quand ça vous regarde. Moi, j’ai longtemps cru que
la vache était la mère du veau, le taureau : son père et le bœuf :
son…oncle ! Erreur ! Le bœuf n’est rien d’autre qu’un gros taureau,
privé de ses bijoux de famille.
Vous ne savez pas mais un jour,
de Gaulle a traité les Français de veaux. « Pas très sympa pour les veaux »,
a dit papa. Il n’avait pas tout à fait tort parce que c’est tout de même l’homme
qui a rendu la vache folle. Pourtant, que je sache, il n’y a pas plus sage qu’une
vache. Elle ne se complique jamais la tâche. Même pas sûr qu’elle se fâche. Paisiblement,
elle mâche et rumine l’herbe avant de la transformer en lait. Lorsque Monsieur
nous dessine au tableau son appareil digestif, il précise qu’elle est
herbivore. Alors franchement, la gaver de farine animale, il n’y a que l’homme pour
penser à des choses pareilles. Folie humaine qui défie les lois naturelles :
vache folle, poulets aux hormones, grippe aviaire et porc à la dioxine !
Epidémie, embargo et abattage massif.
Au bord du chemin, des laits d’âne et des caille-lait poussent sauvagement.
Comme le lait d’âne, la tige du caille-lait laisse écouler un lait
blanc aussitôt qu’on la casse. C’est curieux, ces deux mots : lait
d’âne et caille-lait pour un baudet qui se nomme Lécaillé et vit, comme les
cailles, dans les champs et les blés. (A propos de lait caillé, il paraît qu’à
Templeuve, en 1656, Jean d’Arras et Allart d’Engremont furent pendus et brûlés
pour avoir été accusés d’empêcher le lait de se cailler, les animaux de se
reproduire et les arbres fruitiers de rester stériles après leur avoir jeté une
poudre ! Ça ne rigolait pas avant).
Parfois, on joue au foot sur
la butte de la pâture la plus éloignée (on s’aventure rarement au-delà sauf
pour les jeux de piste). Sur la butte, se dresse une colonne de six peupliers immenses.
On dirait qu’ils veillent sur nous. Quand le vent s’engouffre dans leur imposante
ramure, ils sifflent comme la rumeur d’une mer déchaînée et c’est vraiment impressionnant
d’entendre ce bruissement prolongé à la bise montante. Ces six peupliers sont devenus
le refuge favori de quelques pics verts. Certaines après-midi, on les entend cogner
dans l’écorce des troncs comme de vrais bûcherons pour y déloger insectes
et larves.
Vous savez, faut se méfier des
grandes personnes. Dès que vous avez le dos tourné, elles en profitent pour
vous trahir. Nous, par exemple, en rentrant de notre colo (à Trébeurden), on a
été malheureux de constater que les six peupliers avaient disparu. Coupés, décapités,
abattus en notre absence (remarquez, notre présence n’aurait pas servi leur
cause). Bien sûr, six peupliers en moins dans notre plaine, c’est pas la
déforestation de la forêt amazonienne, mais nous, ça nous avait fait mal au
coeur. On aurait dit qu’on nous avait amputés d’une partie de notre enfance. Et
puis, qu’est-ce qu’ils vont devenir maintenant les pics verts ?
Quand on joue au foot sur la butte, les filles s’amusent
à rouler sur l’herbe verte, fleurie de pissenlits, de pâquerettes et de boutons-d’or.
Après avoir cueilli un bouton-d’or, Pierrette le porte sous le menton. Si c’est
jaune, c’est qu’elle aime le beurre (c’est nul comme raisonnement).
Parfois, quand le ciel déploie
un bleu de carte postale, on part, avec
maman, pique-niquer toute la journée dans le bois de Wailly. Ca fait une sacrée
trotte (parfois, c’est au Polygone ou au cimetière anglais d’Agny[2]).
Moi, j’aime beaucoup ces escapades au bois de Wailly avec son tapis moelleux de
mousse et de feuilles, ces senteurs particulières et ces chants d’oiseaux. Quand
on s’enfonce à l’intérieur du bois, on dirait que la rumeur du monde est
lointaine. L’air y est embaumé par les résines et les moisissures, la lumière
tamisée par les frondaisons et l’odeur de la terre, exacerbée par l’humidité
des écorces mouillées et des feuilles putréfiées. Dans le bois, j’aimerais bien
rencontrer Thierry
En fin
d’après-midi, quand on sort du bois, on est heureux de retrouver le soleil des
clairières et la lumière des champs de blé. La fraîcheur et la pénombre du
sous-bois contrastent singulièrement avec la violence de cette lumière éblouissante.
Parfois sur
le chemin du retour, l’air se charge d’une humidité chaude et le ciel s’assombrit.
Il arrive que les nuages, portés par des rafales de vent, filent vers d’autres
cieux et nous épargnent. Parfois, lourds et chargés de pluie, ils
s’amoncellent et se vident. En quelques
secondes, de grosses gouttes éclatent
sur le sol comme des œufs de caille et toutes les eaux du ciel se déversent sur
nous. On s’abrite comme on peut sous les couvertures et on parcourt le trajet,
en un temps record. On atteint la maison, transpercés jusqu’aux os et
grelottant de froid.
Je me souviens qu’un jour d’août
1967, les nuages au-dessus du bois sont devenus si noirs qu’ils ont obscurci la
plaine à la vitesse d’un cheval en furie. En quelques secondes, des trombes
d’eau se sont abattues sur le village. Pluies torrentielles. Diluviennes. Le
Crinchon est sorti de son lit et la rue, comme un fleuve en folie emportant tout
sur son passage, a charrié les cageots de Robert comme des naufragés en
perdition. Postés à la fenêtre de la chambre, on les regardait dériver vers le
centre du village. Plus rien ne leur faisait barrage. (A en croire l’oncle
René, de fortes pluies avaient déjà inondé le village à hauteur du Crinchon en
février 1748 parce que les portes d’eau, au fossé de la ville d’Arras,
n’avaient pas été ouvertes à temps. Il dit que là où l’eau est passée, elle
repassera. Il dit aussi que les terres riches sont toujours proches d’une
source d’eau.)
Moi, j’aime encore aujourd’hui quand le ciel du mois d’août s’épuise en
orages interminables qui grondent en journée sans jamais éclater. Aux heures
les plus matinales d’avril, il m’arrive de surprendre, à la lisière du bois, des
chevreuils broutant dans l’immensité des champs de blé verts. Sitôt que je m’approche
d’eux, ils s’enfuient en bondissant comme suspendus en l’air. J’entends aussi les
geais alarmer de ma présence, les locataires du bois par leurs cris rauques et
traînants.
Au printemps,
quand tout recommence à vivre, j’aime quand la plaine retentit de chants
d’oiseaux. Est-ce que vous savez quel est l’auteur de ce chant puissant qui
résonne en hauteur dans le ciel ? L’alouette des champs. Un petit point
noir en suspension, difficile à localiser, et qui chante inlassablement. Vous
l’avez déjà vue certainement vriller en battant l’air de ses ailes à une
vitesse effrénée. Plutôt que de traiter Lulu d’étourneau, Monsieur aurait
pu très bien l’appeler « l’alouette lulu » parce que l’alouette
lulu existe vraiment. Elle offre un chant mélancolique et, comme Lulu, préfère
les friches aux champs cultivés. Ses variations mélodieuses lors des belles
nuits claires forment l’un des plus beaux concerts offerts par la nature. Quant
au chant des étourneaux, c’est un exutoire d’énergie désordonnée, une
succession de sons grinçants et de sifflements.
Parfois, nos
cousins organisent des loteries. A la toute première, Philippe a gagné un
cheval blanc en plastique (on aurait dit Crin
Blanc) et moi, un cheval marron clair (on aurait dit un cheval de labours).
Qu’est-ce qu’on a pu s’amuser avec ! On paie les billets de loterie avec
des coquillages qu’on cherche dans les champs voisins. Aussitôt qu’on en trouve
un, on saute dessus comme un chercheur d’or, sur une pépite. Parfois, des
tessons de bouteilles réfléchissent la lumière du soleil et nous font croire à
de l’or vraiment.
Paraît qu’avant, il y avait la
mer ici. Moi, la première fois que j’ai vu la mer, j’ai été super impressionné
par cette immensité d’eau. J’étais comme un gamin qui découvre un bac à sable sauf
que le bac à sable faisait des milliers de cubes. Guy (l’un des fils de Solange,
une des copines à maman) nous avait transbahutés dans son camion de la poste
même qu’au retour, on avait dormi dans la couchette arrière. Il n’avait pas
fallu nous bercer longtemps tellement l’air de la mer nous avait anéantis. Je
crois qu’on était allés à Merlimont mais je n’en suis plus tout à fait sûr. Je confonds
peut-être avec Stella, Fort-Mahon ou Quend-Plage. Faut dire que toutes ces étendues
de sable, couronnées de dunes, se ressemblent beaucoup (elles sont plus magnifiques
que les plages du Pacifique). Des images me reviennent. Le long de la jetée, sur
le front de mer, le visage fouetté par le sable et le vent. Encore dans mes
oreilles, la rumeur de cette mer épaisse et profonde, capricieuse et
caractérielle, grondant en permanence.
Aussitôt sur
la plage, drapés dans une serviette, on enfile notre slip de bain. C’est
marrant mais j’imagine mal le Général de Gaulle en slip de bain et encore moins
tante Yvonne (sa femme) en maillot-gaine. Elle ne doit pas connaître le petit bikini de Dalida, vous savez le petit itsi-bitsi piti oui petit bikini que Dalida mettait pour la première fois. Une chose est sûre, de Gaulle
doit avoir les jambes aussi blanches que celles de papa parce que je ne l’ai
jamais vu en short. Papa non plus. Faut dire qu’il ne nous accompagne jamais à
la mer. Les jours de congé, il tapisse et peint.
Souvent, l’eau de la mer est
froide. Ce qui est embêtant avec l’eau de la mer, c’est que quand elle est
froide, tu ne peux pas rajouter de l’eau chaude ! Alors, avant de se
baigner, on se rafraîchit la nuque dix mille fois pour ne pas mourir
d’hydrocution sur place (c’est une recommandation et une hantise de maman).
Quand la mer
monte, on n’a pas honte à construire des châteaux de sable qui se désagrègent sous les
assauts répétés des vagues déferlantes. A
marée basse, on patauge dans les bâches d’eau, chauffées par le soleil. Après, en
déploie notre immense serviette et on se dore la pilule. Au bout d’un quart d’
heure, on est rouges comme des écrevisses. Juste avant de plier bagage, on déguste une
crêpe au Grand Marnier. Miam-miam !
Sur le chemin du retour, on se laisse bercer par le ronronnement du camion, tellement
bercer qu’on ne voit pas le temps passer. Moi je pose une question :
« Pourquoi quand on voyage, le retour semble toujours plus court que l’aller ?
Vous n’avez pas cette impression ? Moi si. » Sitôt rentrés, les yeux
lestés de plomb, on sombre dans un sommeil profond.
(Vous savez, dans le Département
du Pas-de-Calais, il n’y a pas que le nez de Nanot qui est célèbre, il y a aussi le Blanc-Nez et le Gris-Nez :
les deux Caps. Avec sa blancheur écarlate, les jours de grande luminosité, le Blanc-Nez n’a rien à envier à son
jumeau. Des mouettes, des choucas et des pétrels fulmars peuplent ses falaises
vertigineuses et impressionnantes. Par temps clair, le site est
somptueux : baie de Wissant et Cap Gris-Nez au sud, falaises anglaises à
l’ouest. Plaine flamande au nord et collines du Boulonnais à l’est. C’est pas
moi qui le dis, c’est écrit dans « Balades nature en Pas-de-calais »,
un guide qui invite à contempler la splendeur naturelle de notre département :
la beauté de la Côte d’Opale, le bocage boulonnais, le marais audomarois et mes
vertes collines d’Artois. Moi, je rebaptiserais volontiers la région « Les
Hauts de France ». Plus joli comme nom).
Parfois, en fin de soirée, on aperçoit les filles Poulain jeter des
regards de souris en direction de la fenêtre de notre chambre (les filles
Poulain ont un pouvoir incontestable : celui de nous attirer comme un aimant
vers la fenêtre). Sitôt qu’elles nous repèrent, elles nous défient du regard et
sifflent en piquant un phare (tante Berthe dit qu’une fille qui siffle fait
pleurer la Sainte-Vierge !). A voir comme elles me dévisagent, je suis sûr
que ces deux péronnelles rêvent d’un fiancé comme moi : grand, beau, fort,
intelligent, sérieux et parfois rigolo. Elles peuvent toujours courir. Monsieur
Poulain, c’est peut-être pas un étalon, mais il a ramené chez lui une petite pouliche.
Avec sa femme, ils font ménage à trois. Ca jase sérieux dans le quartier mais
il s’en fiche. Monsieur Poulain a une énorme bedaine et porte toujours un Marcel et son Orchestre au-dessus duquel
les poils de son torse émergent. Il ne travaille pas beaucoup mais il a une super
DS (la même que De Gaulle sauf que la
sienne est blanche).
A
l’été 1964, il nous a conduits dans sa superbe voiture de Président chez tante
Nénette à Honnechy (quand il a démarré, on aurait dit qu’on décollait d’un
hélico à cause de la suspension). Tante Nénette, c’est la sœur de papa. En vrai,
elle s’appelle Maria. Aloïs, son second mari, c’est mon parrain. Aloïs me fait
penser au gros Monsieur qui veut toujours étrangler Charlot dans les films de
Charlot. Heureusement, Charlot parvient toujours à lui filer entre les jambes et
à lui botter le cul par-dessus le marché. Aloïs a des sourcils broussailleux et
m’oblige à manger des gros haricots verts avec des fils. Moi, j’ai horreur des gros
haricots verts avec des fils alors je ronchonne dans mon coin. Tante Nénette
ressemble à Edith Piaf. Elle n’a pas sa voix mais comme la môme en noir, elle est petite, triste et malade. Je l’ai
toujours connue alitée. Jean, son premier mari, est mort à la guerre 39-45 (en
1942). Son train a sauté. Moi, je veux bien que Dieu existe mais on ne peut pas
dire qu’il a été très sympa avec Daniel, leur fils unique.
A l’approche
de septembre, au moment où les cultivateurs déchaument les champs d’un labour
supplémentaire et épandent le fumier pour préparer le sol aux semailles d’automne
et d’hiver, on profite des derniers beaux jours pour s’attarder jusqu’à l’heure
du couvre-feu, décrétée par maman et fixée à 18 heures. Sur le chemin du
retour, les alouettes nous font la fête. Elles montent à perte de vue dans le
ciel avant de se laisser tomber au sol en vol plané. Parfois, l’odeur de crottin de cheval, exaspérée par la chaleur, nous empeste
le nez et des charognards de corbeaux s’acharnent autour d’un rat crevé.
Après une journée de saine fatigue, on rentre flapis, fourbus et courbatus
avec une agréable sensation de fatigue dans les jambes, les bras parfois couverts
d’ecchymoses et les genoux, griffés à sang. Le matin, j’aime bien gratter la petite croûte qui a durci et entretenir la
plaie en la suçant. Parfois, en tentant d’extraire une écharde incrustée dans
un doigt, j’attrape une bonne suée. J’ai les mains moites et le cœur qui se
soulève.
Sitôt rentrés, on se débarbouille le
museau à l’eau froide avec du savon de Marseille. (Récemment, j’ai appris que mon
bon vieux savon de Marseille à la bonne huile d’olive était désormais fabriqué
en Indonésie avec de l’huile de…palme dans une usine qui tourne 24 heures sur
24. Paraît que ça coûte moins cher. Vivent les délocalisations et la
concurrence déloyale. Au nom du pèze, du fric et du saint grisbi.)